03/01/2022

Redistribution de l’accès à l’eau en Afrique du Nord et au Moyen-Orient : quel impact sur les agricultures familiales ?

Puits le long de la rivière Tensift, Maroc © François Molle/ Water Alternatives Photos

Par François Molle

Texte issu de la Journée d’étude du 24 juin 2021, « Eau & Agriculture dans le monde arabe »

Malgré la nature renouvelable de son cycle, l’eau est une ressource finie : dans des situations d’extrême pression sur cette ressource, comme c’est le cas en Afrique du Nord et au Moyen Orient, son allocation -ou son appropriation- ressemble à un jeu à somme nulle, voire à somme négative dans les cas fréquents où le déstockage des nappes permet une consommation d’eau annuelle supérieure au volume moyen renouvelable. Ce jeu, toutefois, est partiellement flouté par la variabilité hydrologique naturelle, les réservoirs de stockage, et le recours aux ressources en eau souterraines invisibles.

La manifestation la plus flagrante de ce jeu d’allocation a souvent été qualifiée de water grabbing, ou d’accaparement des ressources en eau : des situations où la ponction d’un large volume d’eau se traduit de manière visible et incontestable par la spoliation d’usagers préexistants. Cette spoliation peut être la conséquence de l’installation de grands investisseurs mais également, on l’oublie souvent, de périmètres irrigués installés ou subventionnés par l’État. Même dans le premier cas, l’installation des investisseurs se fait souvent de manière légale, ou en tirant parti d’un flou juridique ou de proximités avec le pouvoir en place.

L’Égypte fournit un premier exemple d’État ayant planifié des extensions massives de zones irriguées (soit à travers des concessions de terre soit en s’appuyant sur l’armée) dont certaines dépendent directement des eaux du Nil : c’est le cas de la zone de Toshka et d’extensions sur les marges du delta (dont une partie devrait être, à terme, irriguée par des eaux usées traitées). Cette situation se répète au niveau international où les extensions de terres irriguées au Soudan soustraient une ressource déjà utilisée à l’aval en Égypte. Dans le bassin du Souss au Maroc, pour pérenniser l’agriculture intensive surexploitant la nappe de la région de Guerdane, c’est l’État qui a subventionné – via un PPP (partenariat public-privé) – un adducteur permettant de soustraire et de dériver un volume d’eau en amont du bassin, au détriment de l’irrigation traditionnelle de la vallée. Une situation similaire dans l’ouest du delta du Nil, le projet du West Delta, envisageait également de substituer des eaux souterraines surexploitées par de l’eau du Nil mais n’a finalement pas vu le jour.

François Molle

Directeur de recherche (IRD)

François Molle est directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), au sein de l’UM G-eau à Montpellier. Il a trente-cinq ans d’expérience dans les domaines de la gestion et de la gouvernance de l’eau, et des politiques publiques, avec une expertise sur l’Asie du Sud-Est, le Moyen Orient et l’Afrique du Nord. Il est coéditeur en chef du journal Water Alternatives.

Si ces cas emblématiques permettent de visualiser des réallocations d’eau impactant directement les agricultures familiales, il convient néanmoins de souligner que la grande majorité des situations de compétition et de dépossession/réallocation se fait entre petits et moyens agriculteurs. En effet, les modalités de l’accès à l’eau sont constamment redistribuées par des dynamiques qu’il faut aussi comprendre au niveau des bassins-versants, et bien sûr dans leur environnement économique et politique.

Dans le cas du projet d’adducteur du Ghriss, dans le bassin de la Macta en Algérie, c’est l’État qui pour des raisons électoralistes a décidé de déshabiller Pierre pour habiller Paul : en utilisant une partie de l’eau des barrages pour pallier la surexploitation des eaux souterraines de la plaine de Ghriss, il a encore réduit les apports du périmètre public de Habra, à l’aval, qui ne cultive en moyenne que 50 % de sa superficie par manque d’eau… (Kherbane 2020). Dans d’autres cas, c’est la somme de pompages de puits individuels qui réduit les volumes d’eau superficielle déjà utilisés à l’aval : dans le bassin de l’Oronte, en Syrie, l’explosion des puits dans les années 1990 s’est traduite par une baisse ou un assèchement des sources qui assuraient une partie des apports du périmètre public de la plaine du Ghab, entraînant le délaissement de sa partie avale.

Si le jeu d’allocation se fait le plus souvent à travers des prélèvements d’eau directs, l’exemple de la vallée de la Bekaa, au Liban, montre que les modalités et les conséquences peuvent être plus complexes. Dans la Bekaa les agriculteurs prélèvent de l’eau dans de multiples sources de surface ou souterraines interconnectées. Les prélèvements à la fois par les agriculteurs, les municipalités, et l’État (à travers l’établissement de la Bekaa) se font sans compréhension fine de ces interconnexions hydrologiques, et se déséquilibrent mutuellement. L’étude de l’évolution de l’agriculture dans la zone a montré comment les puits productifs dans la nappe de l’éocène ont été le lieu d’accumulation du capital, puis de la terre, avant que dans les années 1980 la rentabilité des filières diminue et que ceux qui avaient accumulé ces ressources s’en détachent. Ce fut alors le tour de personnes ayant fait fortune dans les pays du Golfe d’acheter terres et puits et de les mettre en valeur de manière indirecte. On observe un processus de dépossession et d’accumulation où l’eau et la terre restent en partie disponibles pour les paysans mais à travers le marché locatif (Nassif 2019). On voit ici l’importance des marchés mais aussi du contexte économique et politique plus large dans l’évolution de l’accès à l’eau.

Enfin, au sein même d’une agriculture initialement largement familiale, les filières intensives tournées vers l’exportation favorisent les exploitations capitalisées et, progressivement, l’expansion et la concentration de terres et d’eau dans ce type d’agriculture. C’est le cas dans la vallée du Jourdain, en Jordanie : l’eau étant rare, mais potentiellement source de richesse quand on peut la transformer en cash crops (« cultures de rente »), ce sont des investisseurs ou entrepreneurs locaux qui concentrent peu à peu la terre et les droits d’eau qui leur sont attachés en louant des parcelles. Cela entraîne une croissance des serres et des palmiers et une évolution vers une agriculture capitalisée d’exportation. Sur le plateau, à Mafraq, certains de ces investisseurs de la vallée louent des terres mais la plupart sont des entrepreneurs locaux assez riches qui, là aussi, sont majoritairement connectés à des marchés de cash crops destinés à l’export, et qui peuvent en particulier couvrir les investissements colossaux nécessaires à l’utilisation des eaux souterraines profondes.

Si ces évolutions se traduisent par des dynamiques de réallocation de la ressource entre usagers, et le plus souvent au détriment des agriculteurs les moins capitalisés, il faut toutefois souligner que la première variable d’ajustement est en général l’environnement. Le prélèvement excessif d’eau se traduit par une dégradation environnementale que rien ne semble devoir enrayer. À Marrakech c’est l’ancienne palmeraie qui est maintenant largement détruite à la suite de la baisse de la nappe. En Tunisie, c’est le lac d’Ichkeul qui est privé d’une eau exportée vers le sud du pays. Dans la Macta en Algérie, mais aussi dans l’ensemble de l’Afrique du Nord, ce sont les sebkhas[1] et autres zones humides qui disparaissent. Dans la vallée du Jourdain c’est la Mer Morte qui s’assèche inexorablement, tandis que le sol environnant s’affaisse. Avec ces dégradations c’est toute une biodiversité mais aussi des micro-environnements d’habitat qui cessent d’exister.

La redistribution de l’accès à l’eau pose la question des droits d’eau. Il apparaît clairement que les États ne jouent pas leur rôle de régulateur, en particulier en ce qui concerne les eaux souterraines. Soit parce qu’ils ne veulent pas restreindre l’accès à une eau souvent synonyme de survie pour des populations rurales appauvries, soit parce qu’ils facilitent l’expansion d’investisseurs capitalisés, les États laissent faire, voire alimentent, la surexploitation des ressources (Molle et Closas 2020). Quoi qu’il en soit, c’est en effet l’agriculture intensive, à grande échelle et tournée vers l’export, qui est favorisée à la fois par les politiques publiques et la logique même du marché.

Références bibliographiques

  • Ben Fraj, W. ; Elloumi, M. ; Molle, F.  “The politics of interbasin transfers: socio-environmental impacts and actors strategies in Tunisia”, in Natural Resources Forum, Vol. 43, Issue 1, 2019, pp. 17-30,
  • Kherbache, N., Rareté des ressources et politique de l’eau en Algérie : analyse de la transition d’un modèle de l’offre vers la gestion de la demande en eau (GDE). Thèse de doctorat. Université de Béjaia, 2020.
  • Molle, F., “Why Enough Is Never Enough: The Societal Determinants of River Basin Closure”, in International Journal of Water Resources Development 24, 2008, pp. 217–226.
  • Molle, F., Closas, A., “Why is state-centered groundwater governance largely ineffective? A review”, WIREs Water vol.7, Issue 1, e1395, Jan.-Feb. 2020, https://doi.org/10.1002/wat2.1395
  • Molle, F., Sanchis-Ibor, C., “Irrigation Policies in the Mediterranean: Trends and Challenges”, in  Molle F., Sanchis-Ibor C., Avellà-Reus L. (Eds) “Irrigation in the Mediterranean. Global Issues in Water Policy”, Vol 22. Springer, Cham, 2019.
  • Nassif, M.-H., Analyse Multi-Scalaire des Politiques et de la Gouvernance de l’Eau dans le Bassin du Litani, Liban. Thèse de doctorat, Université de Montpellier, 2019.

Notes :

[1] Une sebkha désigne un bassin occupant le fond d’une dépression à forte salinité et plus ou moins séparé d’un milieu marin, dans des régions arides (milieu supratidal).