01/04/2020

L’escalade entre l’Iran et les États-Unis en Irak : enseignements d’une confrontation délétère

L’escalade entre l’Iran et les États-Unis en Irak

Par Salam Kawakibi, Directeur du CAREP Paris,
et Julien Théron, Chercheur associé au CAREP Paris

L’Iran et les États-Unis se sont longuement constitués en forces compétitrices en Irak, mais leur lutte d’influence indirecte a fini par se transformer en confrontation directe.

Alors que les affrontements entre les proxies de Téhéran et les forces américaines continuent dans ce pays (23 attaques de roquettes depuis octobre 2019)[1], une nouvelle attaque de roquettes contre une base de la coalition internationale a tué deux Américains et un Britannique le 11 mars 2020. En réponse, Washington a procédé à de nouvelles frappes punitives contre cinq installations des milices irakiennes pro-iraniennes Kataeb Hezbollah et décidé de l’envoi de batteries de défense antimissile Patriot, et du maintien de deux porte-avions dans la région[2], provoquant sans surprise une nouvelle attaque de roquette le 14 mars contre la base de Taji.

Une telle escalade, qui menace la stabilité régionale et globale, et consacre l’approche belliciste de Washington comme de Téhéran, tous deux mus par des dynamiques régionales antagonistes et la nécessité partagée de relégitimer leurs pouvoirs politiques internes, a mis l’Irak dans une situation intenable, écrasant pour un temps les mobilisations démocratiques.

Or, force est de constater que la stratégie américaine, qui se veut dissuasive, ne fonctionne pas. Pire, l’envoi de Patriots et le maintien des porte-avions laissent penser qu’un tel niveau de conflictualité, est une nouvelle normalité.

Aventurisme américain au Moyen-Orient

Méconnaissance des cultures locales et des tendances politiques, incompréhension des aspirations des sociétés, défaillance d’un soutien réel aux mouvements démocratiques, ingérences politiques directes, mésestimation des risques et des conséquences de ses actes, actions militaires trop fortes, maltraitance des prisonniers ou encore défiance du droit international : l’interventionnisme militaire de Washington induit souvent des désastres politiques. Et l’alternative non interventionniste, appelée « smart power » par l’administration Obama, est souvent tout aussi contre-productive (cf. L’accord sur l’usage des armes chimiques par le régime syrien en 2013).

La séquence récente ne déroge pas à la règle. Alors que certains poussaient à Washington pour faire comprendre à l’Iran que les attaques des bases américaines en Irak étaient inacceptables, il a fallu attendre la mort d’un Américain pour qu’une action soit engagée. Celle-ci a d’emblée relevé du « hard power », c’est-à-dire de la coercition, tuant au moins 25 combattants des milices du Hezbollah en Irak. Un message auquel l’Iran[3] ne pouvait pas ne pas répondre.

Transformation de la rivalité stratégique en confrontation armée en Irak

Le contexte actuel qui a rendu l’escalade de belligérance possible, est marqué par une tension extrême entre les forces américaines (environ 5 000 soldats au sol, dotés d’un fort soutien aérien)[4] présentes dans le cadre de la lutte contre l’État islamique (Daech) et les groupes armés chiites pro-iraniens dual-Hashd al-shaabi (« Mobilisation populaire »), relais du Corps des Gardiens de la Révolution islamique iraniens et également légitimés par la lutte contre l’EI (leur décompte est difficile du fait de leur nature et les fait osciller entre 60 000 et 150 000 combattants)[5].

Moins présent sur le terrain que l’Iran, Washington dispose d’un poids économique et militaire considérable en Irak. De son côté, Téhéran a récemment vu ses milices affiliées gagner une légitimité institutionnelle avec la constitution du Hashd al-shaabi en force politique au parlement irakien, et l’intégration partielle de ses troupes au sein des forces conventionnelles irakienne dans le cadre d’une réforme du secteur de sécurité.

Ce contexte de rivalité s’est passablement tendu lors du retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien dit JCPoA (Joint Comprehensive Plan of Action), en mai 2018. Depuis, la ligne dure semble s’être imposée à Téhéran avec ces derniers mois plusieurs tirs de roquette et de mortier menés par le Hashd al-shaabi contre les bases américaines[6], jusqu’à la mort à Kirkouk d’un sous-traitant américain dans une nouvelle attaque à la roquette, attribuée au groupe armé irakien Kataeb Hezbollah par Mark Esper, Secrétaire américain à la Défense[7]. La confrontation stratégique indirecte pour le contrôle l’État irakien a ainsi dérapé avec le retrait de l’engagement américain du JCPoA, transformant l’Irak en terrain d’affrontement direct entre Téhéran et Washington.

Cette démonstration de force de Washington s’impose au détriment de l’efficacité stratégique et va à l’encontre de l’objectif initial qui était de ne plus être attaqué indirectement par la République islamique. L’escalade s’est ainsi poursuivie avec l’attaque de l’ambassade américaine à Bagdad, qui a motivé les frappes américaines contre Abou Mahdi al-Mouhandis, chef des milices Kataeb Hezbollah, et le général Qassem Soleimani, commandant de la Force al-Qods, branche extérieure des Gardiens de la Révolution.

Au-delà du symbolique, la stratégie américaine, perçue par Washington comme un retour à la dissuasion après les années Obama, n’a eu aucun des bénéfices attendus pour les États-Unis, bien au contraire.

Si Qassem Soleimani, qui a souvent été présenté comme l’architecte de l’hégémonie iranienne, le cerveau du régime iranien en Syrie et le grand stratège des Gardiens de la Révolution, était en effet un agent dévoué de la puissance iranienne au Moyen-Orient, il n’était pas pour autant le preneur de décision, à savoir l’Ayatollah Khamenei entouré du Conseil de Discernement de l’intérêt supérieur du régime. Il répondait par ailleurs à ses supérieurs, les commandants des Pasdaran Mohammad Ali Jafari puis Hossein Salami à partir d’avril 2019. Qassem Soleimani, s’il avait acquis une connaissance du terrain et une certaine aura dans la galaxie des formations chiites, n’avait pas non plus pour autant la maîtrise totale des acteurs affiliés à Téhéran qui ont toujours disposé d’une certaine autonomie opérative. Un conseiller de Mohammad Javad Zarif a par ailleurs confié dans une capitale européenne, lors de négociations discrètes sur la Syrie, que Qassem Soleimani était considéré dans les arcanes du pouvoir iranien comme un modéré – malgré son influence auprès de Damas et sa responsabilité dans les terribles exactions du régime contre sa population. Il était par ailleurs passablement contesté ces derniers temps du fait de son incapacité à gérer les mouvements de protestation contre l’ingérence iranienne dans la région. Ainsi, son remplacement par le général Esmaïl Ghaani[8], qui a quant à lui une réputation de radical, porte à considérer son élimination par Washington au mieux comme inefficace et au pire comme contre-productive. 

Cet assassinat ciblé a d’ailleurs d’emblée provoqué l’attaque d’une base américaine par les forces iraniennes avec des missiles balistiques à courte portée Qiam-1 et Fateh-313. Malgré les commentaires satisfaits de la Maison Blanche[9], un précédent a été créé avec une frappe directe de l’Iran contre une base militaire américaine.

Écrasement des mouvements démocratiques dans la région

Comment ne pas avancer l’idée qu’un moyen plus efficace de mettre une « pression maximale »[10] sur Téhéran serait de soutenir le mouvement de contestation démocratique à l’œuvre dans le pays.

La stratégie américaine a produit l’effet inverse, détournant l’attention de l’opinion publique irakienne du mouvement pro-démocratie et permettant au régime de mobiliser des foules en soutien à sa légitimité muselant ainsi la contestation en Iran et en Irak.

La résilience des mouvements pro-démocratie et anti-ingérences est à ce titre remarquable, les manifestations ayant repris à Beyrouth[11], à Bagdad[12], ainsi qu’en Iran après l’aveu des autorités du tir qui a abattu par erreur l’avion d’Ukraine International Airlines.[13]

Or tout déni ou tentative de répression de l’expression démocratique ne peut conduire qu’à l’accroissement des radicalités et de la déstabilisation, ce que ni Washington ni l’Iran ne prennent en compte dans leurs stratégies, pensant illusoirement que l’usage de la force peut imposer un ordre qui leur serait favorable.

Remise en cause de la lutte anti-Daech

Bien que les États-Unis et l’Iran aient travaillé l’un comme l’autre à réduire l’emprise territoriale de l’État islamique, leur confrontation a remis en cause les gains fragiles de la lutte contre l’EI. Non seulement l’État islamique est toujours opérant par ses réseaux et mène de nombreuses attaques résiduelles sur le sol irakien, mais toute forme de mauvaise gestion de la situation est favorable au mouvement terroriste. Pour rappel, c’est notamment par l’effet conjoint d’une politique communautariste pro-iranienne et du retrait des forces américaines du pays qu’a prospéré l’État islamique.

La fragilisation actuelle de la présence militaire internationale en Irak (opération « Inherent resolve » contre l’État islamique)[14] coïncide aujourd’hui avec l’arrivée des milices chiites au Parlement irakien et à la répression par leur soin du mouvement démocratique irakien. C’est là une situation aussi périlleuse que largement sous-estimée de la séquence récente.

Conclusions

On peut tirer un certain nombre d’enseignements de cette escalade.

Sur le plan diplomatique, cet affrontement a permis à la Russie et à la Turquie de se positionner comme des défenseurs de la paix et de la stabilité, alors que les deux pays mènent leurs propres actions armées à la poursuite de leurs propres intérêts, participant à l’instabilité régionale. Il a aussi donné l’opportunité à l’Iran de prendre une place prééminente dans l’axe auto-qualifié d’« anti-impérialiste », en coopération compétitive avec la Russie.

L’absence de l’Europe a été remarquable. L’Union européenne, qui n’a pas souhaité se laisser entraîner dans un conflit à potentiel global, s’est illustrée par un nouveau manque de cohésion. Le grand voisinage européen fait l’objet d’un nouveau déficit d’action régulatrice et stabilisatrice et l’Europe n’a pas réussi à mettre en place son mécanisme commercial avec l’Iran face au rejet américain du JCPoA, malgré les demandes pressantes et légitimes de l’Iran, impactant ainsi négativement les tensions irano-américaines.

Quant à l’ONU, elle n’a pas été capable de stabiliser la situation ni même d’imposer une mission de bons offices. Son action s’est réduite à des déclarations de principes de son Secrétaire général, António Guterres, appelant à la « retenue »[15], puis « à arrêter l’escalade et à relancer le dialogue »[16].

Pour Téhéran, si la manœuvre a été subtile, elle n’a pas réussi à produire les bénéfices attendus du bras de fer : les États-Unis n’ont pas annoncé leur retrait d’Irak les manifestations pro-démocratie ont repris et l’impact international de l’erreur de tir contre un aéronef civil a été majeur.

Pour les États-Unis, au-delà du discours pittoresque sur la toute-puissance américaine et l’auto-satisfecit de son leadership, cette séquence illustre moins un retour efficace de la dissuasion qu’un épisode supplémentaire de stratégies contre-productives. Washington s’est isolé diplomatiquement de ses alliés à l’international autant que militairement sur le terrain, et son appel à un élargissement de l’OTAN au Moyen-Orient a peu de chances de recevoir un écho favorable en Europe.

Aucun acteur ne sort victorieux, en somme, de cette joute délétère. Mais surtout, la déstabilisation historique qui en ressort est potentiellement lourde de conséquences :

Cette crise a en effet montré que l’asymétrie entre un acteur global et un acteur régional n’a pas empêché la confrontation directe, l’Iran, qui se targue de ses soutiens irréguliers (des brigades Badr au Hamas) a finalement frappé par le biais de ses forces conventionnelles. Ni la puissance militaire américaine ni sa gestion sécuritaire de la crise ne sont donc dissuasives.

La logique d’une conflagration de grande ampleur a été enclenchée à la suite d’un phénomène d’auto-entraînement engendré par des « frictions »[17] (ces développements aléatoires inévitables dans un conflit armé) et par une rhétorique nationaliste qui a tourné à plein régime au plus haut niveau des deux pays. Un nouveau seuil de confrontation armée a été atteint et se perpétue, la désescalade relevant d’une posture déclarative.

La belligérance et les armements sont fort moins bien maîtrisés que les discours officiels le laissent penser, ainsi que l’a démontré le tir tragique contre le Boeing ukrainien.

À la faveur de la crise, l’Iran s’est retiré un peu plus de ses engagements concernant son programme nucléaire, faisant craindre une aggravation majeure, Donald Trump ayant déclaré pendant la crise qu’il ne laisserait pas Téhéran acquérir une arme nucléaire[18].

Seul point positif, force est de constater que l’instrumentalisation politique des tensions ne fonctionne pas, les manifestations ayant repris à Téhéran, à Bagdad et à Beyrouth moins de quatre jours après le bombardement des bases américaines.


Notes :

[1] « En Irak, nouveaux tirs de roquettes sur une base américaine », Le Monde avec AFP et AP, 14 mars 2020. Disponible sur : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/14/nouveaux-tirs-de-roquettes-sur-une-base-americaine-en-irak_6033076_3210.html (consulté le 14 mars 2020).

[2] Jack Detsch, « Pentagon retaliates after deadly Iran-backed strikes on US troops », Al-Monitor, 13 mars 2020. Disponible sur : https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2020/03/pentagon-retaliate-iran-backed-strike-us-troops.html?utm_campaign=20200313&utm_source=sailthru&utm_medium=email&utm_term=Daily+Newsletter&fbclid=IwAR1SmDZxVMfN84UslNUWQ4CTW5PxEIcU1RqCmUVNXsJWewQMFS2JzuzwlMc (consulté le 14 mars 2020).

[3] Jeff Seldin, « US Brushes Off Iraqi Criticism of Airstrikes », Voice of America, 31 décembre 2020. Disponible sur : https://www.voanews.com/usa/us-brushes-iraqi-criticism-airstrikes (consulté le 12 janvier 2020).

[4] Tom Bowman, « U.S. Counters Iran-Backed Militia Attacks With Strikes In Iraq, Syria », NPR, 30 décembre 2019. Disponible sur : https://www.npr.org/2019/12/30/792302111/u-s-counters-iran-backed-militia-attacks-with-strikes-in-iraq-syria (consulté le 12 janvier 2020).

[5] Tom Allinson, « Al-Hashd al-Shaabi and Hezbollah: Iran’s allies in Iraq and Lebanon », Deutsche Welle, 1er novembre 2011. Disponible sur : https://www.dw.com/en/al-hashd-al-shaabi-and-hezbollah-irans-allies-in-iraq-and-lebanon/a-51078399 (consulté le 12 janvier 2020).

[6] Tom Bowman, op. cit.

[7] « US bombs pro-Iran militant group in Iraq, Syria in retaliation for rocket attack », France 24, 29 décembre 2019. Disponible sur : https://www.france24.com/en/20191229-us-bombs-militant-group-in-iraq-syria-in-retaliation-for-contractor-s-killing (consulté le 11 janvier 2020).

[8] Nasser Karimi et Jon Gambrell, « Iran general replacing Soleimani vows revenge for US killing », AP, 6 janvier 2020. Disponible sur : https://apnews.com/0f0a91eb720021df5e7d1cea1c4b79a3 (consulté le 12 janvier 2020).

[9] « Donald Trump affirme que l’Iran « semble reculer » et s’en félicite », L’Express avec AFP, 8 janvier 2020. Disponible sur : https://www.lexpress.fr/actualite/monde/donald-trump-annonce-de-nouvelles-sanctions-immediates-contre-l-iran_2113765.html (consulté le 12 janvier 2020).

[10] Selon la politique américaine de « maximum pressure » faite de sanctions économiques et de menaces militaires

[11] « Plusieurs milliers de manifestants dans les rues de Beyrouth », Libnanews, 11 janvier 2020. Disponible sur : https://libnanews.com/plusieurs-milliers-de-manifestants-dans-les-rues-de-beyrouth/ (consulté le 13 janvier 2020).

[12] Gareth Browne, « Protesters in Baghdad want to end Tehran’s influence », The Times, 10 janvier 2020. Disponible sur : https://www.thetimes.co.uk/edition/world/protesters-in-baghdad-want-to-end-tehrans-influence-dk2hg2wvq (consulté le 10 janvier 2020).

[13] François Clemenceau, « Iran : la colère des jeunes après l’aveu des Gardiens sur le tir par erreur contre l’avion ukrainien », Le Journal du Dimanche, 11 janvier 2020. Disponible sur : https://www.lejdd.fr/International/iran-la-colere-des-jeunes-apres-laveu-des-gardiens-sur-le-tir-par-erreur-contre-lavion-ukrainien-3942506 (consulté le 12 janvier 2020).

[14] La France vient notamment d’annoncer le retrait de ses troupes en Irak

[15] « Le chef de l’ONU appelle à la retenue après la mort d’un général iranien tué par un raid américain en Iraq », ONU Info, 3 janvier 2020. Disponible sur : https://news.un.org/fr/story/2020/01/1059261 (consulté le 12 janvier 2020).

[16] « Tensions entre Iran et États-Unis : le chef de l’ONU appelle à arrêter l’escalade et à relancer le dialogue », ONU Info, 6 janvier 2020. Disponible sur : https://news.un.org/fr/story/2020/01/1059381 (consulté le 12 janvier 2020).

[17] « Les considérations d’ordre opérationnel », Institut de stratégie comparée, section 2, chapitre 8, 7 décembre 2012. Disponible sur : www.institut-strategie.fr/?p=1238 (consulté le 12 janvier 2020).

[18] Matthew Weaver, « Trump says Iran will never have a nuclear weapon as Tehran mourns Suleimani – as it happened », The Guardian, 6 janvier 2020. Disponible sur : https://www.theguardian.com/world/live/2020/jan/06/iran-qassem-suleimani-funeral-donald-trump-nato-iraq (consulté le 12 janvier 2020).