19/07/2021

Trajectoires comparées en milieu carcéral : questionner le lien entre (non) radicalisation et prison

Par Bartolomeo Conti

La non-radicalisation : point aveugle du champ académique

En France, comme dans d’autres pays européens, la prison est considérée comme un des lieux principaux de propagation de la radicalisation islamiste. Cette image, désormais prédominante tant dans l’imaginaire collectif qu’au sein des institutions françaises, et largement véhiculée par les médias et le discours politique, semble corroborée par le nombre important de personnes ayant transité par la prison avant de commettre des actes de terrorisme ou partis faire le djihad en Syrie. Accusée d’être une « usine à fabriquer des djihadistes », la prison est ainsi devenue la cible privilégiée de la lutte contre la radicalisation (Sèze 2019 ; Conti, 2020) et a fait l’objet de mesures spécifiques, qui ont fini par restructurer l’espace carcéral et les relations qui s’y déploient[1]. Dans la construction de cette image de la prison comme lieu de prosélytisme et de radicalisation, la recherche académique a joué un rôle important, –surtout après les attentats de janvier 2015 – en faisant  de la prison un des espaces privilégiés où mener des études pour essayer de comprendre le « pourquoi » et le « comment » de la radicalisation et de l’extrémisme violent. Cet intérêt renouvelé pour la prison a été favorisé en particulier par la concentration d’un nombre important de détenus dits « radicalisés » dans les prisons françaises, ce qui a permis d’étudier de près le phénomène djihadiste. La plupart de ces études, réalisées dans l’urgence et dans un climat anxiogène, souvent menées pour répondre à une forte demande sociale et politique, ont généralement contribué à renforcer l’idée que la prison constitue un espace de prosélytisme et de radicalisation. S’est alors imposée une représentation de la prison comme un espace où les messages d’une vision radicale de l’islam circulent largement, portés par des prosélytes qui recrutent des jeunes en mal d’intégration et au parcours délinquant[2]. Dans cette approche, la focale est mise sur les recruteurs, expression d’un islam politique, qui serait dominant dans l’espace carcéral. Celui-ci est indiqué – au même titre que les banlieues – comme un espace social où l’État français aurait perdu le contrôle à l’avantage de réseaux militants islamistes, notamment salafistes. Si les quartiers sont présentés comme des « territoires conquis par l’islamisme » (Rougier, 2020), ce serait en prison que se pensent et s’élaborent les nouvelles doctrines de l’islamisme (Kepel, 2015), la prison étant aujourd’hui la base arrière d’où se réorganiserait le djihad en France (Micheron, 2020). Cette image est au moins nuancée par d’autres chercheurs, et notamment ceux qui mènent des recherches en prison depuis longtemps (Béraud, de Galembert et Rostaing, 2016 ; Khosrokhavar, 2016 ; Chantraine, Scheer et Depuiset, 2018 ; de Galembert, 2020), selon lesquels la prison ne ferait qu’exacerber des processus et des logiques déjà à l’œuvre dans la société. Selon le sociologue Farhad Khosrokhavar, pionnier des études sur l’islam en prison (2004) et sur les dynamiques de radicalisation (2006 et 2016), la prison est un élément important dans la trajectoire djihadiste des jeunes « désaffiliés », mais pas le seul facteur, ni le facteur déterminant. Inégalités sociales, stigmatisation, marginalisation, exclusion de certaines minorités ethnico-raciales, sont parmi les facteurs qui s’ajoutent aux conditions de l’enfermement et à la faiblesse des politiques et pratiques de réhabilitation. Selon cette interprétation, l’adhésion à l’extrémisme islamiste n’est que l’une des voies possibles de l’expérience carcérale, le passage en détention, comme la religion en prison (Khosrokhavar, 2004 ; Sarg et Lamine, 2011 ; Béraud et al., 2013), pouvant avoir des effets très différents – voire opposés – sur les trajectoires individuelles.

 

portrait Bartolomeo Conti

Bartolomeo Conti

Chercheur au CEMS/EHESS, Paris

Bartolomeo Conti est sociologue à l’EHESS, et auteur d’une thèse sur l’émergence de l’islam dans l’espace public italien. En 2015, il a participé à la recherche « Détection et prise en charge de la radicalisation religieuse des personnes détenues », avec l’objectif d’élaborer des méthodes et des outils pour la réinsertion des personnes sous-main de justice. Depuis 2017, il poursuit ses recherches dans le cadre du projet de recherche H2020 « Dialogue about Radicalisation and Equality (DARE) ».

Bien que le rôle de la prison dans le processus de radicalisation fasse encore débat, l’image de la prison comme lieu « terroristogène » est aujourd’hui largement acceptée, au point de ne plus être remise en cause, tant qu’elle est indiscutablement devenue l’une des idées phares qui oriente les politiques publiques et les pratiques de l’administration pénitentiaire. On peut néanmoins se poser la question si cette image de la prison n’est pas aussi la conséquence de ce qu’on a cherché au cours de ces dernières années, tant au niveau académique que politique. On peut en effet partir de deux constatations. D’abord, les sciences sociales, en écho à une forte demande politique et sociétale, ont focalisé le regard quasi exclusivement sur les prisons où les détenus radicalisés ou condamnés pour des faits de terrorisme étaient rassemblés, c’est-à-dire là où le discours de l’islam radical était plus accessible, mais aussi plus fort et visible. En second lieu, les chercheurs, comme l’Administration pénitentiaire, se sont focalisés quasi-exclusivement sur les détenus condamnés pour des faits de terrorisme, « radicalisés » ou « suspectés de radicalisation ». On peut se demander quelles conséquences ces choix ont sur les résultats des études réalisées, et en particulier sur la relation de causalité entre prison et radicalisation. Et si on décentrait le regard sur les prisons dites « périphériques », c’est-à-dire là où le nombre de ce type de public est limité ? Et si on décentrait le regard sur les trajectoires marquées par ce que l’on peut qualifier « de non-radicalisation » ? Est-ce que le fait que très peu d’attention ait été portée aux prisons périphériques n’a pas contribué à construire cette image de la prison comme lieu de radicalisation ? Et si on focalisait notre regard aussi sur ceux, parmi les détenus, bien plus nombreux que les « radicaux », qui refusent le récit de l’islam radical ? Autrement dit, si aujourd’hui l’image de la prison comme lieu « terroristogène » est assumée comme une évidence, n’est-ce pas parce que la radicalisation est la chose principale, sinon la seule, que l’on a cherchée dans les prisons françaises au cours de ces dernières années ?

C’est par ce décalage du regard, que cette contribution veut illustrer comment l’expérience carcérale peut donner lieu à des issues très variées, voire opposées, qui se manifestent le plus souvent par un refus du récit de l’islam radical. Il s’agit donc de voir comment les messages dits de radicalisation sont appréhendés par « les autres détenus » et comment ces derniers perçoivent les « radicaux ». À cette fin, nous comparons ici deux recherches : la première réalisée en 2015 dans un lieu de concentration de la radicalisation et ayant pour cible des détenus condamnés par des faits de terrorisme ou suspectés de « radicalisation » ; la seconde, réalisée entre 2017 et 2019 dans une prison périphérique, dans laquelle il ne s’agissait pas de concentrer notre attention exclusivement sur des jeunes radicalisés ou condamnés pour des faits de terrorisme, mais de prendre en compte une plus ample variété de profils et de trajectoires de jeunes français, et ce afin de décrire et analyser non seulement les trajectoires de radicalisation, mais également celles qu’on peut définir comme des trajectoires de « non-radicalisation ». Par ce changement d’approche, ce décalage du regard du chercheur, la prison se révèle comme un milieu où se confronte une pluralité de récits parmi lesquels celui de l’islam radical n’apparaît pas aujourd’hui comme le plus séduisant.

Un aperçu historique du lien entre prison et radicalisation

L’idée que la prison serait un des lieux principaux où se propage l’islamisme radical prend ses racines dans les années 1990, quand environ 200 personnes liées à des groupes islamistes algériens étaient concentrées dans quelques prisons autour de Paris. À cette époque l’interprétation dominante du phénomène prosélyte était celle d’un danger exogène, c’est-à-dire d’une importation de la guerre civile algérienne, qui s’était nichée dans certains espaces délaissés par l’État, dont la prison, où des islamistes recrutaient des jeunes désaffiliés. À cet égard, l’un des figures emblématiques a été celle de Khaled Kelkal, un jeune né en Algérie, mais ayant grandi dans la banlieue lyonnaise, qui – selon l’interprétation dominante – aurait été radicalisé en prison par des islamistes algériens et qui fut ensuite l’auteur, entre 1995 et 1996, d’une série d’attentats commis sur le sol français. Bien que perçu comme une manifestation de la guerre civile algérienne, donc comme exogène, son cas et sa trajectoire montraient déjà le lien entre le prosélytisme de l’islamisme radical et une jeunesse sensible à un discours de rupture avec la société française. Dans la construction de l’idée de la prison comme lieu de radicalisation, un troisième terme, celui d’un « islam carcéral », s’ajoute dès lors à « prosélytisme » et « jeunes marginaux en mal d’intégration » (de Galembert, 2020). Depuis la fin des années 1990, on a en effet assisté à la multiplication des chiffres (souvent des estimations, dépourvues de toute certitude) sur le pourcentage des musulmans en prison, contribuant ainsi à la construction de l’idée d’un « islam carcéral », image qui se développe en lien avec la construction médiatique (Deltombe 2005) et politico-sociétale du « problème musulman » en France (Hajjat et Mohammed, 2013). En ce sens, comme l’écrit Claire de Galembert, « la surreprésentation des musulmans présumés au sein de la population pénale devient une nouvelle facette du problème musulman » (2016 : 56). Néanmoins, jusqu’au début des années 2010, tant dans l’imaginaire collectif que dans les politiques publiques, l’islamisme radical était principalement associé à un problème venu de l’extérieur, simplement hexogène, d’abord à l’Algérie, ensuite à Al-Qaida. C’est en 2012, à la suite des attentats commis par Mohamed Merah, que cette perception change brutalement et que le danger devient endogène[3]. Les paroles prononcées en 2012 par le ministre de l’Intérieur Manuel Valls illustrent ce changement de perception : « il y a une menace terroriste en France (…). Il ne s’agit pas de réseaux terroristes qui viennent de l’extérieur. Il s’agit de réseaux qui sont dans nos quartiers. Il s’agit de Français convertis, de Français musulmans » (in Sèze, 2019 : 23).

Durant les années 2010, on assiste aussi à un phénomène nouveau, notamment par son ampleur, à savoir le départ d’un nombre grandissant de jeunes français vers la zone de guerre irako-syrienne. Il ne s’agit pas seulement de ceux que l’on peut nommer les « radicaux politiques », qui se revendiquant comme les héritiers des franges extrêmes des mouvements islamistes classiques et que l’on pourrait baptiser « la génération Al Qaeda » (Khosrokhavar, 2006 ; Roy, 2007), mais de jeunes le plus souvent dépourvus de connaissances religieuses et de culture politique, celle qu’on peut nommer « la génération Daech » (Coolsaet, 2016 ; Conti, 2019). L’ampleur du nombre de départs puis les retours, qui commencent à partir de 2014, placent les institutions françaises face au défi de la gestion des « revenants » (Thomson, 2016). À ceux-là, il faut ajouter tous ceux qui n’ont pas réussi à rejoindre la zone de guerre irako-syrienne, mais qui sont fascinés par le discours de Daech et qui ont été « détectés » et fichés comme « radicalisés » ou « dans un processus de radicalisation ». À la suite des attentats de janvier 2015, dans un contexte hautement anxiogène, la prison devient tout simplement la cible privilégiée de la lutte contre le terrorisme, alors que l’administration pénitentiaire est confrontée à un phénomène, celui du djihadisme en prison, qui n’est pas nouveau, mais qui est inédit par l’ampleur des nombres[4]. Dans l’urgence, les institutions françaises mettent au point une politique de lutte contre la radicalisation, qui représente un tournant tant d’un point de vue pénal que sécuritaire (Benbassa et Troendlé, 2017 ; Bui-Xuan, 2018 ; Sèze, 2019 ; Besnier et Weill, 2019). Entre 2014 et 2018, trois plans d’action contre la radicalisation se succèdent, chacun réservant une attention particulière à la prison. Parmi les questions les plus complexes, l’épineuse question de la prise en charge des personnes radicalisées ou condamnées pour des faits de terrorisme : faut-il les rassembler dans des prisons spécialement dédiées afin de limiter le prosélytisme et la propagation de leurs idées, ou faut-il mieux les disperser dans l’ensemble du parc carcéral afin d’éviter le renforcement des liens entre individus et la constitution de groupes « djihadistes » au sein des prisons ? Si l’administration pénitentiaire a initialement opté pour le rassemblement de ce type de détenus dans quelques prisons, elle a fini par développer un système que l’on peut qualifier, avec Chantraine, Scheer et Depuiset (2018), de « mixte », où s’alternent dispersion et rassemblement.

La prise en charge des personnes radicalisées : entre concentration et dispersion

Cette contribution se fonde sur deux recherches-actions[5], qui se distinguent l’une de l’autre par la place que « la radicalisation » occupe dans chacune des prisons étudiées, par le public cible et, enfin, par la période dans laquelle elles ont été conduites. La première recherche-action s’est déroulée dans une prison marquée par une concentration de détenus dits radicalisés, regroupant un grand nombre de personnes condamnées ou accusées pour des faits de terrorisme ou suspectées d’être radicalisées. Elle a été réalisée en pleine ascension de Daech, quand le nombre de départs de jeunes vers le front irako-syrien était particulièrement élevé. La seconde a été réalisée dans une prison que l’on peut qualifier de périphérique, à la fois du point de vue géographique (c’est-à-dire éloignée des maisons centrales qui bordent les grandes métropoles) et du type de public accueilli, le nombre de détenus accusés ou condamnés pour des faits de terrorisme ou encore suspectés d’être dans un processus de radicalisation y étant relativement bas. Elle a été réalisée après la défaite de Daech, lorsque les départs pour les zones de guerre s’étaient pratiquement taris. Les deux recherches-actions se sont déroulées selon une approche qui a été affinée au cours des années et qui a été adaptée à chaque contexte carcéral et au public cible : une phase de recherche ethnographique, suivie d’une phase expérimentale impliquant une pluralité d’acteurs, selon une approche qu’on peut appeler partenariale (Audoux et Gillet, 2011 ; Jagosh et al. 2012), et une phase d’évaluation des dispositifs et des outils produits.

La première recherche-action, « Détection et prise en charge de la radicalisation religieuse islamiste », s’est déroulée en 2015 dans la Maison d’arrêt d’Osny, c’est-à-dire dans une des prisons françaises où a été expérimentée la concentration des personnes sous-main de justice pour terrorisme ou parce que suspectée de radicalisation[6]. Cette recherche-action, commanditée par la Direction de l’administration pénitentiaire (DAP) et réalisée par l’Association dialogues citoyens[7], avait un triple objectif : mettre à jour les outils pour identifier les détenus dits « radicalisés islamistes », réaliser un programme de prise en charge des détenus en vue de leur réinsertion dans la société et transférer les compétences acquises au personnel pénitentiaire. Le travail a d’abord consisté à établir un état des lieux sur la vie en détention, sur le fonctionnement de la structure pénitentiaire, sur les relations entre détenus et personnel et, enfin, sur les méthodes de détection de la radicalisation islamique par le personnel. Cette phase, faite d’observations et d’entretiens avec tous ceux qui participent à « faire la prison », dont les détenus, a entre autres mis en évidence l’absence d’une définition claire de ce que l’on entend par « radicalisation », une confusion entre radicalisation et pratique religieuse orthodoxe/fondamentaliste, entre radicalisation et discours politique, ou encore entre radicalisation et contestation de la République. Par la création d’une commission pluridisciplinaire unique (CPU) inédite, impliquant une pluralité d’acteurs (psychologues, surveillants, enseignants, directions, conseillers pénitentiaires d’insertion et probation…), un groupe de 15 personnes détenues a été sélectionné afin de participer pendant deux mois à un programme, ayant pour objectif de prévenir le risque de radicalisation en prison par le biais de questionnements sur la citoyenneté et les représentations du monde des participants. En alternant séances individuelles et collectives, le programme s’est déployé en trois temps : la mise en confiance et la déstigmatisation ; puis un travail visant à faire émerger les représentations des détenus à travers une série de rencontres avec des structures associatives et institutionnelles (des personnes engagées pour une cause, des victimes du terrorisme, des représentants religieux, des universitaires, des agents pénitentiaires) ; et enfin une phase de retour sur soi et de projection vers l’avenir, à travers des questionnements sur les liens affectifs primaires, à commencer par la famille, sur la perception de Soi et sur le projet individuel. Le programme, en plus de montrer le rôle joué par la stigmatisation, la marginalisation ou l’exclusion dans l’adhésion à un discours de rupture vis-à-vis des institutions de la République et de la société, a également démontré le besoin des détenus de verbaliser leur sentiment d’injustice, d’exclusion ou de rage. Cette verbalisation s’est d’ailleurs révélée être un atout, la recherche ayant clairement montré que ce n’est qu’à travers la parole que la radicalisation soupçonnée peut être vérifiée, mais aussi désamorcée ou combattue. Une telle constatation contraste évidemment avec ce qui se passe en détention, où les moments d’échanges avec les détenus sont très limités, leur parole étant au mieux largement simplifiée, lorsqu’elle n’est pas tout simplement ignorée.

La seconde recherche a été réalisée dans une prison périphérique entre 2017 et 2019[8], avec l’objectif de répondre à la question suivante : pourquoi et comment certains jeunes se radicalisent-ils, tandis que d’autres, expérimentant des conditions sociales similaires et partageant un même sentiment d’injustice, ne se radicalisent pas ? Dans le cadre de cette recherche, la démarche choisie a été d’interroger des détenus aux profils variés eu égard aux délits ou crimes commis, aux trajectoires, à l’attitude en détention, aux affiliations, ainsi qu’à leur religion et/ou religiosité, afin de décentrer le regard du phénomène de la radicalisation. Il s’agissait donc de prendre en compte une ample variété de profils et de trajectoires de jeunes français, et ce afin de décrire et d’analyser non seulement les trajectoires de radicalisation, mais également celles qu’on peut définir de « non-radicalisation ». La prison a donc été appréhendée comme un milieu, où se croisent des récits variés, voire opposés, qui contribuent à « faire la prison »[9]. En écho à ce que Dawson appelle une « approche écologique » (« ecological approach »), qui « se focalise sur l’interaction d’un individu (ou d’un groupe) avec son environnement, et suppose qu’aucun facteur unique n’explique pourquoi quelque chose se produit « (2017 :3), il s’agissait de prendre en compte l’interaction entre la dimension subjective, les groupes et les facteurs structurels, qui se combinent différemment selon les individus, leur relation aux groupes, et selon le contexte. À cette fin, la recherche avait l’ambition d’établir un dialogue de longue durée avec les détenus, en partant de la vie carcérale, pour ensuite se focaliser sur les inégalités dans la société française et le sentiment d’injustice qui peut en découler. Il s’est agi de poser ouvertement la question des inégalités et des modalités d’élaboration – individuelles et collectives – du sentiment d’injustice pour voir comment et pourquoi des réponses différentes, dont celle de l’islam radical, sont développées par les détenus.

Cette seconde recherche, qui se base aussi sur deux actions expérimentales, a été réalisée dans un centre pénitentiaire (CP) éloigné des grandes villes et accueillant une population masculine d’environ 450 personnes. Il s’agit d’une prison relativement apaisée, sans tensions particulières provenant de la surpopulation carcérale ou d’une haute concentration de cas particulièrement « dangereux ». À la différence des prisons proches des grandes villes, comme c’est le cas de la Maison d’Arrêt d’Osny, le CP n’accueille pas un nombre élevé de détenus TIS ou DCSR. À distinguer cette recherche de la plupart des recherches récentes sur le sujet, c’est en particulier le choix de s’inscrire dans une temporalité longue. De manière régulière je me suis rendu en prison pendant presque trois ans, durant lesquels j’ai suivi 18 personnes détenues. Avec chaque participant, j’ai réalisé au moins deux entretiens. Dans plusieurs cas, j’ai réalisé 3 ou 4 entretiens, avec parfois une période de plus d’un an entre le premier et le dernier. J’ai également interviewé toutes celles et ceux qui font la prison, dont le personnel pénitentiaire (direction, enseignants, chef de détention, surveillants, SPIP, etc.), l’aumônier musulman et d’autres détenus. La mise en place de deux groupes de détenus mis en position de réflexion lors d’actions expérimentales (module sur « engagement, citoyenneté et violence » et groupe de travail dans une classe d’écoles) a donné la possibilité d’observer les phénomènes et les individus dans leur évolution. Par cette temporalité longue, on a ainsi pu observer l’adaptation graduelle des détenus à la contrainte et à la maîtrise, toujours précaire et fragile, du temps et de l’espace de l’emprisonnement, et éviter ainsi d’enfermer les individus dans une parole figée ou une posture affichée pour mieux analyser leur évolution. Cette démarche méthodologique a permis de voir la prison dans son ensemble, comme un espace social permettant une compréhension qu’on peut qualifier de « situationnelle » et « interactionnelle » de ce qu’est la perception de l’injustice et des inégalités, et de la manière dont celles-ci s’articulent à l’extrémisme et à la radicalisation.

Bien qu’elle ne soit pas incluse dans cette comparaison, je tiens à évoquer une troisième recherche-action réalisée en 2016 dans un Centre pénitentiaire en Guyane française et visant à la construction d’outils conceptuels et méthodologiques afin d’appréhender les mécanismes de la violence. L’intérêt de cette recherche-action, qui a rencontré une forte adhésion de la part des détenus et du personnel qui y ont participé, réside précisément dans le fait que prosélytisme, radicalisation islamiste et lutte contre la radicalisation jouaient un rôle mineur, voire inexistant, dans ce Centre pénitentiaire, qui était pourtant marqué par un fort niveau de violence. Dans ce CP, la question de la radicalisation était lointaine, mais les logiques et les mécanismes de la violence étaient bien à l’œuvre, ce qui a permis de mieux distinguer ce qui relève de la radicalisation, notion qui, en France métropolitaine, semble avoir tout phagocyté, des autres causes de la violence, et en particulier ce qui relève de la désocialisation des détenus, des inégalités sociales, des logiques et mécanismes de rupture vis-à-vis des institutions et/ou de la société.

Dans cette contribution, la comparaison entre ces recherches vise en particulier à nous permettre de saisir d’un côté comment les personnes qui affichent leur adhésion à l’islam radical interprètent leur engagement, et de l’autre comment cet engagement est regardé par les autres détenus. Plus largement, par cette comparaison on peut voir comment le récit de l’islam radical est appréhendé en milieu pénitentiaire.

Penser la différence à partir d’inégalités communes et d’un sentiment d’injustice partagé

À cette fin, on peut partir des similitudes, notamment pour ce qui concerne les conditions sociales, qui font de la plupart des détenus un groupe social plutôt déterminé. Les inégalités, entendues comme « the objectively unequal, or subjectively perceived, unjust distribution of valued outcomes (such as resources and power) or the gaps in access to opportunities » (Franc et Pavlović, 2019), sont à la fois le résultat de relations structurelles au sein de la société française (macro), la conséquence de l’assignation et/ou de l’identification de l’individu à des groupes sociaux (méso) et une expérience subjective (micro). Ces trois niveaux se croisent, voire se confondent, dans le vécu des individus, produisant un sentiment d’injustice largement partagé, au-delà de la vision idéologique du détenu.

Les biographies des détenus rencontrés révèlent  avant tout qu’ils sont marqués par un sentiment d’enfermement physique, social et symbolique. Celui-ci prend une pluralité de modalités, qui souvent se superposent, mais produisent un même sentiment, largement partagé : celui de ne pas pouvoir avancer et finalement de ne pas être en mesure de maîtriser sa propre vie. D’abord un enfermement physique, spatial, pour une partie de répondants vivant dans des espaces ghettoïsés. Issue des classes populaires, la grande majorité de la population carcérale a grandi et habité dans des quartiers défavorisés et marginalisés, que certains détenus décrivent et vivent comme des ghettos, à la fois imposés et expérimenté comme une source d’identification (Lapeyronnie, 2008). Les paroles de ce jeune de 17 ans, incarcéré pour homicide, en sont une parfaite illustration :

Dans nos quartiers, personne vient nous faire chier, on est tranquilles, on ne fait chier personne, on est entre nous, on se connaît tout le monde … On est dans notre petit village, il y a tout ce qu’il faut dans notre village. Dans le quartier il y a tout ce qu’il faut, des alimentations, la boulangerie, il y a tout. Pourquoi on doit sortir de notre quartier ? Pour faire quoi ?… Ils ne veulent pas se mélanger avec nous, pourquoi nous devons aller nous mélanger avec eux ?

Ensuite un enfermement économique, la quasi-totalité des répondants exprimant le sentiment de ne pouvoir pas aspirer à une ascension sociale perçue comme difficile, voire impossible. Les inégalités économico-sociales sont dues aux dynamiques structurelles, mais s’inscrivent directement dans le vécu et la perception subjectifs. La quasi-totalité des détenus fait partie des classes populaires, d’une classe ouvrière, et dans certains cas on pourrait même parler de sous-prolétariat. Leurs familles, comme eux-mêmes, sont souvent « cantonnés » dans du travail peu qualifié, mal payé et parfois dégradant. Dans certains cas, comme leurs parents, ils sont au chômage ou dans des emplois irréguliers ou encore sont impliqués dans des activités illégales et poursuivis par la justice. Comme le dit avec amertume ce chef de détention, « 80% de ceux qui sont en prison ont eu de la famille en prison. La prison devient ainsi un héritage familial ». La pratique délinquante de certains jeunes s’inscrit dans l’histoire et les pratiques familiales, avec un « savoir-faire » qui est transmis entre générations comme une ressource permettant de grimper l’échelle sociale ou simplement d’accaparer ce qu’on n’a pas, comme le dit ce jeune de 21 ans, à sa quatrième incarcération :

J’aimais pas ma situation. Je voulais de l’argent. Je voulais avoir tout ce que je voulais. Et tout ce que je pouvais pas avoir, ben je suis allé le chercher, je suis allé le prendre.

Envisager néanmoins la question en de simples termes de ressources économiques serait trompeur, car certains des répondants ne cachent pas qu’ils ont pris l’habitude de « gagner » beaucoup d’argent à travers des activités illégales. Il ne s’agit donc pas de regarder la condition sociale des répondants seulement en termes de ressources économiques, mais plus largement en termes de capital à la fois économique, culturel et social, qui peut être mobilisé en vue d’obtenir « ce qu’ils ne peuvent pas avoir » (Ilan et Sandberg, 2019).

L’enfermement se prolonge dans les dynamiques familiales, marquées par la déstructuration de la famille, la violence et la faiblesse de la transmission et du cadrage. Les trajectoires et le vécu de la plupart des personnes incarcérées sont bien résumés par les mots de ce détenu, autour de la cinquantaine : « ils souffrent tous des mêmes maux ». En prison on retrouve en effet les mêmes « maux » intimes (familles défaillantes, père absent, violence au sein de la famille, déscolarisation précoce, traumas…), qui se couplent aux dynamiques sociales, aux « maux » sociaux. Au niveau micro, c’est en particulier la déstructuration de l’institution familiale qui affecte le vécu et la perception des répondants. Parler de la famille n’a pas été simple, car le récit familial est souvent celui de la honte. C’est mettre en mots la violence à la maison, une mère toxicomane qui délaisse ses enfants, un père qui a quitté le foyer. Parler de la famille est difficile aussi parce que la mise en récit oblige à se regarder avec les yeux des parents et de leur souffrance, ouvrant ainsi la voie à un sentiment de culpabilité, car l’incarcération est souvent vécue comme une fissure dans la relation de confiance avec la famille. Les récits, comme les silences, relèvent généralement d’un modèle familial qui ne fonctionne plus, celui de la famille traditionnelle patriarcale fondée sur une distinction rigide des rôles entre le père, la mère et les enfants. La mère est souvent une femme au foyer, chargée de préserver l’intimité de l’espace privé, alors que le père, quand il est présent, n’arrive pas à remplir son rôle d’autorité, notamment du fait de sa difficulté à répondre aux besoins économiques de la famille et de faire face à un sentiment d’humiliation qui se transmet de génération en génération (Khosrokhavar, 2006). Dans celle que Khosrokhavar définit comme la famille patriarcale « décapitée » (2018 : 278 ; Ferret et al. 2021), l’autorité parentale et le cadre normatif sont ainsi absents, affaiblis ou ouvertement contestés, laissant libre cours à la transgression, à des trajectoires dérèglées, régies au rythme des « 400 coups », mais aussi au déchaînement de la violence[10]. Pour certains, la famille se présente comme un espace social d’exercice et d’apprentissage de la violence, au même titre de la rue, comme le raconte ce jeune de 16 ans, grandi sans mère, longtemps incarcérée pour trafic de drogue, et avec un père en grande détresse :

Moi, j’ai beaucoup sifflé, j’ai beaucoup frappé des gens, j’ai beaucoup porté de la violence, soit verbale que physique. Mais moi j’ai beaucoup subi par mes grands frères… « Tu veux être un homme, tu veux faire des conneries, beh regarde ce qu’est la vie, t’as envie de faire partie de la rue ? » Ils me frappaient jusqu’à que je dise « non, je ne veux plus faire des conneries ». Sauf que c’était le contraire, plus ils nous frappaient et plus ça nous donnait de la haine. À un moment ils me frappaient, mais j’en rigolais. Parce qu’à la fin c’était banal, une banalité !

Ségrégation spatiale et sociale se couplent souvent à un processus de stigmatisation et de rejet, vécu au quotidien sous les formes de discrimination, visant les personnes issues de certaines catégories, auxquelles les détenus s’identifient ou sont assignés (Becker, 1963 ; Goffman 1963) : les personnes d’origine étrangère, les banlieusards, les musulmans ou encore ceux qui ont été déjà condamnés, le casier judiciaire stigmatisant l’individu à jamais. Les paroles de ce jeune homme d’origine turque, incarcéré pour violence au sein de la famille, en sont une illustration :

Je n’ai pas besoin de leur merde, ils prennent les détenus comme des merdes… La discrimination est partout ici en détention. Il y a une loi pour les blancs et une loi pour les autres. C’est ici que les gens deviennent anti-français. C’est une usine à djihadistes. On pousse les jeunes à bout et on les fait devenir extrémistes. Mais moi, j’ai choisi de ne pas arriver au bout… Je n’ai pas envie de les envoyer se faire foutre. Je veux me contrôler et l’islam m’aide.

Il y a ensuite un enfermement judiciaire, qui avec la délinquance apparaît pour certains le seul horizon d’avenir, dans une sorte de déterminisme social, qui se traduit dans un sentiment d’inéluctabilité et de fatalité. Dans l’enceinte carcérale, tout ça se traduit par le sentiment, voire la certitude, d’être condamnés « pour ce qu’on est et pas pour ce qu’on a fait », ce qui permet à certains prisonniers de se réfugier dans une vision et un discours qui contribuent à rendre les délits secondaires et, dans certains cas, à se réfugier dans une explication conspirationniste et/ou victimaire, où la faute revient aux autres, à commencer par l’État. Il y a enfin un enfermement politique, qui en fait des exclus de ceux qui sont dans l’impossibilité de se faire entendre en tant que citoyens et (d’avoir au moins l’illusion) de participer à la construction de l’espace public en tant que lieu de « discussion rationnelle des affaires publiques » (Habermas, 1962), voire au jeu démocratique afin de définir la société, le bien et le mal, le juste et l’injuste. Ce sentiment d’enfermement est à l’origine du désir de s’échapper d’une condition qui s’applique à l’individu au-delà de sa volonté. Un désir d’ailleurs qui trouve des réponses multiples, dont celle de l’islam radical, qui se présente comme une voie de sortie, de fuite d’un monde décevant, stigmatisant, sans avenir.

C’est à partir de ce qui réunit les uns aux autres, ici à peine esquissé, que l’on peut envisager d’indiquer quelques éléments de ce qui sépare ceux qui ont pris un chemin de ceux qui l’ont refusé. Chemins, comme refus, qui ne sont pas sans ambivalence, au-delà de ce qu’on dit et que disent les individus eux-mêmes, au moins au début de la relation enquêteur-enquêté, quand un certain affichage de soi compte davantage. C’est la temporalité longue de la recherche qui a permis d’aller au-delà de cette première mise en scène de soi, et de dévoiler les hésitations, les contradictions, les peurs, les regrets. Bref de l’ambivalence (Simmel, 1999 ; Tabboni, 2007), qui caractérise les uns comme les autres.

Temps sociétaux, cible et place de « la radicalisation » au sein de l’espace carcéral

Afin de saisir comment le récit de l’islam radical est appréhendé en milieu pénitentiaire, il importe de mettre en comparaison les deux recherches à partir de trois éléments clefs : les temps, le climat et les trajectoires.

1.      Temps

Les temps de la radicalisation sont d’une importance fondamentale, tant dans les processus individuels que dans les dynamiques collectives. En reprenant Isabelle Sommier (2015), un processus de radicalisation peut être défini comme « la rencontre brutale entre un moment historique de basculement de l’univers social et une trajectoire particulière » (2015 : 8). Afin de saisir cette rencontre à l’origine du passage du Nous à l’Eux (Truong, 2017), lors de la recherche ethnographique DARE, nous nous sommes focalisés sur l’interaction entre offre et demande, entre individus, groupes et contextes. Nous avons en particulier cherché à savoir quelles offres se présentent à des jeunes à la limite de la rupture, à la recherche d’une voie de salut et valorisante, et comment dans certains cas s’accomplit une telle rupture, alors que dans d’autres, les individus sont en mesure de mobiliser des ressources afin de ne pas se couper du monde.

L’engagement à haut risque d’un point de vue physique, symbolique et moral, car il peut entraîner l’emprisonnement, la mort, la réprobation et la rupture des lieux sociaux et affectifs, se fait dans un contexte particulier, où les récits collectifs peuvent offrir une inscription héroïque et valorisante. C’est aussi la promesse d’une adhésion à une instance collective imaginaire, celle qu’on peut nommer une « communauté imaginaire » (Anderson, 1991 ; Roy, 2002 ; Grillo 2004 ; Bowen 2004 ; Khosrokhavar, 2006). Pour des jeunes souvent marqués par le chaos familial, cette nouvelle communauté, la néo-Umma, peut aussi assumer le rôle de famille de substitution, comme le dit ce jeune converti de 21 ans, l’adhésion duquel à l’extrémisme violent s’enracine dans son parcours familial, un parcours chaotique, marqué par des blessures qu’il a du mal à mettre en mots :

Les musulmans ce sont comme une famille. Pour moi les musulmans c’est la famille… je ne les connaissais pas, mais je n’ai pas besoin de les connaître… juste en lisant le Coran, je les connais déjà. À partir du moment que quelqu’un fait l’attestation de foi, je défends son sang. Pour moi le musulman, qu’il soit français, américain ou autre, est plus cher à mes yeux que l’incroyant du (pays d’origine), même si vient de ma propre mère. C’est étonnant, mais c’est ainsi (il rigole, un peu gêné). Ce que nous lie, c’est la foi, c’est l’islam… (on est) une communauté. On est comme un seul homme. Si l’un est touché, c’est tout le corps qui ressent la douleur et qui va tout faire pour le soigner.

C’est l’épiphanie d’un monde binaire, qui se construit autour de la contraposition entre in-group (us) et out-group (them), selon une logique qui peut glisser graduellement vers une lecture proprement guerrière (Berger, 2018), où histoire, mémoire, trajectoire individuelle ne prennent sens que dans un présent écrasant[11] :

En fait ça c’est une guerre qui dure depuis des siècles. Entre le faux et le vrai. Entre le faux et le vrai. C’est tout.

Intervieweur : Et vous vous sentez partie de cette guerre ?

On fait tous partie de cette guerre. Vous Même, vous en faites partie … Il n’y a pas de neutre, vous êtes soit contre soit pour …

Intervieweur : Et pour la société, vous pensez que dans cette guerre il y aura un gagnant et un perdant ?

Mais oui. C’est nous les gagnants. Ici et dans l’au-delà on sera les gagnants.

Une dimension temporelle subjective, notamment celle d’une jeunesse constamment au bord de la rupture, se croise à une dimension temporelle sociale et politique, pour donner du sens à l’engagement individuel.

C’est justement le contexte social qui a énormément changé entre la première recherche, réalisée en 2015, en pleine ascension de Daech, et la seconde réalisée à peine quelques années plus tard. Ce qui change, ce n’est pas seulement la réalité sociale, mais surtout la perception du phénomène djihadiste parmi la population carcérale.

Pendant une certaine période, environ entre 2012 et 2017 (défaite de Daech), c’est-à-dire pendant la construction de l’État islamique en Syrie, nous avons assisté à ce qu’un détenu définit comme « un mouvement social », à savoir des jeunes fascinés par la grande aventure de construire une nouvelle société authentiquement islamique (Atran, 2016)[12]. Une phase d’exaltation qui a mobilisé toute sorte de jeunes, au-delà de leur origine sociale ou de leur engagement politique ou encore de leur pratique religieuse. Partis (ou désireux de partir) en Syrie pour des raisons différentes, pas toujours pour faire la guerre, ils ont été animés avant tout par un idéal, relayé par les réseaux sociaux, mis en récit par des instances collectives, un idéal qui a été mobilisateur, comme l’explique ce jeune de retour de Syrie :

Si on veut comprendre, il ne faut pas commencer des détails…Et se poser la question comment les différences entre les personnes ont été effacées par un point commun : ils sont attirés par une idée !… C’est l’idéal de reproduire leur religion du début. Refaire l’islam du début, cette idée transcende les différences, celles entre le riche et le pauvre, celles entre gens de pays différents, elle traverse tout le monde, car cette idée n’a pas des frontières.

Dans l’enceinte carcérale, cela signifiait que le récit de l’islam radical, l’offre, étaient particulièrement attirants. Face à une institution pénitentiaire qui apparaît dépassée, avec un sentiment conséquent d’exaltation parmi les détenus à voir des rapports de force qui pouvaient finalement basculer, les « radicaux » jouissaient d’une aura particulière, celle d’une avant-garde ayant le courage d’aller jusqu’au bout. En assumant « totalement » leur choix (changement de nom, ruptures des liens intimes, prison, parole libre, mort, voire désir de mort), ils se présentaient comme des « modèles » d’intégrité éthique et de courage, et apparaissaient comme des personnes émancipées de la protection et de l’enfermement familial et social. D’une certaine manière, ils témoignaient d’un affranchissement hautement désiré parmi des jeunes pour la plupart ségrégués, marginalisés ou simplement empêtrés dans un sentiment d’enfermement. La mort, envisagée, voire désirée, apparaissait comme une preuve ultime de leur autonomisation (Chauvenet, 2010 ; Roy, 2016). Leurs récits, leur modèle, étaient fascinants, au point qu’entrer dans leurs grâces était un objectif qu’un nombre important de jeunes détenus ne dissimulaient pas, allant parfois se faire passer pour « radicaux », sans vraiment l’être. Les gratifications dans les relations carcérales pouvaient contrebalancer les conséquences pénitentiaires. C’est ce que j’ai pu observer en 2015 dans la Maison d’Arrêt d’Osny, et c’est également ce que relatent d’autres recherches menées à cette période (Crettiez and Sèze, 2017 ; Micheron, 2020).

En 2018, ce temps est tout simplement révolu. Le récit de l’islam radical ne fascine plus autant, en prison tout comme, probablement, en dehors, même si cette fascination n’a pas totalement disparu. Nous pouvons indiquer trois raisons principales. D’abord, le moteur de l’engagement et de la mobilisation n’est plus là, car l’idéal ne s’est pas réalisé. Avant tout parce que Daech a perdu le terrain conquis, ensuite parce que les « revenants » ont ramené avec eux un sentiment de déception, comme en témoignent les paroles de cet homme rentré de Syrie :

Je n’ai aucun regret par rapport aux intentions. Le regret pourrait être sur comment les choses se sont déroulées, sur la manière, la méthode, qui était dégueulasse. Les intentions étaient nobles, la manière dégueulasse… Le terrain était dégueulasse, parce que c’était comme si la rébellion s’était retournée contre elle-même, laissant en place Bachar… Je suis revenu suite à ma déception.

Non seulement. En Syrie, là où devait se réaliser l’idéal, les combattants français ont finalement « importé leur jahiliya (ignorance religieuse préislamique) de cité » (Tompson, 2016 : 174), en reproduisant les logiques, les rapports de force et les injustices des quartiers (et de la société) qu’ils voulaient fuir. Ce récit exprimant cette déception est très répandu en prison. Il est aussi celui des détenus qui ne nient pas leur engagement ni leur idéologie, mais qui sont confrontés à l’amère constatation que le changement social (la construction d’une nouvelle société authentiquement musulmane) et subjectif (l’épiphanie d’une nouvelle condition subjective valorisante) ne s’est pas réalisé et, encore pire, ne se réalisera pas (au moins pour l’instant). La cité idéale s’est révélée un cauchemar et l’« individu nouveau » a fini par trouver la mort, la prison ou une errance qui apparaît perpétuelle et déstabilisante, voire destructrice.

Ensuite, la violence, largement mise en scène durant la phase d’exaltation de construction de l’État islamique, pose problème. Lors des échanges collectifs, les djihadistes eux-mêmes n’arrivent pas (plus) à la justifier dans la confrontation avec les autres détenus. La condamnation de cette violence s’exprime par des phrases souvent stéréotypées, comme d’ailleurs celles mobilisées par les djihadistes, mais qui marquent une ligne à ne pas franchir et qui finalement permettent à la grande part des détenus de « prendre de la distance ». Certains arrivent même à opposer logiques et moralité de la criminalité à l’idéologie radicale, comme l’explique ce jeune de 22 ans :

Nous, les bandits, les voyous, nous on n’est pas comme ça. On a des valeurs. Jamais on va tuer un enfant. Jamais on va aller buter un gosse… Mais ils ne connaissent pas ça. Ils ne connaissent pas ces règles. Ils ont peut-être pas les mêmes valeurs que nous…

Le discours des « radicaux » ou « terros », comme sont nommés par les « autres » détenus, dans une labellisation qui témoigne aussi de rapports de force changeants au sein de la prison, devient ainsi de moins en moins audible en prison, au point que même ceux qui expriment une certaine fascination pour les perspectives proposées l’islam radical s’opposent à une violence « qui s’en prend aux enfants », une « violence aveugle », que ceux qui se revendiquent musulmans qualifient clairement de « contraire à l’islam ». La mise en scène de cette violence a fini par contribuer à délégitimer les « radicaux » en prison. Finalement, elle offre une voie pour contourner, voire refuser, l’engagement djihadiste, même si on partage les inégalités sociales et un sentiment d’injustice ou encore une haine envers l’État français.

Enfin, la trajectoire de ceux qui ont franchi le pas, les « radicaux », s’est (presque) toujours mal terminée. Si en 2015, on pouvait être fascinés par ces nouvelles figures charismatiques au sein de la prison, quelques années plus tard les « autres » détenus ne manquent pas de partager le constat que les perspectives qu’offre ce type d’engagement sont finalement décevantes. On y reviendra plus en détail. Ici, il est important de souligner comment ces temporalités sociales produisent une perception différente de l’engagement radical parmi les détenus. Réception et circulation des messages de radicalisation en prison évoluent donc en fonction du moment et de la perception sociale du phénomène djihadiste.

2.     Le climat

À la différence des prisons proches des grandes villes, où le grand nombre de « radicaux » en faisait un groupe à part, fort et visible, à l’instar de la MA d’Osny, le CP où on a réalisé la seconde recherche n’accueille pas un nombre élevé de détenus TIS ou DCSR. Le faible nombre de personnes incarcérées pour terrorisme ou suspectées de radicalisation, associé au profil rural ou périurbain de la majorité des 450 détenus, se traduit par une sorte de refus du terroriste, comme le dit le chef de détention : « On ne veut pas vivre à la parisienne… Paris est lointaine, et ici on voit le terrorisme comme lointain : c’est pour ça que les détenus condamnés pour terrorisme n’ont pas de succès ici ».

Le désir de n’avoir rien à faire avec les « terros » est bien illustré par des témoignages recueillis et des observations réalisées au cours du temps. Ainsi, à titre d’exemple, certains détenus préféraient renoncer au terrain de foot, pour lequel il y a normalement de longues listes d’attente, pour ne pas se retrouver à jouer avec un détenu de retour de Syrie et condamné pour des faits de terrorisme, comme le relate ce surveillant gradé :

On a vu qu’une partie des autres détenus refusaient d’aller avec eux jouer au foot. Et au jeu, le détenu X allait droit au but, parce que personne ne se permettait de lui prendre la balle. C’est-à-dire que personne ne lui rentrait dedans pour lui prendre la balle par peur de représailles. Une fois, un autre détenu lui a fait un tacle et le détenu X s’est énervé, il l’a menacé, il lui a dit qu’il savait qui il était et que dehors il paierait… En observant la cour de promenade, on voyait que les autres détenus s’écartaient quand ils passaient.

On peut également évoquer l’histoire d’un homme incarcéré pour terrorisme et bien connu pour son action prosélyte[13], qui s’est fait ouvertement rejeter par les autres détenus de son bâtiment, lesquels ont clairement fait entendre aux surveillants qu’ils l’auraient passé à tabac s’il n’avait pas été transféré. J’ai rencontré cet homme à plusieurs reprises. À chaque rencontre, son récit était celui d’un détenu de plus en plus isolé, méprisé par une partie des autres détenus, à tel point qu’il a fini par s’enfermer dans sa cellule et ne plus prendre soin de sa personne. Simplement, j’ai pu constater que dans cette prison emblématique du principe de dispersion de la radicalisation, être radical, l’afficher, le revendiquer, peut s’avérer un handicap dans les relations avec les autres détenus. Entre crainte et mise à distance, les « radicaux » finissent le plus souvent pour être isolés. À cela contribuent les mesures de contrôle mises en place au sein des prisons françaises, qui font que les détenus sont continuellement surveillés, ce qui affecte la construction de liens et les possibilités d’échange avec les autres détenus. Ainsi cet homme autour de la quarantaine, affichant une pratique rigoureuse de l’islam, raconte comment il évite tout contact avec ceux, à commencer par des djihadistes, qui le cherchent à cause de son aspect. La peur de la détection finit ainsi pour structurer l’espace carcéral et les relations qui s’y jouent, comme le résument ses paroles : « J’ai peur d’être soupçonné de radicalisation et donc j’évite de faire des choses que je ferais, comme la prière en cellule… Parfois j’ai même peur de faire ma prière en cellule, parce que si le surveillant me voit… »

Surveillés, écoutés, mis à l’écart, les djihadistes n’ont pas l’air de fasciner, ni d’être des modèles à suivre, même pour ceux parmi les détenus qui veulent en découdre avec les institutions et la société française. Ces derniers finissent ainsi pour trouver des ressources pour résister à « la tentation radicale ». Quant à eux, « les radicaux » sont constamment confrontés au risque, qui peut se transformer en désir, de s’enfermer dans un entre-soi, subjectif pour certains, collectif pour d’autres, qui en fait un groupe bien distinct des autres détenus. Ce jeune converti de 21 ans, emprisonné parce que suspecté de préparer un attentat et de vouloir rejoindre la Syrie pour y intégrer des groupes djihadistes, après onze mois passé en isolement, raconte que dans chaque prison où il a été incarcéré, il a cherché avant tout ses « frères » : « J’ai toujours des frères qui sont là pour djihadisme. Nous sommes liés, même si on ne se connaît pas. C’est la religion qui nous unit ».

Ainsi, en détention, que ce soit dans les prisons où les djihadistes sont réunis, ou dans les prisons périphériques, les « radicaux » finissent pour constituer un groupe spécifique (De Galembert, 2016 et 2020 ; Khosrokhavar, 2018 ; Chantraine et al. 2018 ; Conti, 2019 ; Micheron, 2020), dont la force et la capacité de séduction peuvent varier énormément d’une période à l’autre, d’une prison à l’autre. Cette constitution en tant que groupe à part dérive tant du labelling institutionnel et des perceptions des autres prisonniers, que du choix de certains détenus de s’affirmer comme tels. Ils se connaissent, ils communiquent (ou essaient de communiquer), ils se cherchent afin d’affirmer un sentiment de solidarité qui puisse les renforcer mutuellement. Cette œuvre de distinction, si elle peut renforcer les liens entre eux, contribue en même temps à les distinguer des autres détenus. On doit aussi prendre en compte que cette volonté de se distinguer est parfois mise à dure épreuve par ceux parmi les djihadistes qui prennent la voie de l’effacement ou de la mise en question de leur engagement. Une réintroduction du doute qui risque de miner dans la (faible) forteresse de leurs certitudes, l’engagement radical se fondant sur une vision qui ne laisse pas de place au doute, comme le dit ce jeune :

Je n’ai pas de doutes. Jamais. Que Allah m’en préserve. Les doutes sont à ceux qui n’ont pas la force… Le prophète nous a appris que les gens se posent toujours des questions, mais qu’ils s’égarent par eux-mêmes…

Intervieweur : Mais quand vous dites ça, vous n’avez pas le doute de vous tromper ?

Non, aucun doute, jamais. Le doute c’est pour ceux qui sont injustes envers eux-mêmes.

3.     Trajectoires

On peut ici revenir aux trajectoires, en partant de la constatation que dans cette prison périphérique, à la différence de celle d’Osny, où ils étaient vus comme des modèles à suivre, les trajectoires de ceux qui ont franchi le pas, les « radicaux », se sont pratiquement toujours mal terminées. Sans aucune prétention à l’exhaustivité, donc en se limitant à ce qu’on a pu observer dans cette prison périphérique, on a identifié quatre issues possibles.

D’abord celle qu’on peut qualifier d’attitude jusqu’au-boutiste. Dans ces cas, qui varient selon les individus, sa trajectoire a trop éloigné l’individu, désormais coupé de la société, de ses affects et même de sa mémoire. Tout dépend de l’engagement, qui devient le seul et unique horizon de l’action. Ainsi, certains détenus tentent de continuer leur guerre en détention, tant dans la relation avec les gardiens, qu’avec les autres détenus. À titre d’exemple, deux détenus TIS (terroristes islamistes) ont été soudainement transférés parce que soupçonnés de vouloir fabriquer une arme 3D en prison. En détention, on les regarde généralement comme des individus qui iront droit dans le mur, pas du tout comme des modèles à suivre. Ils peuvent fasciner par leur attitude de défis envers l’administration pénitentiaire, mais personne (ou presque) ne souhaite emprunter leur chemin.

Une seconde issue, elle aussi d’une certaine manière jusqu’au-boutiste, est celle d’un entre-soi qui flirte avec la folie. Dans un processus totalisant, ces détenus attribuent à chaque geste, relation ou évènement une signification religieuse, où le normatif religieux devient débordant. Ainsi, un jeune partisan de Daech s’est enfoncé dans un état de paranoïa qui flirte avec la folie, où chaque geste ou mot est englouti par une réponse religieuse totalisante, dans un effacement de l’individu qui l’empêche de mener à bien toute forme de communication. Il finit pour se construire dans le rejet non seulement des surveillants, mais aussi des autres détenus, assignés à la catégorie des « mécréants ». Après l’avoir rencontré pendant plus d’un an,  lors de notre dernier entretien, il était en isolement, à la suite d’un banal – sinon normal – accident autour de ses vêtements (il portait un bandeau noir autour de la tête le jour de l’agression d’un surveillant dans une autre prison française). Depuis des mois personne n’arrivait plus à échanger un mot avec lui. Notre échange n’a duré que quelques minutes, avant qu’il se renferme dans ses prières et un silence habité par des fantômes.

Une autre issue est celle du développement d’un regard critique, voire de culpabilité. Ici, ce sont les temps individuels qui entrent en jeu. La radicalisation, comme cela a été amplement mis en évidence, est souvent un processus très rapide, un enchaînement de ruptures successives. Un mouvement dont l’individu a souvent peu de conscience, vécu comme l’épiphanie d’une nouvelle subjectivité, mais dont il risque sans arrêt de perdre le contrôle[14]. Le temps passant, par une décélération imposée par la contrainte de l’emprisonnement, l’individu peut prendre le chemin d’une mise en ordre rationnelle de son engagement, qui s’accompagne souvent par la remobilisation de liens précédemment délaissés : famille, amis, intérêts, etc. Parfois c’est le dialogue qui s’instaure avec des professionnels travaillant en prison (un enseignant, un psy, un Conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation, voire un surveillant ou un autre détenu), leur permettant de construire un récit nouveau de leur trajectoire et de leur engagement, qui petit à petit assume une autre signification. Un regard plus critique, parfois culpabilisant, qui leur permet de se questionner, de parler aux autres, de faire vivre à nouveau les liens préexistants. C’est le cas, par exemple, d’un jeune, qui avait été arrêté avant de commettre un attentat et qui, lors de nos premières rencontres continuait de se réclamer de Daech, mais qui a fini par porter un regard critique sur sa trajectoire. Après un long travail de mise en récit, il raconte :

J’ai participé à une séance de théâtre sur la radicalisation et c’était bien. Pour certaines choses, ça a été comme se regarder, comme dans un miroir. On pouvait voir comme on était. Et je me suis dit « wow, j’étais vraiment tordu ! Je vivais dans la même maison que mes parents, mais je ne leur adressais pas la parole !

Une dernière issue rencontrée au cours de la recherche ethnographique, est celle de la déception et de l’aveu d’échec. Le temps joue aussi pour ceux qui ne sont plus dans l’action. Fatigués, empêtrés dans une vie où se succèdent les déceptions, avec un futur sombre, avec peu de perspectives. Le désir de se poser, de former une famille, de renouer les liens délaissés, en fait des individus simplement déçus, qui ne rêvent désormais que de se retirer du monde, dans un aveu d’échec. C’est le cas, par exemple, d’un détenu autour de la quarantaine, qui avait eu des liens avec des groupes terroristes depuis le début des années 2000, qui pose désormais un regard de déception sur sa trajectoire et se pose tristement la question de la manière dont il pourrait entamer une nouvelle vie à la sortie. Il a ainsi fini par se réfugier dans un autre idéal, qu’il identifie avec celui d’un grand-père berger en Algérie, réactivant ainsi des liens et des mémoires familiaux qu’il avait longtemps délaissés :

Je compte revenir en Algérie et même là-bas faire un travail qui me permet de rester en retrait de la société… par exemple, vivre comme un paysan, comme l’était mon grand-père… La ferme, la vie dans la nature, est une recommandation du Prophète. Il y a un hadith qui dit de vivre dans les montagnes. Et aussi par rapport à mon grand-père, parce que c’est important de se rappeler d’où on vient, il faut revenir à nos sources.

Des sources familiales qui prennent la place des sources religieuses, une ferme dans les montagnes au lieu de la cité idéale où régnerait la loi divine. Comme lui, bien d’autres, déçus et ayant le sentiment d’un gâchis, ne rêvent que de se retirer d’une société dans laquelle ils estiment ne pas avoir de place. Les mots prononcés par ce détenu durant une séance collective, sous les regards approbateurs et résignés des autres détenus participants, illustrent un sentiment très répandu en détention, bien au-delà des djihadistes : « Je ne suis pas adapté à la société… ce n’est pas une société pour nous ».

Ces issues, qui sont celles rencontrées dans la prison où j’ai mené l’enquête, ne sont pas exhaustives. Évidemment, certains gardent leur rôle de figures charismatiques, comme j’avais pu l’observer en 2015. Ni regret, ni folie, ni isolement, ils restent déterminés dans leur engagement, pour revendiquer une cohérence qui peut être source de légitimité et de respect au sein de la prison.

L’Islam : un pare-feu de la radicalisation ?

L’islam est mobilisé par les individus qui s’identifient à l’islam radical. Ces derniers revendiquent de parler au nom du « vrai islam », celui produit par des savants, par des cheikhs en Arabie saoudite, au Yémen ou ailleurs. Il s’agit le plus souvent d’un islam imaginaire, hors du temps et de l’espace, de savants du passé, lus et interprétés comme des prophètes pour le présent, comme le dit cet aumônier :

Ils ont subi un lavage du cerveau et c’est difficile de les enlever de là. C’est comme dans les sectes, ils suivent des personnes intermédiaires qui parlent au nom de l’islam, des prétendus savants, qui ne sont même pas en France… Ceux qu’ils appellent des « savants » ont la capacité de simplifier le monde, donnent de la facilité : « Dieu a dit, le Prophète a dit ». Ce qu’ils cherchent c’est la simplicité… Pour ces jeunes radicalisés, il y a un vrai problème de connaissance.

La référence récurrente à des savants situés hors du temps et de l’espace permet de pallier à ce que j’ai constaté, à savoir qu’avant de se tourner vers l’islam radical, une partie importante – pas tous – des individus rencontrés en prison n’avait aucune pratique ni connaissance religieuse. Certains ont continué à reléguer au second plan la pratique, même après avoir fait l’expérience du djihad. D’autres ont sauté les étapes pour s’installer directement dans une vision proprement radicale de l’islam, avant tout vouée à l’action. Aucun ne s’inscrit dans l’islam des mosquées de France ou dans l’islam traditionnel, ni dans une tradition familiale de la pratique religieuse. Le leur est plutôt un islam de rupture, déconnecté de la réalité concrète, dans ce qu’on peut appeler un Islam PDF (Conti in Ferret et al. 2021), où la déterritorialisation et la déculturation de l’islam sont poussés à l’extrême (Roy, 2002). Dans celui qu’on peut qualifier de processus de self-radicalisation, par lequel une personne façonne son identité sociale en fonction d’une idéologie donnée en recherchant activement des informations et des réseaux radicaux sans nécessairement être membre d’un groupe radical établi (Paton, 2020), ce jeune décrit ainsi sa radicalisation :

Toute cette phase s’est passée sur Internet, il n’y avait personne qui m’a guidé. De manière très isolée : que moi et internet… La religion, à ce moment-là, je l’apprenais sur Internet.

Un autre jeune se revendiquant de Daech va encore plus loin, dans une totale bouleversement de la production du savoir religieux, à démonstration de la rupture avec la culture et la tradition islamique :

Je n’ai jamais fréquenté une mosquée et je n’ai jamais parlé avec des imams … mais Internet c’est un moyen pour se relier aux savants… sur Internet, si on suit le Coran et la Sunna, on ne se trompe pas … c’est la source.

En étudiant la prison comme milieu à partir d’un dialogue avec les détenus autour de la relation entre inégalités, injustice et radicalisation et en m’intéressant à des trajectoires à la fois de radicalisation et de non-radicalisation, j’ai pu observer que dans cette prison périphérique d’autres détenus mobilisent l’islam contre le récit de l’islam radical, dans ce qui se présente comme une forme d’excommunication réciproque, tournant autour d’un débat sur ce que serait « le vrai islam ». Pour les détenus se revendiquant musulmans, l’islam se présente comme une ressource pour construire un récit (et des opportunités) de rejet ou de distanciation vis-à-vis des djihadistes. Lors de la recherche ethnographique, cette opposition à l’interprétation radicale de l’islam prend trois modalités.

D’abord, celle d’un islam intimiste et rigoriste. En opposition aux « radicaux », la pratique et l’éthique religieuses s’inscrivent alors dans une démarche strictement personnelle. En normant et rythmant leur vie, l’islam permet avant tout une mise en ordre. À titre d’exemple, cet homme affichant une pratique rigoureuse, marié à une femme non pratiquante, inscrit son rigorisme religieux dans une démarche strictement personnelle, qu’il affirme ne pas vouloir imposer à sa femme ou à ses enfants. Comme d’autres, il s’installe dans une religion qui est avant tout apaisement et lenteur, et non pas action et mouvement comme elle l’est pour les djihadistes. Un autre détenu, dans son parcours de sortie et de déception vis-à-vis de l’islam radical, finit par s’inscrire dans cette logique, centrée sur l’individu plus que sur l’action. Il prône un retrait de la société française, dans ce qui apparait comme un islam intimiste :

Je ne me sens pas concerné par les choses ici en France. Je me perçois comme un résident, comme de passage…certaines choses sont en contradiction avec ma religion. Pour moi, on est comme en voyage, parce qu’ici les lois divines ne s’appliquent pas. Je reste en retrait. Ils ont leurs lois et je reste dehors, à part.

Une seconde modalité de distanciation vis-à-vis de l’islam radical réside dans l’adoption d’un islam qui s’inscrit dans une démarche collective (celle d’une mosquée ou d’un groupe de fidèles) ou familiale, voire nationale. Ce détenu de confession musulmane, fils d’un imam de campagne, s’inscrit ainsi dans un islam fait d’une mémoire, de traditions et d’individus qui donnent une forme concrète et collective à la religion. Un islam avec une forte charge éthique, qu’il oppose ouvertement à l’islam radical :

Moi, ma religion m’interdit de faire du mal. Voyez, elle m’interdit de voler, m’interdit de faire du mal, m’interdit de mentir, m’interdit de faire du mal à telle ou telle personne. Vous voyez ? Donc quand on prend tout ça, ce n’est pas possible. Mais quand vous allez voir une personne, là la moitié se disent peut-être musulmans, mais la moitié, et j’ai parlé avec beaucoup, ils ne prient pas, ils ne font pas, par exemple, les 5 piliers de l’islam, par exemple. Déjà ils ne respectent rien.

Enfin, l’islam est mobilisé comme ressource ultime pour le salut. Des détenus plus jeunes, qu’on pourrait qualifier de « révoltés » (Khosrokhavar, 2016) et qui portent un regard de condamnation sur l’idéologie djihadiste, bien que leur trajectoire et la rage qu’ils expriment puissent trouver dans l’islam radical une voie d’expression et de réponse à leur sentiment d’enfermement et à leur haine, font ainsi référence à l’islam, et en particulier à un islam traditionnel, éthique et familial. Leur islam se noue alors au croisement entre une appropriation individuelle, on pourrait dire presque « privative » de la religion, et une transmission territoriale, familiale, communautaire[15]. Pour ce type de jeunes, l’islam représente avant tout une voie de sortie, une ressource ultime, à laquelle recourir pour se sauver : un refuge à préserver (Khosrokhavar, 2004 ; Sarg et Lamine, 2011 ; Béraud et al, 2013). L’idée d’une nouvelle conversion, d’un retour « volontaire » au respect des préceptes de l’islam, se présente comme une opportunité pour ré-esthétiser le monde, comme l’écrit justement Fabien Truong (2017 : 128). Un moyen pratique et symbolique de trouver sa place et de renouer les liens d’une position valorisante. Pas pour combattre. L’islam est donc décrit comme une ressource qui permettrait de s’apaiser, se stabiliser, se conformer à une éthique et de renouer avec la mémoire et les affectes familiaux. Pour sortir de l’illégalité, donc, mais aussi – par exemple – une ressource pour fonder une nouvelle famille. Cette vision est à l’opposé de celle djihadiste, qui vise à rompre les liens familiaux originaires (même si instables) pour créer des familles nouvelles, éphémères, à entrer dans la logique de la guerre permanente et du voyage continu (Ferret et al., 2021). Dans ce sens, on s’oppose ici à l’islam radical justement parce que le discours et l’action des « radicaux » privent ces détenus de cette ressource « ultime » qu’est la religion. En préservant l’islam comme éthique de comportement, on préserve la possibilité de sortir de l’échec et du mépris. On ne peut que faire le constat que l’islam de ces détenus, même dans sa version la plus rigoriste, est en désaccord avec le récit de l’islam radical, qui fait de la religion un outil d’action plus que d’apaisement, d’instabilité plus que de stabilisation, de combat plus que de pacification. L’islam radical est un islam de révolte, qui déracine, qui casse les liens que ces jeunes tentent (difficilement) de renouer.

Conclusion : l’espace carcéral comme théâtre de production de récits collectifs concurrents

Ce qui émerge de ces recherches est que la prison est un espace où une pluralité de récits et de logiques d’affiliation est en compétition. L’espace carcéral est le théâtre de la production de catégories et de cadre explicatifs (ce que Goffman appelle des frames[16]) qui ont pour fonction de donner à l’individu l’illusion d’une explication. Autrement dit, un récit qui soit en mesure de garantir à la fois une cohérence biographique et les raisons qui ont amené l’individu en prison ou tout simplement à un sentiment d’échec. Un récit qui soit capable de pointer des responsabilités et de dessiner une trajectoire à venir[17]. Un récit qui soit en mesure d’expliquer le sentiment d’injustice et d’ébaucher des façons d’y répondre. Un tel récit n’est pas une production exclusivement individuelle. Il consiste plutôt en une production, voire en une mise en ordre, collective. À ce titre, l’espace carcéral peut être vu comme le théâtre de la production de récits explicatifs. Chaque récit a sa propre logique, sa moralité, ses catégories. Et chacun propose une voie de sortie, un paradis lointain, où l’individu sera finalement sauvé. Tous partagent des fonctions ou des objectifs communs : fournir une explication ; permettre une mise en ordre ; produire de l’estime de soi ; dessiner une projection vers l’avenir. Mais s’ils ont les mêmes fonctions, ces récits se distinguent par une pluralité de facteurs : le rapport à l’altérité ; la réponse au déracinement ; le rapport à la violence ; la gestion du sentiment d’injustice, voire de la rage ; le rapport à la société ; les trajectoires imaginées, c’est-à-dire le type d’engagement individuel et collectif à venir. Ces récits traduisent ainsi une compétition d’imaginaires et de loyautés : la famille, les amis, le quartier, la mosquée, l’islam traditionnel, islam radical, etc. En ce sens, la prison est un milieu où circulent différents types de messages et de récits, qui ne se limitent pas à celui de l’islam radical. Celui-ci peut se présenter comme une possibilité parmi d’autres pour répondre aux besoins et aux peurs d’individus souvent fragiles et animés par le sentiment d’être dans une voie sans issue, mais ce récit n’est ni le seul, ni celui qui aujourd’hui apparaît prédominant. Ce récit peut faire plus ou moins sens, peut-être plus ou moins fascinant, selon le temps sociétal, le climat carcéral et selon les temporalités/opportunités individuelles. Au gré des changements de temps et d’espace, la perception de ces messages change également.

Dans un tel contexte, et dans ce lieu d’enfermement qu’est la prison, qui accroît la désocialisation des individus plutôt que de favoriser la reconstruction des liens sociaux, familiaux et intimes, les institutions jouent un rôle déterminant. Elles peuvent favoriser ultérieurement les ruptures et se révéler un agent actif de ce que l’on peut qualifier de « radicalisation cumulative », qui favorise une spirale de la violence (Conti, 2020)[18]. En particulier, la logique du tout sécuritaire qui s’est imposée au cours de ces dernières années, risque de donner une légitimité à un récit axé sur une contraposition binaire et guerrière entre les détenus et l’État. Mais les institutions pourraient aussi favoriser une remise en question des détenus, et finalement leur permettre de porter un regard critique sur leur trajectoire. Et, pourquoi pas, de s’en sortir. Mais pour cela, il faudrait avant tout sortir de l’approche quasi exclusivement judiciaire et guerrière qui prévaut aujourd’hui.

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Notes :

[1] A fur et à mesure qu’en France s’est développé un modèle axé sur la prévention de la radicalisation, on assiste à l’élargissement considérable du champ de la lutte contre la radicalisation, qui ne concerne plus les seuls djihadistes ou les seuls « radicaux », mais également les personnes potentiellement radicalisées ou « en voie de radicalisation ». En particulier, au cours de ces dernières années, ont été développés des outils destinés à détecter d’abord les « prosélytes », les « recruteurs », puis les personnes « radicalisées » ou « en voie de radicalisation », et enfin les « recrutables » ou « radicalisables ». Une évolution du vocabulaire qui témoigne d’un glissement sécuritaire dans lequel le curseur du « mal redouté » est positionné de plus en plus en amont et qui finit pour englober un spectre toujours plus large de détenus (Ragazzi, 2016 ; de Galembert, 2016 ; Davidshofer et al. 2018).

[2] Deux études ont essayé de « quantifier » le lien entre délinquance et djihadisme dans le contexte français, à partir de sources secondaires, produites par les institutions ou les médias. Ainsi, Barros et Crettiez soulignent comme « sur les 24 auteurs d’attentats effectifs enregistrés, 13 sont issus de la délinquance (passage préalable par la prison ou signalement par les services de police et de la justice), ce qui constitue assurément une majorité relative d’individus » (2019 : 15). L’autre étude, réalisé par Marc Hecker, qui a analysé les données relatives à 126 personnes condamnées pour terrorisme à partir des actes d’accusation, souligne comme 40 % d’entre elles avaient au moins une condamnation et 12 % étaient signalées aux services de police (2018 :21). À ce sujet, pour un panorama au-delà du cas français, voir aussi Basra et al. (2016).

[3] Mohamed Merah se présente comme la figure la plus importante dans le djihadisme français pour trois raisons. D’abord parce qu’il est le premier – après Kelkal – d’une longue liste de jeunes français qui, au cours des années 2000 et 2010, commettront des attentats en France. Ensuite, parce que la politique sécuritaire et pénale en France change à la suite de ses actes violents, faisant ainsi de la prison la cible privilégiée de la lutte contre la radicalisation. Enfin parce que Mohamed Merah est celui qui, par son action vouée à la mort, provoque la levée de toute réserve morale et balaye tout frein à l’action violente, ouvrant ainsi la voie au djihad armé en France. Merah devient rapidement le modelé à suivre, comme le témoigne en 2012, juste quelques mois après les tueries perpétrées par Merah, l’arrestation d’une vingtaine de jeunes français appartenant à celle que sera nommée la filière Cannes-Torcy (Conti, in Ferret et al. 2021).

[4] Désignés sous l’acronyme TIS, les terroristes islamistes étaient 90 en 2014, puis 390 en 2017 et 509 en 2019. Les détenus de « droits communs susceptibles de radicalisation » (DCSR) sont – selon les chiffres fournis par la Chancellerie – 1 329 en 2017, 1 000 en 2019. Pour compléter le cadre, il faut ajouter les 635 personnes qui, en 2018, étaient suivies par le Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) en milieu ouvert pour radicalisation. À ce sujet, voir le rapport parlementaire : www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cionlois/l15b2082rapport-information.

[5] La recherche-action, également connue sous le nom de recherche-intervention ou recherche-expérimentation, est une approche et une méthodologie de recherche scientifique qui vise à réaliser l’acquisition de connaissances scientifiques et à mener des actions concrètes et transformatrices sur le terrain de manière parallèle et interconnectée.

[6] La maison d’arrêt d’Osny est une des prisons françaises à avoir accueilli un Quartier d’évaluation de la radicalisation (QER), dispositif basé sur deux principes : l’évaluation et la sécurisation. À ce sujet, voir en particulier CGLPL (2015 et 2016) et Chantraine, Scheer et Depuiset (2018).

[7] Les résultats de la recherche action ont fait l’objet d’un rapport confidentiel rendu en 2016 à la DAP, qui a ensuite développé à partir d’eux, non sans les transformer selon une logique sécuritaire,  une base d’outils à partir de laquelle   mettre en place des pratiques de détection et de prise en charge de la radicalisation en détention. Pour une analyse de cette recherche-action, voir Conti (2019) et le rapport parlementaire de Benbassa et Troendlé (2017 : 51 et suiv.).

[8] Cette recherche a été réalisée dans le cadre du projet H2020 Dialogue About Radicalisation and Equality (http://www.dare-h2020.org), projet ayant l’ambition de comprendre de quelle manière les jeunes européens sont confrontés aux messages de radicalisation et comment ils y réagissent. Elle visait en particulier à comprendre si et comment les inégalités et le sentiment d’injustice s’articulent à la radicalisation, qu’elle soit islamiste ou antimusulmane.

[9] L’approche développée, qui se base sur le dialogue, comme alternative au « simple » entretien, sur une attention portée de manière croisée aux trajectoires de radicalisation et de non-radicalisation et sur le choix d’aborder la prison en tant que milieu, fera l’objet d’un article publié prochainement, titré « Des voix au chapitre. Dialogues autour de la radicalisation islamiste en milieu carcéral », coécrit Alexandra Poli (CEMS), chercheuse qui a mené l’enquête dans une prison pour femmes.

[10] « Moi je ne suis pas violent… C’est la violence qu’est venue à moi », dit ce jeune de 17 ans  pour illustrer une violence qui s’enracine dans le vécu de la plupart des répondants, tant qu’on peut parler d’une banalisation de la violence, que la prison ne fait qu’exacerber (Chauvenet et al., 2008).

[11] Selon les mots de Joël Candau, « il n’y a pas d’acte de mémoire véritable qui ne soit ancré dans les enjeux identitaires présents » (1998 : 146).

[12] Une notion, celle de mouvement social, au centre de l’analyse de Casutt et Micheron : https://www.lemonde.fr/idees/article/2017/02/21/comment-le-djihad-s-impose-dans-la-campagne-presidentielle_5082708_3232.html

[13] Lors d’un des entretiens réalisés, il expliquait : « Dieu a créé un destin pour chacun : chacun doit accomplir la tâche que Dieu lui a réservé… Je suis bien ici. C’est Dieu qui m’a mis là, dans un lieu et un temps précis. Si j’accepte, ça veut dire que je suive la volonté de Dieu… Quinze jours avant d’être arrêté, j’avais demandé à Dieu d’aller en prison pour pouvoir aider les personnes détenues, pour les ramener dans le droit chemin… La prison est très bien pour faire ces choses. Pour moi la prison c’est le paradis ! »

[14] C’est ce que j’ai pu observer dans mon analyse de ce qui a été nommé la filière Cannes-Torcy, composée d’une vingtaine de jeunes, dont la moitié convertis, qui ont été pris dans un mouvement de ruptures successives, de plus en plus tourbillonnantes, qu’ils avaient de plus en plus de mal à maîtriser : un mouvement parfois incessant, perpétuel, déstabilisant, jusqu’à la mort (Conti in Ferret el al. 2021).

[15] Le rapport à l’islam évolue aussi en fonction de l’âge. Si durant la phase adolescente, l’islam se présente souvent comme une possibilité de rupture, voire de contestation, de l’ordre établi, durant la phase adulte, l’islam peut devenir une voie de réconciliation avec l’éthique et la mémoire familiale, ainsi comme un outil de cadrage et de mise en ordre.

[16] Avec Goffman (1974), le « frame » est une structure cognitive, socialement élaborée, capable de donner un sens précis à un épisode, à un contexte, etc.

[17] Comme l’écrit Yuval-Davis, « les identités sont des narrations, des histoires que les gens se disent à eux-mêmes et aux autres sur qui ils sont (et qui ils ne sont pas). Elles peuvent être liées au passé, à un mythe d’origine ; elles peuvent avoir pour but d’expliquer le présent et, surtout, elles fonctionnent en tant que projection d’une trajectoire à venir » (2006 : 202).

[18] L’extrémisme cumulatif (Eatwell, 2006) ou la radicalisation cumulative (Bartlett et Birdwell, 2013) est principalement compris comme un processus binaire impliquant des interactions entre mouvements et contre-mouvements. Au cœur de ces concepts se trouve l’idée que différentes formes d’extrémisme interagissent et peuvent potentiellement produire une spirale de violence. Ces concepts, et plus généralement les théories de la radicalisation cumulative, ont gagné en popularité pour expliquer la dynamique entre les groupes islamistes extrêmes et les mouvements antimusulmans/d’extrême droite. En allant au-delà du processus binaire impliquant deux groupes opposés, et en examinant un « processus plus large de « coévolution » impliquant de multiples acteurs » (Busher et Macklin, 2015 : 893), le rôle de l’État doit également être considéré. Comme l’affirme Alex Schmid (2013 : 37), « la violence politique doit être située dans le spectre plus large de l’action politique – action de ceux qui détiennent le pouvoir étatique ainsi que des acteurs militants non étatiques (…), les actions gouvernementales et les politiques de lutte contre le terrorisme (…), peuvent exacerber des situations critiques, provoquant la radicalisation ou renforçant encore plus la radicalisation existante » (2013 : 13-37). Dans ce sens, la prison se présente comme un espace social où le rôle des institutions peut contribuer à alimenter des processus de rupture et des logiques binaires déjà en acte.