13/06/2019

La gratuité des services sociaux à l’épreuve de la rationalisation des dépenses publiques dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord

Illustration services sociaux

Par Nassima Ouhab Alathamneh

Depuis l’effondrement des cours du pétrole en juin 2014, les pays arabes pétroliers ont perdu près de la moitié de leurs recettes, accusant ainsi d’importants déficits budgétaires. Malgré ce préjudice, les gouvernements des pays épargnés par la guerre, à l’instar de l’Algérie, ont maintenu leur niveau de dépenses publiques en puisant dans leurs réserves financières. Or, pour préserver ces réserves le plus longtemps possible et pour rationaliser les dépenses de l’État, les décideurs publics seraient avisés de revoir la politique de gratuité de certains services publics sociaux, une gratuité qui s’inscrit dans la politique socialiste promue par les dirigeants arabes et qui repose sur redistribution de la rente aux citoyens. Autrement dit, la gratuité des services publics constitue une forme de redistribution des richesses entrant dans le cadre du pacte social arabe[1]. Dans certains pays du Golfe et en Libye, l’accès à certains services publics comme l’eau, l’électricité, le gaz et le logement social est quasiment gratuit ou fortement subventionné, tandis que des pays comme l’Égypte, la Jordanie et le Maroc font partiellement payer certains services aux citoyens, excepté l’éducation et la santé.

Compte tenu de l’inefficacité et de la défaillance des services publics dans bon nombre de pays arabes, et de la nécessité de rationaliser les dépenses publiques, une refonte radicale du système social existant s’impose.

Il s’agit ici de dresser l’état des lieux des services publics sociaux dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA), d’exposer les raisons de leur défaillance, et de proposer des solutions. Comment les dirigeants doivent-ils s’y prendre et par quels moyens ? Nous abordons ce sujet en répondant à deux questions : quelle politique publique pour quels services sociaux ? Comment assurer l’efficacité des services publics en rationalisant des dépenses budgétaires ?

Nassima Ouhab Alathamneh

Nassima Ouhab Alathamneh

Nassima Ouhab Alathamneh est docteure en sciences politiques et enseignante en économie à l’université de Nanterre. L’auteure est spécialiste des transitions politiques et économiques de la région Afrique du Nord et Moyen-Orient.

Quelle politique publique pour quels services sociaux ?

Une partie de la population de la région MENA, en particulier dans les pays du Golfe, bénéficie depuis longtemps d’un accès gratuit ou fortement subventionné à la quasi-totalité des services publics sociaux comme l’éducation, l’enseignement supérieur, la santé, l’électricité, l’eau et l’habitat. D’autres pays comme la Jordanie, le Liban, la Syrie et l’Égypte prennent en charge ou subventionnent quelques services, notamment l’enseignement primaire et secondaire. En effet, depuis la déclaration de Jomtien de mars 1990[2], l’éducation est l’un des services publics auxquels les autorités publiques de ces pays ont prêté une importance particulière, en promouvant la construction d’écoles et d’universités, ce qui a permis de réduire l’analphabétisme[3].

La mise en œuvre de programmes d’ajustement structurel (PAS) dans les années 1990 dans de nombreux pays du MENA a par ailleurs largement influencé leurs politiques sociales. La contraction des revenus de l’État résultant du fléchissement des prix du pétrole, ainsi que l’endettement extérieur patent ont contraint les autorités publiques de certains pays à réduire les dépenses sociales et à réformer certains secteurs tels la sécurité sociale, le régime des retraites, etc. En Algérie par exemple, le taux des dépenses sociales est passé de 25 % du PIB en 1993 à 23 % en 1997[4]. D’autres pays, comme la Maroc, ont choisi de se désengager au profit du secteur privé en adoptant une « gestion déléguée » des services publics (décret du 30 mars 1999 qui met fin à la gratuité du service public de la santé et loi du 14 février 2006 sur la gestion déléguée)[5]. Par ailleurs, après les quelques contestations populaires de 2011, les autorités marocaines ont adopté des mesures exceptionnelles, comme la généralisation du régime d’assistance médicale, afin de permettre aux citoyens les plus démunis de bénéficier d’un accès équitable aux soins médicaux et au logement social. Cette nouvelle mutation des services sociaux marocains semble concrétiser l’initiative nationale pour le développement humain (INDH) lancée le 18 mai 2005 et qui a pris un tour nouveau avec l’adoption de la nouvelle Constitution en 2011. La Libye post-Kadhafi fait quant à elle figure d’exception en matière de gratuité des services publics. Malgré l’isolement politique et économique du pays à la suite de l’embargo occidental décrété de 1992 à 2003, le colonel Kadhafi n’a remodelé ni les dépenses sociales ni le système d’accès aux services publics, car cet accès et les subventions accordées (lors du mariage, achat de voiture ou de maison, etc.) étaient pour lui une manière de partager la rente pétrolière avec le peuple.

D’après les dernières données du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, près de 55 % des dépenses publique des pays arabes sont consacrées aux programmes sociaux, et 18 % aux services publics. Mais les services publics sont à nouveau ciblés par les décideurs politiques dans leur quête de rationalisation des dépenses publiques, en particulier en Algérie et en Irak, depuis la baisse des prix du pétrole en juin 2014. En janvier 2015, les autorités algériennes ont annoncé la mise en œuvre graduelle de mesures d’austérité parmi lesquelles figure la fin de la gratuité des services de santé et de logement social. À terme, les soins et le logement social deviendront payants pour les Algériens ; seuls les plus démunis continueront de bénéficier de certaines subventions afin de préparer progressivement leur insertion économique[6].

En Irak, les autorités n’ont pas annoncé la suppression de la gratuité des services publics, mais ont appliqué des mesures brutales et irrationnelles comme les coupures d’eau courante et d’électricité pour « faire des économies ». Sans compter que la destruction des infrastructures consécutive à l’invasion de l’Irak en 2003 et les attentats terroristes perpétrés dans plusieurs villes irakiennes ont gravement détérioré l’état des services publics.

Or, l’aspiration à un service public efficace et de qualité figurait parmi les revendications à l’origine des soulèvements populaires de 2011. Et de la gratuité de l’accès aux services publics de base découlent de nombreux problèmes tels l’inefficacité et l’irresponsabilité du personnel, la médiocrité des prestations fournies et le manque de performance. Dans un article du 14 avril 2015, la Banque mondiale faisait un constat édifiant sur l’état des services publics dans la région MENA, affirmant que la majorité de la population de cette région se disait insatisfaite de la qualité́ des prestations offertes par l’État, notamment en matière de santé[7]. D’après ses données, un tiers des infrastructures au Maroc et au Yémen, et plus de 40 % en Égypte ne sont pas raccordées à l’eau, et les institutions chargées d’assurer ces services sont dépourvues de tout mécanisme de responsabilisation. D’après les enquêtes de la Banque mondiale, près de 30 % des médecins sont absents durant leurs heures de travail[8]. Le recrutement d’un personnel incompétent et irresponsable, fondé sur des pratiques népotiques et non méritocratiques, contribue grandement au renforcement du « clientélisme politique au détriment des besoins réels », alors qu’il relève de leur devoir de dispenser des prestations de qualité aux citoyens[9].

Dans son rapport d’avril 2015 intitulé « Confiance, voix au chapitre et mesures incitatives : tirer des leçons du succès dans la prestation de services au niveau local au Moyen-Orient et en Afrique du Nord », la Banque mondiale pointe la défaillance des autorités publiques en matière de contrôle et de sanction des manquements relatifs aux prestations de service publics, qu’elle impute aux alliances et complicités entre les fonctionnaires de ces services et les décideurs politiques[10]. Les auteurs de ce rapport ont mis l’accent sur l’éducation et la santé, et ont souligné les efforts déployés par la Palestine et la Jordanie en la matière. Ils proposent des mesures incitatives adéquates telle la collaboration entre l’État, les citoyens et les bailleurs de fonds afin d’améliorer l’équité et la qualité des services publics, de renforcer la confiance entre l’élite au pouvoir et les citoyens, de lutter contre la corruption, etc. Dans le Golfe, quelques pays ont décidé de repenser leur modèle social afin de rendre les services publics plus accessibles et plus efficaces d’une part, et de rationaliser davantage les dépenses budgétaires de l’autre.

L’efficacité des services publics à l’épreuve de la rationalisation des dépenses budgétaires

Pour remédier au dysfonctionnement des services publics, certains pays de la région (principalement les monarchies du Golfe), ont procédé depuis le début des années 2000 à la dématérialisation des procédures administratives. Les Émirats arabes unis (EAU) et le Qatar ont établi un système de e-gouvernement pour faciliter l’accès et le paiement de certains services aux usagers, et réduire le temps d’attente aux guichets. La promotion des nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) a permis d’améliorer l’accessibilité et la transparence d’un grand nombre de services[11].

Aujourd’hui, le défi à relever en matière de services publics est de taille parce que l’amélioration de la qualité des administrations publiques nécessite la refonte de l’ensemble du système public (renforcement du contrôle des agents administratifs, vérification des budgets et des comptes, édification d’infrastructures performantes, lutte contre l’absentéisme, etc.). Par ailleurs, la tarification de certains services publics va bouleverser la politique socialiste des États arabes, notamment pétroliers, car la gratuité est un principe ancré dans la société depuis des décennies. Il va être passablement difficile pour la population d’accepter un tel changement, et pour l’État d’abandonner son rôle de distributeur des richesses, et surtout de rendre des comptes au peuple.

Les États arabes consacrent près de 55 % de leurs dépenses aux programmes sociaux et aux services publics (le « filet social »), mais malgré cela, les enquêtes des différents organismes mettent toutes en exergue la médiocrité flagrante de leurs services.

Il va de soi que ces réformes ne seront pas faciles à adopter pour l’État comme pour les citoyens, mais il ne faut pas perdre de vue l’utilité et la finalité de cette rationalisation des dépenses publiques. Malgré le fait que les États arabes consacrent près de 55 % de leurs dépenses aux programmes sociaux et aux services publics (le « filet social »), les enquêtes des différents organismes mettent toutes en exergue la médiocrité flagrante de leurs services. Pour alléger les dépenses de subventionnement des services publics et pour améliorer leur performance, l’État peut, à l’instar du Maroc, déléguer des missions de service public à des partenaires privés, ce qui dynamisera le secteur privé et encouragera la concurrence, particulièrement en Algérie, en Libye et en Irak où ce secteur est largement marginalisé. Par ailleurs, la tarification de certaines prestations suppose l’offre d’une prestation de qualité et la transmission d’informations plus transparentes sur le service à rendre.

La mutation risque de s’avérer plus complexe dans les pays pétroliers en raison du maintien des dépenses sociales grâce aux revenus du pétrole. Toutefois, l’épuisement des ressources dans les prochaines années, conjugué à la baisse continue des prix du pétrole forcera les décideurs publics à maîtriser leurs dépenses, donc à diminuer voire supprimer les transferts sociaux et à tarifer les services publics. Afin d’éviter toute confrontation entre la population et l’élite au pouvoir, la transformation de la politique sociale doit s’opérer par étapes et tenir compte de la réalité des besoins de la population (maintenir certaines aides aux plus démunis à travers des mécanismes d’assistance, comme c’est le cas avec la couverture maladie universelle [CMU] ou l’aide médicale en France). Autrement dit, tarifer le service public ne doit pas renforcer l’exclusion sociale des populations défavorisées. Dans ce domaine, l’État est épaulé par des organismes spécialisés dans l’économie sociale et solidaire (ESS)[12], qui ont émergé durant les années quatre-vingt-dix lors de l’adoption des PAS, et dont le but est de collaborer avec l’État dans le domaine social pour préparer la libéralisation économique (identification des besoins, notamment en milieu rural, facilitation de l’insertion professionnelle à travers différentes formations, financement des micro-projets, etc.).

Conclusion

Le recours à la tarification des services publics implique de sérieux efforts en matière de lutte contre la corruption et de transfert illégal des capitaux. Logiquement, lorsque les pouvoirs publics prennent une telle décision, surtout dans un pays où l’assistanat est ancré, ils doivent communiquer sur l’utilisation de l’argent public. Les moyens sont multiples, mais retenons les plus efficaces ; la transparence dans l’établissement du budget de l’État, et dans une moindre mesure la facilitation de l’accès aux informations budgétaires.


Notes :

[1] Dans son article sur la gouvernance et les nouveaux acteurs politiques, Mohammad Pournik (responsable au Centre régional du PNUD pour les États arabes) a qualifié la relation qui lie le gouvernement aux citoyens dans les pays arabes de « contrat social arabe ». Ce contrat fixe la responsabilité mutuelle des deux parties : « La population a toléré une perte de liberté politique en échange de la fourniture de certains services et de l’exonération de l’impôt ». Selon lui, il empêche le peuple d’exprimer son mécontentement ou de demander au gouvernement de rendre des comptes.

[2] Du 5 au 9 mars 1990, plus de cent cinquante-cinq pays, organismes gouvernementaux et non gouvernementaux se sont réunis à Jomtien, en Thaïlande, à l’occasion de la Conférence sur l’éducation pour tous, afin de réduire l’analphabétisme et rendre l’enseignement primaire accessible à tous les enfants. Cette conférence a donné lieu à l’adoption de la Déclaration de Jomtien sur l’éducation pour tous. Voir : http://www.unesco.org

[3] L’alphabétisation est passée de 51 % durant les années quatre-vingt-dix à plus de 85 % en 2014 dans nombreux pays de la région, avec le plus fort taux enregistré au Qatar (96,3 %), selon les données de CIA World Factbook de janvier 2014.

[4] Catusse Myriam, Destremau Blandine, Verdier Éric, L’État face au débordement du social au Maghreb, Paris, Karthala, 2010, p. 64-66.

[5] La « gestion déléguée » est définie comme « un contrat par lequel une personne morale de droit public délègue, pour une durée déterminée, la gestion d’un service public dont elle a la responsabilité́ à une personne morale de droit public ou privé, en lui reconnaissant les droits de percevoir une rémunération sur les usagers et/ou de réaliser des bénéfices ». Définition extraite de l’article de Benabdallah Mohammed Amine : « La gestion déléguée du service public au Maroc », http://aminebenabdallah.hautetfort.com/list/droit_administratif/3055991367.pdf (consulté le 13 juin 2019).

[6] Réseau des démocrates algériens, « Entre austérité et rationalisation des dépenses. L’État veut abandonner le social », 22 janvier 2015, http://forumdesdemocrates.over-blog.com/2015/01/entre-austerite-et-rationalisation-des-depenses-l-etat-veut-abandonner-le-social.html (consulté le 13 juin 2019).

[7] Semlali Amina, « Pays arabes : malaise dans la santé », publié le 13 juillet 2013 sur le site http://blogs.worldbank.org

[8] Brixi Hana, « Transparence et responsabilité́ des services publics, une solution en vue ? », 18 novembre 2013, https://blogs.worldbank.org/fr/arabvoices/accountability-public-services-do-you-see-solution (consulté le 13 juin 2019).

[9] Groupe de la Banque mondiale, « Services publics au Moyen-Orient et en Afrique du Nord : briser le cercle vicieux de l’inefficacité », 14 avril 2015, http://www.banquemondiale.org/fr/news/feature/2015/04/10/breaking-the-cycle-of-poor-service-delivery-in-the-middle-east-and-north-africa (consulté le 13 juin 2019).

[10] Brixi Hana, Lust Ellen et Woolcock Michael, « Trust, Voice and Incentives: Learning from Local Success Stories in Service Delivery in Middle East and North Africa », World Bank Group, avril 2015, http://documents.worldbank.org/curated/en/381671468280164518/Trust-voice-and-incentives-learning-from-local-success-stories-in-service-delivery-in-the-Middle-East-and-North-Africa (consulté le 13 juin 2019).

[11] D’après les différentes statistiques de la Banque mondiale, le taux de satisfaction des populations des pays du Golfe concernant les services publics est beaucoup plus élevé que dans les pays du Maghreb (près de 90 % à Bahreïn, aux EAU, au Qatar et à Oman, contre 30 % à 70 % pour les autres pays).

[12] Appelée Volontary Sector au Royaume-Uni, non-profit organisations aux États-Unis, ou économie de développement en Europe et en Amérique du Sud. Voir Ahmed-Zaïd Malika, Ouelhazi Zied et Touhami Abdelkhalek, « L’économie sociale et solidaire au Maghreb : Quelles réalités pour quel avenir ? Algérie, Maroc, Tunisie », Rapport pour Ipemed, novembre 2013, http://www.ipemed.coop/adminIpemed/media/fich_article/1386003003_IPEMED_Economie_sociale_et_solidaire_Maroc_Alg%C3%A9rie_Tunisie.pdf (consulté le 13 juin 2019).