26/03/2020

23e législature de la Knesset : Israël s’enfonce dans l’impasse politique

Tour at Knesset in Jerusalem, Israel/ Adbostock

Par l’Unité d’analyse politique de l’ACRPS

Pour la troisième fois en moins d’un an, les électeurs israéliens ont été appelés aux urnes le 2 mars 2020 pour élire leur parlement. Bien que le bloc d’extrême-droite, mené par le chef du Likoud Benyamin Netanyahou, ait enregistré une progression en passant de 55 à 58 sièges, les résultats définitifs du scrutin montrent qu’il a échoué une fois de plus à obtenir la majorité nécessaire à la formation d’un gouvernement. Cela s’explique par le refus persistant du parti de droite Israel Beitenou, mené par Avigdor Lieberman, de rejoindre une coalition dirigée par Netanyahou. Ce revers pourrait mettre fin à son règne, mais tout dépendra de la capacité du parti de droite « Bleu et Blanc », de Benny Gantz, à surmonter les obstacles qui se dressent sur son chemin pour former un gouvernement minoritaire.

Les élections du 2 mars 2020 en sept points

Voici les observations que l’on peut tirer du déroulement de ce dernier épisode électoral :

Unité d’analyse politique

de l’ACRPS

L’Unité d’analyse politique est un département du Arab Center for Research and Policy Studies (Doha) consacré à l’étude de l’actualité dans le monde arabe. Elle vise à produire des analyses pertinentes utiles au public, aux universitaires et aux décideurs politiques de la région et du reste du monde. En fonction des questions débattues, elle fait appel aux contributions de chercheurs et de spécialistes du ACRPS ou de l’extérieur. L’Unité d’analyse politique est responsable de l’édition de trois séries de publications scientifiques rigoureuses : Évaluation de situation, Analyse politique et Analyse de cas.

      • La polarisation de la société israélienne s’est accentuée et la compétition entre les deux camps en présence s’est avérée particulièrement féroce – surtout entre le Likoud et le parti Bleu et Blanc –, avec des provocations et des attaques personnelles d’un niveau sans précédent.
      • La compétition s’est jouée essentiellement entre le bloc de l’extrême-droite laïque et religieuse, et celui mené par Benny Gantz, qui, bien qu’il inclue aussi des groupes d’extrême-droite, est considéré comme la droite laïque. Le fait que Netanyahou ait été inculpé dans trois affaires de corruption en pleine campagne électorale n’a eu, à cet égard, aucun effet sur son électorat, composé des couches les plus à droite, les plus religieuses et les plus conservatrices de la société israélienne, des colons et de vastes pans des communautés juives orientales (les Mizrahim).
      • À la requête de Netanyahou et en parfaite coordination avec lui, le président des États-Unis, Donald Trump, a choisi de présenter son « Deal du siècle » – destiné à liquider la question palestinienne – pendant la campagne électorale dans le but de l’aider à gagner les élections.
      • Au cours de la campagne électorale, Netanyahou a réussi à imposer son agenda dans la plupart des dossiers, et a continué à déployer une stratégie systématique d’incitation à la haine raciale contre les citoyens palestiniens afin de délégitimer leur représentation à la Knesset.
      • Ces élections ont prouvé que la gauche sioniste n’est plus seulement défaillante, mais bel et bien en voie de disparition sur l’échiquier politique israélien.
      • Le taux global de participation était en hausse par rapport aux élections précédentes : 71,51 %[1], contre 69,83 %[2] en septembre 2019 et 67,9 %[3] en avril 2019.
      • Le taux de participation des Arabes était nettement en hausse : 65 %, contre 59,3 % lors des élections de septembre 2019 et 49,2 % lors de celles d’avril 2019. Cette augmentation a permis à la Liste arabe unie, qui a récolté près de 95 % des voix des électeurs arabes – excepté ceux des villages druzes, dont la majorité a continué à voter pour les partis sionistes –, d’enregistrer un record de 15 sièges à la Knesset.

Résultats des alliances électorales

Comme au scrutin précédent de septembre 2019, la plupart des partis israéliens se sont présentés à ces élections, à l’exception du parti travailliste – allié à la formation Gesher – et du parti Meretz[4], qui ont fait liste commune de peur que l’un ou l’autre, ou les deux, n’échouent à franchir le seuil électoral.

Comme lors des élections de septembre 2019, la liste du Likoud incluait le parti Koulanou, dirigé par Moshe Kahlon, qui a déclaré son intention de se retirer de la vie politique dès qu’un nouveau gouvernement serait formé. Crédité de 36 sièges à la Knesset, le Likoud en gagne 4 par rapport aux élections précédentes. Le parti Bleu et Blanc conserve pour sa part le même nombre de sièges : 33. Les partis religieux ultra-orthodoxes maintiennent eux aussi leur score : 9 sièges pour le parti Shas (à majorité séfarade) et 7 pour le Judaïsme unifié de la Torah (à majorité ashkénaze). Décrochant respectivement 7 et 6 sièges, le parti Israel Beitenou d’Avigdor Lieberman et la liste Yamina (« Vers la droite ») perdent chacun un siège. Cette liste regroupant trois partis de formation d’extrême-droite était conduite par Naftali Bennett, et non plus par Ayelet Shaked. Quant à la Liste arabe unie, qui rassemble quatre partis arabes, elle enregistre un score record de 15 sièges (soit deux de plus que précédemment).

Au total, si l’on inclut le parti de Lieberman, le bloc d’extrême-droite remporte 65 sièges, la seule chose qui l’empêche de former un gouvernement doté d’une majorité confortable étant ce désaccord qui persiste entre Lieberman et Netanyahou. Le centre droit et la gauche sioniste réunis ne décrochent que 40 sièges. Même si le parti Israel Beitenou rejoignait leur coalition, celle-ci n’en obtiendrait que 47, contre 58 pour le bloc d’extrême-droite (Lieberman exclu).

Netanyahou consolide son pouvoir

Bien qu’il ait été inculpé pour corruption dans trois affaires distinctes en pleine campagne électorale et qu’une date ait été fixée pour le début de son procès[5], et que la majorité des Israéliens lui reprochent d’avoir entraîné le pays vers un troisième scrutin des législatives, Netanyahou a réussi, contre toute attente, à obtenir 239 000 votes de plus en faveur du Likoud depuis les dernières élections. Son parti a en effet obtenu 1 352 000 voix le 2 mars 2020, contre 1 113 00 en septembre 2019. Cette augmentation s’explique par plusieurs facteurs.

Premièrement, au cours de sa campagne électorale, Netanyahou a su s’assurer le soutien de la base traditionnelle du Likoud et l’encourager à aller aux urnes, en particulier dans les bastions urbains du parti, habités par une majorité de juifs orientaux (Mizrahim). De fait, les résultats de ces élections montrent que le nombre d’électeurs ayant voté pour le Likoud dans ces localités a sensiblement augmenté.

Deuxièmement, Netanyahou semble avoir réussi à convaincre la plupart des électeurs habitués à voter pour le parti d’extrême droite Otzma Yehudit (« Force juive ») de donner cette fois-ci leurs voix au Likoud plutôt que de risquer de gâcher leur vote – sachant qu’Otzma Yehudit avait peu de chance d’atteindre le seuil électoral. Ainsi, ce parti n’a obtenu que 19 000 voix contre 83 000 lors des précédentes élections ; tout porte à croire que la majorité des 64 000 voix qu’il a perdues sont allées au Likoud.

Troisièmement, les partis Israel Beitenou et Yamina (« Droite », « Vers la Droite ») ont perdu respectivement 43 000 et 20 000 voix par rapport aux dernières élections, et, une fois encore, il est fort probable qu’elles aient été récupérées par le Likoud.

Quatrièmement, Netanyahou a réussi à attirer dans son camp des dizaines de milliers d’électeurs de la classe moyenne partisans du parti Koulanou (« Nous tous »)[6], et qui en septembre 2019 avaient voté pour le parti Bleu et Blanc.

Toutefois, ce dernier a lui aussi récolté 69 000 votes de plus lors de ces élections. Crédité de 1 220 000 voix contre 1 151 000 au précédent scrutin, il a vraisemblablement récupéré celles de dizaines de milliers d’électeurs votant habituellement pour les travaillistes ou le Meretz. L’alliance tripartite Travaillistes-Gesher-Meretz n’a en effet récolté que 267 000 voix lors de ces élections, alors que lors du scrutin précédent, les deux formations séparées (Parti travailliste-Gesher d’un côté, Meretz de l’autre) avaient obtenu un total de 405 000 voix ; cela signifie que cette alliance a perdu 183 000 électeurs, dont une grande partie semble avoir voté pour le parti Bleu et Blanc. Concrètement, le transfert de votes s’est surtout opéré au sein même des deux camps ; peu de votes ont été transférés d’un camp à l’autre.

Pourquoi l’impasse perdure-t-elle ?

Après trois élections en moins d’un an[7], les deux camps rivaux sont toujours incapables de former un gouvernement. Il y a plusieurs raisons à cela.

Le parti Bleu et Blanc refuse d’une part, de participer à une coalition avec Netanyahou à cause des trois chefs d’accusation de corruption auxquels il fait face. Avigdor Lieberman refuse lui aussi de rejoindre la coalition de partis d’extrême-droite en raison du différend personnel qui l’oppose à Netanyahou et parce que ses positions laïques sont incompatibles avec les conditions posées par les partis ultra-orthodoxes qui constituent cette coalition – la base électorale de Lieberman se compose en effet de Juifs russes laïques et de quelques laïques extrémistes non russes. Lieberman refuse également de rejoindre une coalition formée par Benny Gantz qui reposerait sur le soutien de la Liste arabe unie, même si celle-ci ne faisait pas partie du gouvernement. Le Likoud tient par ailleurs à garder Netanyahou à la tête du parti et comme candidat à la formation d’un gouvernement en dépit de toutes les charges qui pèsent contre lui. Enfin, le bloc de Netanyahou refuse d’une seule voix de participer à une coalition formée par Benny Gantz. Depuis l’annonce des résultats définitifs de ces élections, qui ont crédité le bloc de Netanyahou de 58 sièges, le parti Bleu et Blanc, l’alliance Travaillistes-Gesher-Meretz et Lieberman se sont tous mobilisés pour faire tomber Netanyahou et éviter la tenue d’un quatrième scrutin des élections législatives.

Le Likoud et le camp nationaliste refusant de lâcher Netanyahou, et aucune des formations de son bloc ne semblant prêtes à s’en retirer pour rallier celui de Benny Gantz, d’aucuns ont appelé ce dernier à former un gouvernement minoritaire avec l’alliance Travaillistes-Gesher-Meretz et Israel Beitenou, gouvernement qui serait soutenu par la Liste arabe unie sans qu’elle n’en fasse véritablement partie. Moshe Yaalon, qui représente l’aile droite de la coalition Bleu et Blanc, s’est déclaré favorable à un gouvernement minoritaire dirigé par Benny Gantz avec le soutien de douze députés de la Liste arabe unie (en excluant les trois membres du parti Balad[8])[9]. Pour sa part, Gantz s’est dit « décidé à former un gouvernement fort et stable qui guérira le pays de la haine et de la division » et a affirmé que « dans l’État d’Israël, toutes les voix sont égales », allusion à la légitimité de celles de la Liste arabe unie à la Knesset[10]. À l’issue des dernières élections, Gantz a officiellement refusé l’idée de former un gouvernement dépendant des voix des députés arabes, même si ceux-ci ne prenaient pas directement part à la coalition ; néanmoins, il est resté secrètement en contact avec certains d’entre eux.

Par ailleurs, le parti Bleu et Blanc, Israel Beitenou et l’alliance Travaillistes-Gesher-Meretz se sont mis d’accord pour présenter un projet de loi interdisant à tout député mis en examen de diriger le gouvernement[11]. Cette loi sera sans doute approuvée par une nette majorité, car, en dehors du bloc d’extrême-droite, elle devrait recueillir les voix de toutes les listes, y compris celle de Lieberman – soit un total de 62 voix.

Quels scénarios possibles ?

La formation d’un nouveau gouvernement reste une affaire ardue pour les partis israéliens. Toutes les options possibles en théorie se heurtent à des obstacles difficiles à surmonter. Divers scénarios sont envisageables :

      • La formation d’un gouvernement d’union nationale regroupant le Likoud et le parti Bleu et Blanc, ainsi qu’un certain nombre d’autres partis. Mais cette option est assez improbable, étant donné que le Likoud refuse de se séparer de son chef, tandis que le parti Bleu et Blanc, tout comme Israel Beitenou, refusent de prendre part à un gouvernement dirigé – en alternance ou pas – par Netanyahou, voire auquel il serait simplement associé.
      • La formation d’un gouvernement mené par le camp nationaliste de Netanyahou, avec au moins trois transfuges d’autres partis. Depuis l’annonce des résultats des élections, le Likoud a tenté d’attirer de nombreux députés de l’autre camp, en usant au besoin de pressions et de chantage, mais pour l’instant, tous ses efforts ont échoué.
      • La formation d’un gouvernement minoritaire dirigé par Benny Gantz avec le soutien de la Liste Arabe Unie, qui resterait en dehors de la coalition. Cette option est suspendue à plusieurs difficultés. Premièrement, si Lieberman ne s’y est pas clairement opposé, il ne l’a pas non plus ouvertement défendue, pas plus qu’il n’a précisé s’il souhaitait prendre part à une telle coalition ou se contenter de la soutenir de l’extérieur. La capacité de Gantz à former un gouvernement minoritaire dépendra donc de son aptitude à s’entendre avec Lieberman. Deuxièmement, la direction du parti Bleu et Blanc fait face à un défi non négligeable au sein même de sa formation : elle doit réussir à convaincre l’ensemble de ses députés de soutenir un gouvernement minoritaire, notamment Boaz Hendel et Zvi Hauser, qui a priori s’y opposent pour des raisons idéologiques et racistes. Troisièmement, pour que Gantz ait l’appui de la Liste arabe unie, il faudrait que son parti et lui-même infléchissent leur position envers cette Liste et qu’ils acceptent de faire un certain nombre de concessions. Quatrièmement, un tel gouvernement ne saurait prétendre à une stabilité à long terme, d’autant qu’il n’aurait aucune légitimité aux yeux de la majorité des électeurs juifs. La plupart des commentateurs et des experts en politique israélienne sont d’avis que son objectif premier serait de faire passer une loi empêchant Netanyahou de conserver son poste de Premier ministre, avant de former un gouvernement d’union nationale avec le Likoud.
      • La tenue d’un quatrième scrutin. À ce stade, une telle option semble peu probable, mais elle serait inévitable si tous les autres scénarios échouaient.

Conclusion

La droite et l’extrême-droite israéliennes ont confirmé leur écrasante majorité lors des trois dernières élections de la Knesset. La gauche sioniste a pour sa part quasiment disparu de la scène politique. Mais l’extrême-droite, menée par le Likoud, aura beaucoup de mal à former un nouveau gouvernement, essentiellement à cause de l’opposition suscitée par la personne de Netanyahou.

À ce stade, il semblerait que l’idée d’un gouvernement minoritaire formé par Benny Gantz et soutenu en externe par les partis arabes soit l’option la plus plausible. Des obstacles de taille se dressent néanmoins face à une telle solution – obstacles liés au racisme et à l’hostilité de la majorité de la société israélienne et de l’élite politique du pays envers les Arabes palestiniens. Si malgré tout Gantz et Lieberman parviennent à s’entendre sur la formation d’un gouvernement minoritaire et que tous les députés du parti Bleu et Blanc sont contraints de soutenir cette option, Hendel et Hauser inclus – ce qui est plus qu’hypothétique –, il est à peu près sûr que cette coalition ne durera pas : elle sera élargie par la suite à d’autres partis, ou elle tombera et l’on se dirigera vers de nouvelles élections.

(Traduit de l’arabe par Stéphanie Dujols)


Notes :

[1] Toutes les données concernant les résultats des élections de la 23e Knesset sont tirées du site de la Commission électorale centrale israélienne : http://bit.ly/2VZcRqV

[2] Idem : http://bit.ly/3cPSfYc

[3] Idem : http://bit.ly/39GU0oz

[4] Le parti travailliste (Avoda), les formations Meretz (gauche laïque) et Gesher (centriste) se sont regroupés en une liste commune pour cette élection.

[5] Le procès de Netanyahou devait s’ouvrir le 17 mars, mais entre-temps, en raison de la crise du coronavirus, il a été reporté de deux mois par le tribunal de Jérusalem.

[6] Koulanou (« nous tous ») est un parti dirigé par Moshe Kahlon et qui met l’accent sur les questions économiques et le coût de la vie. Le parti est classé au centre ou au centre droit du spectre politique israélien.

[7] Pour la 3e fois en moins d’un an, les Israéliens tentent de départager leurs deux principales formations politiques : le parti Bleu et Blanc de Benny Gantz (centre gauche) et le Likoud (droite) du premier ministre sortant Benyamin Netanyahou.

[8] Acronyme hébreu du « Rassemblement national démocratique » est un parti nationaliste arabe dont la principale proposition est de « lutter pour transformer l’État d’Israël en démocratie pour tous ses citoyens, quelle que soit leur nationalité ou leur origine ethnique ».  

[9] Yossi Freiter, « Yaalon soutient l’idée d’un gouvernement minoritaire appuyé par la Liste arabe unie sans le parti Balad », Haaretz, 5 mars 2020 (consulté le 11 mars 2020 sur https://bit.ly/33KmNGH).

[10] Yehonatan Leis, « Gantz : “Je formerai un gouvernement et empêcherai un quatrième scrutin. La majorité du peuple a décidé : l’ère de Netanyahou est finie.” », Haaretz, 7 mars 2020 (consulté le 11 mars 2020 sur : https://bit.ly/3ds9oYl).

[11] Yehonatan Leis, « Lieberman présente le projet de loi interdisant à un candidat inculpé de former un gouvernement », Haaretz, 5 mars 2020 (consulté le 11 mars 2020 sur : http://bit.ly/2IC4BoT).