19/03/2019

Le conflit syrien est-il terminé ?

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Photo : Ammar Abd Rabbo, 2013

Par Julien Théron

Alors que le monde assiste au huitième anniversaire de la révolution syrienne, les différents acteurs internationaux du conflit s’interrogent sur la suite de ce conflit hors norme. Or il serait tout à fait erroné de considérer que le conflit est terminé, que le régime a retrouvé sa situation ex ante, et qu’il convient donc simplement de rétablir les relations de coopération. Une telle analyse est aussi simpliste que fallacieuse, car si l’intensité des combats baisse considérablement, le conflit politique, n’est pas résolu pour autant et les forces en présence n’ont pas terminé leur bras de fer stratégique. Par ailleurs, la question des réfugiés ne dépend pas uniquement de la guerre, mais des craintes de persécution en cas de retour. La question antiterroriste plaide également pour de la prudence face au régime.

Conflit politique irrésolu, belligérance en baisse et joute stratégique forte

Pour qu’un conflit se termine, il faut soit qu’il se résolve par une entente plus ou moins satisfaisante entre les parties, soit que l’une des parties s’impose aux autres qui abandonnent leur opposition, de guerre lasse ou par manque de moyens. Il y a donc une nécessaire dichotomie à opérer entre trois éléments du conflit.

Le premier est le conflit politique, concernant la source même de la crise en Syrie, c’est-à-dire le type de régime politique et, au travers de celui-ci, le mode de gouvernance. Ce conflit n’est pas résolu puisqu’aucune entente n’a pu voir le jour, le régime refusant obstinément de négocier, depuis mars 2011, la moindre réforme qui puisse remettre en cause l’assise de son pouvoir. La question de savoir s’il existe une opposition est une question de sociologie et de philosophie intéressante, à laquelle il est convenu de répondre que si les forces d’opposition ne disposent pas de l’influence nécessaire pour s’imposer ou tout du moins forcer le régime à négocier de bonne foi, cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas d’opposition, ou que celle-ci a disparu du simple fait de la guerre. Naturellement, les démocrates syriens sont pour beaucoup morts sous les bombes, ont été emprisonnés ou ont dû fuir la répression à l’étranger. Ceci dit, les mobilisations politiques et les expériences de gouvernance locale sui generis de la société civile ont façonné et entretiennent des réseaux d’activistes en clandestinité dans le pays ou bien à l’étranger à une échelle suffisamment importante pour pouvoir considérer que l’opposition politique syrienne n’a pas disparu.

Portrait Julien Théron

Julien Théron

Chercheur associé au CAREP Paris

Analyste du Moyen-Orient, Julien Théron a travaillé pour des institutions nationales, européennes et internationales, pour des think tanks, ainsi qu’auprès de personnalités et mouvements politiques français et moyen-orientaux. Diplômé en sciences, économie, sciences politiques et docteur en philosophie politique, il a enseigné aux universités Saint Joseph de Beyrouth, Versailles-Saint Quentin, Paris Nanterre, Paris 2 Panthéon-Assas et, depuis 2017, à Sciences Po Paris.

Le deuxième élément concerne la belligérance. Pendant huit ans, le pays a été ravagé par les destructions à grande échelle dues à la fois aux pilonnages massifs et systématiques du régime et de son allié russe des zones échappant à son contrôle, aux combats au sol entre les différentes forces pro-régime et les multiples groupes armés révolutionnaires, aux confrontations entre ces derniers, à la reconquête par les Forces démocratiques syriennes (FDS) du territoire contrôlé par l’État islamique, ainsi qu’aux bombardements ciblés de la coalition antiterroriste internationale opérant dans le cadre de l’opération « Inherent resolve ».

À l’heure actuelle, la belligérance a largement diminué, à part à de rares exceptions, comme les offensives des FDS contre l’État islamique. On peut donc considérer ce point comme significatif, la guerre étant nécessairement définie par l’existence de combats armés. La prudence ordonne pourtant de prendre une certaine distance avec une affirmation de la fin de la guerre qui ne correspondrait qu’à une baisse, aussi prononcée soit-elle des combats, qui peuvent reprendre, sous l’impulsion de l’irrésolution politique comme de la transformation du rapport de force stratégique.

Du premier et du deuxième élément, il faut considérer que, malgré cette situation exsangue, l’issue du conflit n’apparaît donc guère établie. Bachar al-Assad est encore en place, à la tête d’un régime qui n’est plus guère celui d’avant 2011, mais il s’appuie, en plus de ses forces régulières et services spéciaux structurant son régime, sur une multitude d’éléments armés en contrôle des territoires : des groupes armés syriens plus ou moins autonomes (Comités populaires, Forces de défense nationale, formations miliciennes auxiliaires plus ou moins liées à l’appareil sécuritaire du régime, Hezbollah syrien) ; des groupes armés étrangers (Hezbollah libanais, milices irakiennes des Forces de mobilisation populaires en Syrie, Brigade afghane Fatemiyoun, Brigade pakistanaise Zainebiyoun) ; la Force Al-Qods de l’Armée des gardiens de la révolution islamique ; les Forces armées de la Fédération de Russie (VSRF), ou encore la société militaire privée russe ChVK Wagner.

Idéologiquement, le régime ne soutient plus tant sur les structures idéologiques originelles du parti Baas que le leitmotiv opiniâtre d’un complot occidental, djihadiste et israélien contre un concept déjà fortement usité par le Hezbollah, à savoir « l’axe de la résistance » (Mihwar al-muqawama), autrement dit l’alliance Téhéran-Damas-Dahieh, dont la République arabe syrienne serait le principal terrain de lutte, et de victoire.

Enfin, troisième élément, la joute stratégique reste particulièrement active, puisque des espaces n’étant pas sous contrôle des forces pro-régime subsistent encore sur une partie conséquente du territoire syrien, au Nord-Est et au Nord-Ouest.

À l’Est, les FDS, alliées aux forces occidentales, opèrent toujours, à cette heure, sous leur parapluie stratégique et tactique contre l’État islamique, malgré les annonces contradictoires du président américain quant à un retrait[1].

Certes, les FDS n’ont jamais rompu formellement le contact avec le régime, et ont même été aidées par quelques forces auxiliaires de ce dernier – en nombre limité, mais constituées de troupes aguerries – contre l’intervention turque à Afrine. Certes aussi, les FDS affirmaient déjà en juillet 2018 la nécessité d’une « feuille de route » avec le régime syrien sur une forme de décentralisation du pouvoir qui leur permet de maintenir quelque peu leurs acquis. Certes enfin, les FDS se sont rapprochées de Damas, demandant la protection du régime et de la Russie contre une éventuelle attaque turque si les forces occidentales venaient à se retirer[2]. Naturellement, si un tel scénario devait voir le jour, la protection russo-syrienne ne leur serait pas apportée gratuitement, et un retour de l’autorité du régime dans le Nord-Est syrien serait probable, ne serait-ce que sur le modèle de la coexistence plus ou moins pacifique entre régime et FDS à al-Hasakah et al-Qamishli dans le Nord-Est syrien.

Néanmoins, il est clair que les forces kurdes leaders des FDS, n’accepteront pas une pure et simple réinstallation de la règle du régime dans le Nord-Est. S’ils n’ont que peu d’alternatives, ils ont tout de même gagné depuis le début de la révolution quelques atouts stratégiques (connaissance du terrain, organisation, armement ou encore réseaux extérieurs) dont ils pourront jouer soit dans les négociations avec Damas, soit en faisant usage de leurs formations armées si le régime décidait de reconquérir cette zone par la force.

Au Nord-Ouest, les forces armées turques (TSK) sont toujours déployées sur une partie du territoire syrien, de la province d’Hatay à l’Euphrate, aux côtés d’un certain nombre de groupes rebelles syriens (sunnites arabes et turkmènes essentiellement) avec lesquels elles coopèrent, en plus des postes d’observation autour et dans le gouvernorat d’Idlib.

Peut-être plus que le Nord-Est, cette zone semble cristallisée sous l’égide d’Ankara, qui pousse également à prendre le contrôle du Rojava. En effet, si les TSK n’ont pas réussi à aller plus au sud qu’al-Bab lors de leur poussée de l’opération Bouclier de l’Euphrate, ils ont réorganisé les milices syriennes dans leur zone. Par ailleurs, un retrait américain du Nord-Est pourrait leur permettre (sauf accord avec le régime, ce qui reste une possibilité aux dépens des Kurdes) d’étendre leur contrôle sur le Nord syrien.

Le véritable écueil, au regard de la puissance et du statut étatique des TSK, est moins la galaxie des forces pro-régime – Syriens, Russes ou Iraniens ne souhaiteraient pas ouvrir un nouveau front avec la Turquie – mais un enlisement dans le Nord-Est, notamment si les Kurdes venaient à être soutenus par Damas. L’autre élément important est le devenir du gouvernorat d’Idlib et des forces djihadistes syriennes et étrangères conséquentes qui s’y trouvent et dont les accords d’Astana ainsi que les accords russo-turcs font d’Ankara la responsable.

Le régime ne tient donc guère l’ensemble de la Syrie. Et si le régime et ses alliés ont, par la reconquête des territoires tenus par les groupes armés, rétabli une autorité labellisée « régime syrien », les écueils sont encore nombreux pour pouvoir considérer qu’il s’agit là d’une normalisation.

Les réfugiés réticents à retourner en Syrie en l’état actuel des choses

Environ 6,5 millions de Syriens sont réfugiés dans la région ou en Europe, et la reconquête progressive du territoire perdu par le régime n’a absolument pas induit de retour significatif de ces réfugiés dans ces zones contrôlées par des forces qui lui sont fidèles. C’est plutôt l’inverse, les réfugiés dans les pays du Moyen-Orient ont continué à augmenter – de 4,8 millions à la mi-mars 2016 à 5,6 aujourd’hui[3] – alors que les groupes révolutionnaires perdaient du territoire, que l’État islamique régressait et que les forces pro-régime progressaient significativement, reprenant Alep (décembre 2016), la Ghouta orientale (avril 2018), ou encore Deraa (juillet 2018), parfois en déployant une violence considérable poussant à l’exil forcé, mais parfois aussi grâce à des accords locaux. Ceci démontre que les réfugiés syriens ne sont apparemment pas animés d’un puissant désir de rejoindre la Syrie contrôlée par le régime et ses alliés.

Les violations persistantes des droits de l’homme et du droit international humanitaire avaient d’ailleurs naturellement pour effet de faire partir ceux qui osaient vivre dans des zones sous contrôle de l’opposition. Par ailleurs, les espaces urbains rasés par les bombardements ne prévoient guère d’accueillir les anciens habitants, la loi n° 10 a établi la vente aux enchères par les autorités de ces biens si les propriétaires ne se manifestaient pas dans un délai court (30 jours, rallongés à un an[4]). Or pour cela il faut répondre à deux conditions : ne pas avoir de craintes de persécutions pour cause d’opinion politique réelle ou imputée vis-à-vis du régime (ce que le simple fait d’avoir habité dans un quartier d’opposition lui fait présumer), et secondement, de disposer des titres de propriété, ce qui semble être loin de représenter la majorité des cas[5].

Si l’on observe l’exemple du Liban, où les autorités étatiques ainsi que le Hezbollah poussent au retour des réfugiés en Syrie, considérant leur retour dans les zones du régime comme sûr, les proportions montrent qu’il s’agit d’un épiphénomène[6]. L’argument des réfugiés ne va donc pas en faveur d’un processus de normalisation naturelle « gratuite » des rapports avec le régime.

Conclusion : incertitudes politiques et sécuritaires

À Baghouz, les dernières poches sous contrôle direct de Daech sont en train d’être reprises. Toutefois, l’organisation terroriste n’est pas défaite pour autant, et ses attaques perdurent, surgissant régulièrement de la clandestinité de laquelle elle opère désormais dans plusieurs régions de Syrie et d’Irak : Al-Raqqa, Al-Hasakah, Diyala, Kirkouk, ou Al-Anbar.

Or le croisement des faits présentés plus haut avec cette situation dessine une réalité complexe[7] face à laquelle il faut rester fort prudent dans l’étude de toute prospective. Un certain nombre de questions fondamentales reste en effet en suspens :

      • Le régime syrien est-il capable de stabiliser le pays qu’il a plongé dans le chaos par son refus de s’ouvrir politiquement ?
      • Une telle attitude permet-elle d’assurer la sécurité, pour les Syriens d’abord, pour les habitants du Moyen-Orient ensuite et pour l’Europe enfin ?
      • L’agrégat de forces paramilitaires en faveur du régime ou celui constitué par les FDS sont-ils de nature à stabiliser les territoires et à assurer la sécurité pour les habitants tout en évitant la résurgence de l’EI, ou même l’usage du territoire syrien comme sanctuaire clandestin, à l’instar des réseaux djihadistes au Pakistan par exemple ?
      • La corruption, foisonnante dans les pays en guerre, les États faillis ou les régimes autoritaires, élément favorisant le mouvement, l’acquisition d’information, l’approvisionnement en armes, n’est-elle pas un frein essentiel à la réduction à néant de l’État islamique dans le pays ?
      • La remise en scelle de Bachar al-Assad, après huit ans de conflit destructeur et meurtrier, efface-t-elle les sources contestataires qui ont vu naître la répression, ou bien celles-ci vont-elles resurgir, possiblement non sous une forme de manifestation pacifique, mais de renforcement du terrorisme djihadiste et/ou d’émigration ?
      • Le régime n’instrumentalisera-t-il pas les éléments captés de l’État islamique et des autres groupes djihadistes à l’encontre des intérêts occidentaux, pour se venger ou à l’occasion de la prochaine crise régionale ?
      • Une reconstruction priorisant les zones affiliées au régime, et profitant aux affidés du régime n’est-elle pas de nature à entretenir le ressentiment et à faire renaître le cycle contestation-répression-déstabilisation ?
      • Plus largement, la persécution sans limites d’un peuple ne nourrit-elle pas la radicalisation de certains éléments, comme le conflit syrien l’a pleinement démontré ?

Notes :

[1] Julien Théron, « Syrie, Irak, Iran : l’Europe face au basculement stratégique américain au Moyen-Orient », Analyse d’actualité, CAREP Paris, 19 février 2019, https://www.carep-paris.org/publications/syrie-irak-iran-leurope-face-au-basculement-strategique-americain-au-moyen-orient/ (consulté le 12 mars 2019).

[2] Lara Seligman, « The Unintended Consequences of Trump’s Decision to Withdraw From Syria », Foreign Policy, 28 janvier 2019, https://foreignpolicy.com/2019/01/28/unintended-consequences-trump-decision-withdraw-syria/ (consulté le 13 mars 2019).

[3] Trend of Registered Syrian Refugees, Operational portal, UNHCR, 11 mars 2019, https://data2.unhcr.org/en/situations/syria (consulté le 13 mars 2019).

[4] Thomas Abgrall, « En Syrie, le régime veut reconstruire en expropriant des millions de déplacés et de réfugiés », France 24, 12 novembre 2018, https://www.france24.com/fr/20181112-syrie-reconstruction-expropriation-millions-deplaces-refugies-liban-hezbollah-loi-10 (consulté le 13 mars 2019).

[5] Idem.

[6] « Retour volontaire lundi d’un millier de réfugiés syriens installés au Liban », L’Orient-Le Jour, 22 décembre 2018, https://www.lorientlejour.com/article/1149663/retour-volontaire-lundi-dun-millier-de-refugies-syriens-installes-au-liban.html (consulté le 13 mars 2019).

[7] Laurent Lagneau, « Pour un ancien patron de la DGSE, coopérer avec les services syriens contre l’EI ne peut pas donner de résultats », Zone militaire, 9 mars 2019, www.opex360.com/2019/03/09/pour-un-ancien-patron-de-la-dgse-cooperer-avec-les-services-syriens-contre-lei-ne-peut-pas-donner-de-resultats/?fbclid=IwAR2_LB8SVCW17A5mr5Dznyez5pu6v3JJHbA5nwzj-88kiPoUo_ZbCHDrPzE# (consulté le 15 mars 2019).