Journée d’étude organisée par Leila Seurat (CAREP) et Eugénie Rébillard (Ifpo)
Le 23 juin 2025 Horaire : 09h30 à 17h30
En présentienl et en visioconférence
Lieu : au CAREP Paris : 12, rue Raymond Aron 75013 Paris
Langues : Français & Anglais
Argumentaire
Le Moyen-Orient est longtemps resté le parent pauvre des travaux de sciences sociales consacrés à la police. Cette marginalisation n’est pas propre au monde arabe. La France a elle-même investi tardivement ce champ de recherche, privilégiant l’analyse de ceux qui subissent la répression plutôt que ses commanditaires et exécutants. Cet impensé scientifique sur différents terrains traduit sans aucun doute une certaine forme de mépris et de défiance envers la police, longtemps considérée comme un « objet sale » (Monjardet : 1996). Sur le terrain arabe, il pourrait aussi être lié à la place surplombante de l’armée et à son rôle politique dans les constructions étatiques post-indépendance.
Les soulèvements populaires survenus en 2011 marquent un tournant. Avec les protestations collectives, appelées à être pensées de plus en plus dans leur articulation avec les formes de la répression, l’objet « police » connaît une progressive réhabilitation parmi les historiens, sociologues, anthropologues travaillant sur cette région.
Pour saisir les dynamiques de construction de l’ordre public et les relations États-société dans le Proche-Orient, nous proposons de décentrer le regard en partant de l’appareil répressif et en privilégiant une perspective diachronique. Étudier le rôle des polices permet de reprendre à nouveaux frais l’histoire de la construction des États, prémodernes et contemporains, et de ses institutions, en l’articulant également avec l’analyse des formes informelles de policing qui permettent de penser l’État « en « éclairant l’envers de sa construction » (Houte : 2024).
Envisager la police dans une perspective diachronique et dans la longue durée répond à un triple objectif :
Mettre en regard nos méthodologies respectives :
Faire l’histoire de la police soulève des problématiques variées, induit des méthodologies différentes et mobilise des corpus de nature diverse selon les époques étudiées. Pour la période médiévale, le défi consiste à travailler à partir de sources hétérogènes (chroniques, ouvrages juridiques, sources papyrologiques, etc.) qui ont parfois conservé la trace de documents de la pratique et qui nous informent sur les modalités de productions des archives policières dont on sait qu’elles étaient produites en grande quantité dans l’Iraq à partir du 9e siècle (Rébillard : 2024). Pour la période contemporaine, l’un des défis est sans doute de mêler les échelles institutionnelles (conduite d’entretiens) et microsociologique (ethnographie) pour relever l’écart entre les politiques énoncées et la réalité́ de leur mise en œuvre sur le terrain. Ces différentes méthodes peuvent également ouvrir à des compréhensions différentes des pratiques de policing, de ses dynamiques propres et de ses multiples réceptions au sein de la population. Cette journée sera ainsi l’occasion d’amorcer une discussion sur la mobilisation des outils des sciences sociales en histoire à partir de l’objet « police » et de décloisonner les approches disciplinaires.
Revisiter un certain nombre de paradigmes :
Si le paradigme de l’« exception » autoritaire a été dominant au sein de la sociologie politique consacrée aux pays arabes, il n’a pas fait de place à l’analyse des systèmes de coercition, mais s’est concentré sur les logiques de libéralisation, de cooptation et de consentement. Étudier les polices permet de combler ce vide et de nuancer, voire de contredire un certain nombre de certitudes. Pour les périodes plus anciennes, comme dans la Syrie et l’Iraq (omeyyades et abbassides), l’analyse des politiques de recrutement permet également de mieux saisir l’évolution et le rôle de l’armée dont la police est issue et de revisiter le « paradigme mamelouke ».
Interroger les continuités et les ruptures :
Cette perspective diachronique, tout en nécessitant certaines précautions méthodologiques, permet en effet d’établir des cadres temporels cohérents pour interroger les circulations, les héritages, les importations dans une durée plus, moins ou longue. À titre d’exemple, les périodes ottomanes et mandataires sont charnières pour penser les recompositions des polices actuelles. La détention administrative en Palestine est une pratique héritée du mandat britannique. L’analyse des continuités ouvre également une approche critique des perspectives continuistes en d’autres termes la création de fausses continuités. On s’intéressera aux discours véhiculant des continuités depuis l’époque coloniale. Les ouvrages orientalistes produits dans le contexte de l’expansion coloniale européenne comportent des développements sur l’histoire des « origines » des forces de l’ordre renvoyant une image figée de ces appareils et de leurs règlements, laquelle n’est parfois pas dénuée d’une dimension fonctionnaliste. De manière plus vaste, il s’agira d’interroger les usages contemporains du passé de l’histoire de la « police ».
Parmi les multiples entrées pour analyser les pratiques policières, le recrutement des agents des forces de l’ordre occupe une place privilégiée, puisqu’il nous dit quelque chose de l’administration publique de l’époque coloniale à nos jours. Qui composent les forces de police ? Quels sont les effets de la démobilisation des “milices” et de leur redistribution dans les forces publiques ? Quel est le rôle des solidarités communautaires ? Quelles sont les instances de délégation ?
Une autre entrée pertinente pour analyse sur le temps long consiste à analyser les pratiques informelles de policing comme le vigilantisme. Que nous disent-elles de l’État prémoderne et contemporain ? Dans l’Iraq du IXe siècle, l’ordre public à court et long terme résulte de compromis entre la police étatique et les diverses composantes de la société abbasside. La police fut loin d’avoir détenu le monopole de la contrainte physique et du maintien de la sécurité intérieure. En Iraq et dans d’autres régions plus éloignées, des groupes non étatiques se posaient en garants de l’ordre public et de la morale et peuvent être considérés comme de véritables mouvements vigilantistes. Dans la période contemporaine, le phénomène de la baltajiyya permet de rendre compte de la complexité des relations de différents groupes partisans au pouvoir politique, dépassant l’idée de faillite de l’État ou de son instrumentalisation.
Enfin, une troisième entrée heuristique pour les différentes périodes est celle des modèles de police et de leur circulation. Par exemple, dans la littérature sur les arts de gouverner (adāb al-sulṭaniyya) à l’époque médiévale, émerge un modèle théorique s’articulant autour de la figure du chef de la police participant à la construction d’un “idéal policier”. Depuis près de deux décennies, le community policing se voit quant à lui largement diffusé dans les différents pays arabes, présenté comme un remède miracle destiné à réformer des institutions policières en crise (Seurat, 2022). Cette journée d’étude invite ainsi à une approche critique de ces modèles et de leurs usages.
Programme
09h30 Accueil des participants & Mot d’Introduction
09h45 Mot d’Introduction
10h00-11h30 Panel 1 : Polices abbassides
Sous la modération de Pascal Buresi (CNRS)
Intervenants :
- Hassan Bouali, docteur en histoire : (titre en attente)
- Eugénie Rébillard, IFPO : La police abbasside et ses archives à Bagdad (IIIe– IVe/IXe-Xe siècles)
11h30 -13h00 Panel 2 : Polices ottomanes
Sous la modération de Özgür Türesay, EHESS
Intervenants :
- Yavuz Aykan, Paris 1-Panthéon-Sorbonne : Le contrat dit « nezir » : un instrument proto-policier de maintien de l’ordre face aux révoltes urbaines dans l’Empire ottoman à l’époque moderne
- Noémi Lévy–Aksu, EHESS (sur zoom): (titre en attente)
13h00-14h00 Pause déjeuner
14h00 -15h30 Panel 3 : Polices coloniales
Sous la modération de (en attente)
Intervenants :
- Luca Nelson-Gabin, IREMAM : Une gendarmerie dangereuse ? Maintenir l’ordre et construire l’État dans les premières années du mandat français en Syrie (1920-1925)
- Mehdi Sakatni, IREMAM : Policer le désert : le gouvernement des populations nomades dans la Syrie sous mandat français (1920-1946)
- Alex Winder, Brown University : Maintien de l’ordre coutumier et colonial en Palestine
- Clothilde Houot, historienne : Forces armées locales, nationales et impériales en Irak et en Transjordanie (1914-1941)
15h30 – 17h00 Panel 4 : Polices arabes
Sous la modération de Fabien Jobard
Intervenants :
- Leila Seurat, CAREP : Violence et confessionnalisme : que fait la police au Liban ?
- Ilana Feldman, George Washington University : Interventions policières : sécurité et surveillance à Gaza sous l’administration égyptienne
17:00 Mot de conclusion
Fabien Jobard, CNRS, Cesdip
Biographies des intervenants
Yavuz Aykan
Yavuz Aykan est maître de conférences en histoire moderne à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Docteur de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), il est spécialiste du droit musulman et de la société ottomane à l’époque moderne, avec un intérêt particulier pour le droit islamique et les pratiques sociales.
Hassan Bouali
Hassan Bouali est docteur en histoire médiévale de l’Université Paris Nanterre. Chercheur associé au CEFREPA et au Mémo (Paris Nanterre), il est spécialiste des débuts de l’islam, ses travaux portent sur l’histoire du pouvoir et de l’empire islamique dans les débuts de l’islam
Pascal Buresi
Pascal Buresi est directeur de recherche au CNRS (CIHAM, UMR 5648, Lyon) et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ancien élève de l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, agrégé d’histoire, il est spécialiste de l’Occident musulman médiéval, s’intéressant notamment aux frontières entre chrétienté et islam dans la péninsule Ibérique au Moyen Âge.
Ilana Feldman
Ilana Feldman est professeure d’anthropologie, d’histoire et d’affaires internationales à la George Washington University. Ses recherches portent sur l’expérience palestinienne dans et hors de la Palestine historique, à travers les prismes du gouvernement, de l’humanitaire, de la police, du déplacement et de la citoyenneté. Elle a travaillé sur le terrain à Gaza, en Cisjordanie, en Jordanie, au Liban et en Égypte. Elle est l’auteure de Governing Gaza (2008), Police Encounters (2015), Life Lived in Relief (2018), et coéditrice de In the Name of Humanity (2010).
Clothilde Houot
Clothilde Houot est docteure en histoire de l’université Paris Panthéon-Sorbonne. Elle a soutenu en 2024 une thèse intitulée « Défendre l’Empire au Moyen-Orient : forces armées locales, nationales et impériales en Irak et en Transjordanie (1914-1941) », qui porte sur l’histoire impériale et militaire du Moyen-Orient contemporain. Elle est également coautrice de l’ouvrage Moyen-Orient et Occident au XXe siècle (Bréal, 2020).
Fabien Jobard
Fabien Jobard, né en 1971 à Paris, est docteur en science politique et directeur de recherches au CNRS. Chercheur au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), il travaille sur les questions de police et de justice comparée.
Noémi Lévy-Aksu
Noémi Lévy-Aksu est historienne, docteure de l’EHESS. Spécialiste de l’Empire ottoman tardif et de la Turquie contemporaine, ses recherches portent sur l’histoire sociale, le droit d’exception et les violences d’État. Elle a enseigné à l’université Boğaziçi, à Birkbeck College et à la London School of Economics. Elle est aujourd’hui directrice du programme « Mémoire et paix » au sein de l’organisation Hafıza Merkezi à Istanbul.
Luca Nelson-Gabin
Luca Nelson-Gabin, doctorant IREMAM/CESDIP, professeur agrégé d’histoire. Après un master (ENS/ENC) centré sur les gendarmeries de l’Etat de Damas (1920-1925), ses recherches portent sur l’histoire du maintien de l’ordre dans les espaces ruraux de la Syrie et du Liban sous mandat français (1920-1941). Il s’intéresse particulièrement aux intermédiaires de police (gardiens, gardes champêtres) et à leurs rôles dans la mise en place de politiques agricoles, foncières et fiscales.
Eugénie Rébillard
Eugénie Rébillard est agrégée d’arabe et docteure en histoire (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Elle est actuellement chercheuse au Département des études arabes modernes et médiévales de l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo) à Beyrouth, où elle poursuit ses travaux sur l’histoire des institutions sécuritaires au Moyen-Orient à l’époque abbasside et bouyide. Elle a publié récemment : Imposer l’ordre. La police dans les villes et les campagnes de l’Iraq abbasside (132-334/750-945), Presses de l’Ifpo, 2024.
Mehdi Sakatni
Mehdi Sakatni est docteur en histoire et chercheur associé à l’IREMAM (2024-2028). Ses recherches portent sur l’histoire de la Syrie et du Liban, notamment durant le mandat français.
Leila Seurat
Leila Seurat est chercheuse au Centre arabe de recherches et d’études politiques de Paris (CAREP Paris), associée au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP) et à l’Observatoire des mondes arabes et musulmans (OMAM). Elle a enseigné la sociologie des relations internationales et la sociologie politique des pays arabes à Sciences Po, ainsi que l’histoire du Moyen-Orient contemporain à l’INALCO.
Özgür Türesay
Özgür Türesay est maître de conférences à l’École Pratique des Hautes Études (Section des Sciences historiques et philologiques). Spécialiste de l’histoire de la presse ottomane, il est auteur de plusieurs articles sur l’histoire intellectuelle et politique de l’Empire ottoman du XIXe et du XXe siècle, parus en français, en anglais, en turc et en grec.
Alex Winder
Alex Winder est directeur adjoint du Center for Middle East Studies à Brown University. Il est ancien rédacteur en chef de Jerusalem Quarterly et a édité et présenté les journaux intimes d’un Palestinien ayant servi dans la police pendant le mandat britannique, Entre Jaffa et le mont Hébron : les journaux de Muhammad ‘Abd al-Hadi al-Shrouf, 1943–1962 (publiés en arabe par l’Institute for Palestine Studies). Ses travaux ont été publiés dans des revues telles que AlMuntaqa, Biography, Journal of Palestine Studies et Radical History Review.