21/03/2019

Conférence de Varsovie : contexte, objectifs et implications

photo Conférence Varsovie

Les 13 et 14 février 2019 s’est tenue dans la capitale polonaise une conférence ministérielle pour « promouvoir un avenir de paix et de sécurité au Moyen-Orient » en présence des représentants de près de soixante États. Annoncée un mois plus tôt par le secrétaire d’État américain Mike Pompeo, dans un discours prononcé à l’Université américaine du Caire, la conférence visait selon ses termes à coordonner les efforts régionaux et internationaux pour contenir l’« influence déstabilisatrice » de l’Iran au Moyen-Orient[1]. Si de nombreux pays ont répondu tièdement à l’appel, se contentant d’une participation a minima, la plupart des pays arabes ont envoyé leurs ministres des Affaires étrangères et Israël a délégué son Premier ministre, Benyamin Netanyahou. Quant aux États-Unis, ils étaient représentés par le vice-président Mike Pence. Au-delà de l’autosatisfaction manifeste des responsables américains d’être parvenu à réunir à la même table des ministres arabes et le chef du gouvernement israélien, la conférence n’a débouché sur aucune décision importante, ce qui laisse à penser que son objectif principal était en fait de servir de couverture à la normalisation des relations entre certains États arabes et Israël, sous prétexte de contrer la menace commune représentée par l’Iran.

Les objectifs de la conférence

Préparée et organisée sous la supervision du conseiller politique principal du secrétaire d’État américain et représentant spécial pour l’Iran, l’ambassadeur Brian Hook, la conférence de Varsovie s’est fixé un ensemble d’objectifs, dont les principaux sont les suivants :

 

Unité d’analyse politique

de l’ACRPS

L’Unité d’analyse politique est un département du Arab Center for Research and Policy Studies (Doha) consacré à l’étude de l’actualité dans le monde arabe. Elle vise à produire des analyses pertinentes utiles au public, aux universitaires et aux décideurs politiques de la région et du reste du monde. En fonction des questions débattues, elle fait appel aux contributions de chercheurs et de spécialistes du ACRPS ou de l’extérieur. L’Unité d’analyse politique est responsable de l’édition de trois séries de publications scientifiques rigoureuses : Évaluation de situation, Analyse politique et Analyse de cas.

      • Rassurer les alliés arabes sur l’engagement des États-Unis à assurer leur sécurité, en particulier vis-à-vis de l’Iran, après la décision inopinée prise par le président Donald Trump le 14 décembre 2018 de retirer ses troupes de Syrie et d’Afghanistan, après un entretien téléphonique avec son homologue turc Recep Tayyip Erdogan[2]. Cette décision a soulevé de vives inquiétudes parmi les alliés de Washington. Jusque-là, les pays du Golfe osaient croire que Washington maintiendrait sa présence au nord-est de la Syrie après la fin de la guerre contre l’État islamique, sachant qu’ils s’étaient déclarés prêts à assumer une partie des coûts que cette présence impliquait (en particulier l’Arabie saoudite[3]). Ils pensaient que la puissance américaine souhaiterait conserver une influence en Syrie et contrer celle de l’Iran dans la région en empêchant la consolidation du « corridor terrestre » reliant le Liban et les zones d’influence iranienne en Irak et en Syrie (« croissance chiite »).
      • Réunir publiquement des représentants arabes et israéliens pour faire front contre la « menace iranienne ». Rapprocher les Arabes et Israël est pour Washington une préoccupation majeure qui s’inscrit dans le cadre de ses efforts pour créer une alliance régionale contre l’Iran, à moins qu’il ne s’agisse d’agiter la menace iranienne pour mettre en œuvre les agendas américano-israéliens. Ce rapprochement a débuté par la proposition américaine de constituer une « Alliance stratégique du Moyen-Orient » (mieux connue dans les médias sous le nom d’« OTAN du Moyen-Orient ») qui réunirait les pays arabes du Golfe ainsi que l’Égypte et la Jordanie, et s’accompagnerait d’une coordination arabo-israélienne. La création de cette alliance devait être annoncée à l’occasion d’un sommet réunissant huit pays arabes et les États-Unis à Washington en octobre 2018. Mais celui-ci n’a toujours pas eu lieu en raison du blocus du Qatar et de la crise du Golfe, que les États-Unis n’ont pas réellement l’intention de régler car ils en sont les premiers bénéficiaires. C’est ainsi que, n’ayant pas réussi à réunir ses alliés arabes, Washington a décidé d’organiser la conférence de Varsovie et d’en élargir la participation[4].
      • Créer une grande alliance internationale pour faire pression sur l’Iran et l’amener à se soumettre aux conditions de Washington. En effet, depuis qu’ils ont décidé de se retirer de l’accord sur le nucléaire iranien, en mai 2018, ils exercent d’intenses pressions sur Téhéran pour négocier un nouvel accord répondant à trois objectifs principaux : empêcher l’Iran de développer un programme nucléaire, mettre fin à son programme balistique et contenir son influence dans la région. Depuis leur retrait effectif du précédent accord, les États-Unis ont imposé deux séries de sanctions : la première a été mise à exécution en août 2018, et la seconde, plus sévère, a été appliquée en novembre de la même année et visait le secteur du pétrole et les banques iraniennes[5].

Pourquoi le choix de Varsovie ?

Plusieurs raisons ont présidé au choix américain d’organiser cette conférence dans la capitale polonaise :

      • En choisissant Varsovie, Washington entend initier une reconfiguration du continent européen pour opérer une division entre ses nouveaux alliés, en phase avec sa politique régionale et internationale, et ses anciens alliés ouest-européens qui mènent des politiques plus indépendantes. Depuis la fin de la guerre froide, les États-Unis ont gagné la confiance des pays d’Europe de l’Est qui ont rejoint l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) après la chute du bloc communiste en 1991, notamment la Pologne et la République tchèque, où Washington a installé certains éléments de son « bouclier antimissile », destiné selon elle à contrer le danger représenté par les missiles iraniens pour le continent européen.
      • Le choix de Varsovie révèle à quel point la Pologne est assujettie à la politique américaine depuis qu’elle dépend entièrement des États-Unis pour se défendre face à la menace sécuritaire représentée par la Russie. Elle a ainsi tendance à s’aligner sur les positions américaines même quand elles entrent en contradiction avec les politiques de l’Union européenne, dont la Pologne fait partie. Cela signifie également que Washington confie des rôles plus importants à la Pologne au Moyen-Orient et sur le continent européen. Cette conférence était donc l’occasion pour ces deux pays de renforcer leur partenariat stratégique, sachant que la Pologne intensifie ses efforts pour accueillir une base militaire américaine sur son sol. À ce propos, notons qu’ils ont signé, en marge du sommet de Varsovie, un contrat d’achat de vingt lance-roquettes d’une valeur de 414 millions de dollars, que les États-Unis livreront à la Pologne d’ici 2023.
      • Considérant le manque d’enthousiasme des pays européens pour la tenue d’une conférence consacrée à la menace iranienne, Varsovie est apparue comme un choix idéal puisque le gouvernement polonais est dirigé par le parti Droit et Justice, une formation de droite atlantiste et eurosceptique tout à fait en phase avec la politique populiste de Trump. Accueillir un tel évènement était une occasion pour ce gouvernement ultra-conservateur de renforcer ses liens avec Washington alors que son isolement va croissant au sein de l’Union européenne, qui lui reproche de ne pas respecter l’État de droit.

Mobilisation et représentation

Ne parvenant pas à rallier un large soutien, notamment de ses alliés européens, les États-Unis se sont résolus à ouvrir cette conférence à d’autres questions d’actualité comme le processus de paix israélo-palestinien, la crise humanitaire en Syrie et au Yémen, la cybersécurité, le terrorisme et l’extrémisme, le développement et la prolifération des missiles ou les menaces pesant sur le commerce maritime. Malgré cela, de nombreux pays européens ont décidé de réduire leur niveau de participation à cette conférence, tandis que Federica Mogherini, la haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, l’a tout simplement boycottée, prétextant sa participation au sommet de l’Union africaine à Addis-Abeba. Rappelons que l’Union européenne reste engagée dans l’accord sur le nucléaire iranien, notamment les pays qui en sont partie prenante, à savoir la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne, qui encouragent l’Iran à faire de même. De plus, ces trois pays se sont entendus sur la mise en place d’un mécanisme bancaire spécial (un système de troc nommé « véhicule spécial », SPV) leur permettant de contourner les sanctions américaines imposées à l’Iran pour poursuivre leurs échanges commerciaux avec Téhéran, notamment dans les domaines ayant une dimension humanitaire. Quant à la Grande-Bretagne, elle a justifié la présence de son ministre des Affaires étrangères à la conférence de Varsovie par sa volonté d’attirer l’attention sur la guerre au Yémen, dans laquelle elle joue un rôle de premier plan.

Le conflit européo-américain sur l’Iran est apparu au grand jour durant la conférence. Dans son discours inaugural, Mike Pence a clairement demandé aux alliés européens de se retirer de l’accord sur le nucléaire iranien, tout en condamnant l’initiative franco-britannique concernant le SPV. « C’est une mesure malavisée qui ne fera que renforcer l’Iran, affaiblir l’Union européenne et créer encore plus de distance entre l’Europe et les États-Unis[6] », a-t-il déclaré.

Une alliance arabo-israélienne pour contrer l’Iran 

La conférence n’a pas donné lieu à l’application de nouvelles politiques contre l’Iran. Elle s’est résumée in fine à une tentative pour atténuer l’embarras des parties arabes désireuses de normaliser leurs relations avec Israël et établir une alliance arabo-israélienne sous couvert de front anti-Iran. Tandis que les États-Unis se retirent de Syrie, il y a fort à parier qu’Israël prenne les rênes de la campagne régionale contre l’Iran, en particulier en Syrie. Selon Washington, les Arabes doivent accepter de ce fait un règlement de la question palestinienne dont les Palestiniens eux-mêmes seraient exclus, conformément au plan israélien de règlement du conflit connu sous le nom de « deal du siècle » et promu par Jared Kushner, le gendre de Trump et son envoyé au Moyen-Orient. En d’autres termes, l’équation proposée est la suivante : Israël aidera les Arabes à faire face à l’Iran s’ils acceptent d’enterrer la cause palestinienne.

En réalité, l’administration Trump a déjà commencé à mettre en œuvre ce projet sans rencontrer de résistance notable de la part des Arabes : en mai 2018, elle a reconnu Jérusalem comme capitale de l’État d’Israël et y a transféré son ambassade, avant de couper les financements de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) pour l’obliger à redéfinir la notion de réfugié de façon à ce que des millions de Palestiniens perdent ce statut et que la question du « droit au retour » soit liquidée d’office[7]. Pendant ce temps-là, Israël continue de construire des colonies et d’annexer des terres palestiniennes en Cisjordanie, fidèle à sa politique du fait accompli. Quant à l’administration Trump, elle compte sur les États arabes pour l’aider à faire pression sur les Palestiniens, qui jusqu’à présent refusent de discuter un quelconque « deal du siècle », afin qu’ils acceptent les propositions que Kushner devrait annoncer après les élections législatives israéliennes d’avril 2019.

Conclusion

Alors qu’elle était officiellement consacrée à la menace iranienne, la conférence de Varsovie n’a donné lieu à aucune décision significative sur ce plan en raison des divergences entre les États-Unis, qui se sont retirés de l’accord sur le nucléaire iranien, et les États signataires qui demeurent engagés par cet accord (Grande-Bretagne, France, Russie, Chine et Allemagne), dont certains se sont abstenus d’envoyer une délégation à Varsovie. En définitive, il semble que son objectif principal était de préparer la voie à une normalisation des relations entre Israël et les États arabes.

Les États-Unis s’efforcent de lier la question de la menace iranienne à la liquidation de la cause palestinienne, en demandant aux États arabes de faire pression sur les Palestiniens pour qu’ils acceptent un règlement dicté par Israël en échange d’une coopération arabo-israélienne pour contrer l’Iran. Mais leurs efforts sont voués à l’échec, non seulement car Israël ne combattra pas l’Iran à la place des Arabes, mais aussi parce qu’aucune instance palestinienne dotée d’une certaine légitimité n’acceptera d’enterrer ainsi la cause palestinienne. Sans l’enthousiasme affiché par les pays du Golfe pour une normalisation des relations avec Israël, dont il ne faut pas sous-estimer les conséquences, la conférence de Varsovie se serait donc résumée à une cérémonie insignifiante.

(traduit de l’arabe par Stéphanie Dujols)


Notes :

[1] « A Force of Good: America reinvigorated in the Middle East », Secrétariat d’État américain, 10 janvier 2019, https://bit.ly/2TF0ICX (consulté le 18 février 2019).

[2] Karen DeYoung et alii « A Tumultuous Week Began With a Phone Call between Trump and the Turkish President », The Washington Post, 21 décembre 2018, https://wapo.st/2X9vAy8 (consulté le 18 février 2019).

[3] Ben Hubbard, « Saudi Arabia Delivers $100 Million Pledged to U.S. as Pompeo Lands in Riyadh », New York Times, 16 octobre 2018, https://nyti.ms/2RTB4uf (consulté le 18 février 2019).

[4] Yara Bayoumy, Jonathan Landay et Warren Strobel, « Trump Seeks to Revive “Arab Nato” to confront Iran », Reuters, 27 juillet 2018, https://reut.rs/2GLJK2E (consulté le 18 février 2019).

[5] « Renewed US sanctions on Iran: Potential for Escalation or Containment », Évaluation de situation, ACRPS, 9 août 2018, https://bit.ly/2IlUaIB (consulté le 18 février 2019).

[6] « Conférence de Varsovie : la normalisation avant tout » [en arabe], Al-Araby Al-Jadid, 14 février 2019, https://bit.ly/2S9DovU (consulté le 18 février 2019).

[7] Voir : « Why the Trump Administration Suspended UNRWA Funding », Évaluation de situation, ACRPS, 9 septembre 2018, https://bit.ly/2Im5vZb (consulté le 18 février 2019).