24/10/2018

La société, l’Islam et les élites réformistes en Tunisie et en Algérie : étude comparative d’histoire sociale

La Société, l’Islam et les élites réformistes en Tunisie et en Algérie : étude comparative d’histoire sociale

Dans son livre récemment publié par l’Arab Center for Research and Policy Studies, La Société, l’Islam et les élites réformistes en Tunisie et en Algérie : étude comparative d’histoire sociale, Abdellatif Hermassi entend faire la lumière sur le rapport des élites religieuses à l’entreprise réformiste. Cet objet de recherche s’inscrit pleinement dans l’étude des différents aspects du rapport entre l’Islam et la modernité, ainsi que de la façon dont cette dernière a pénétré des sociétés longtemps fondées sur la sacralité religieuse, qui ordonnançait l’architecture de la civilisation islamique, sa vision du monde et sa gestion des rapports sociaux. La modernité est venue déstabiliser cet édifice et ébranler ce qui était tenu pour vrai, imposant à la civilisation islamique une douloureuse introspection.

Cet ouvrage de 480 pages et de format moyen propose en six chapitres une étude des différents courants réformistes islamiques et de ses élites. Durant le xixe siècle et la première moitié du xxe, ces dernières ont été l’expression la plus édifiante des modalités de la rencontre entre l’héritage islamique et la modernité – dans tout ce que cette dernière pouvait susciter d’attraction et de crainte, elle qui représentait l’arme de choix du colonialisme.

Patrimoine et institutions

Dans le premier chapitre, « Le patrimoine politique et religieux en Tunisie et en Algérie », l’auteur met en évidence l’homogénéité et la singularité de la complexion culturelle et de l’histoire politique de ces deux pays, ainsi que les signes de la prééminence de l’Islam sunnite malikite, en distinguant toutefois l’Islam savant, celui des jurisconsultes, de l’Islam populaire, celui des saints patrons. Il aborde ainsi la question de l’autorité de la tradition et de la dualité doctrinaire qui traverse les institutions religieuses et l’élite savante des oulémas. Selon Hermassi, il existe en Tunisie une certaine harmonie entre l’Islam sunnite d’une part et le phénomène du patronage des saints et des confréries mystiques de l’autre, qui a constitué un terrain favorable à la cohabitation entre gouvernants, théologiens et soufis. La reconnaissance des saints et l’appartenance confrérique sont ainsi devenues partie intégrante de l’intérêt religieux non seulement général, mais également particulier, notamment au profit des oulémas. Cela explique le fait que nombre d’entre eux ont cherché à acquérir un supplément de capital religieux et social en intégrant les confréries et, si possible, en y occupant les postes-clés.

Dans le deuxième chapitre, « Le choc colonial et le déclin des institutions islamiques », Hermassi met en parallèle l’Etat fondé par l’émir Abdel Qader en Algérie et les réformes menées par Kheireddine Ettounsi en Tunisie, en repérant les similitudes et les différences entre les deux pays en termes d’occupation coloniale, de finances publiques et d’élites traditionnelles. Sous l’intitulé « L’institution religieuse tunisienne face aux prémices de la modernité : les oulémas et le projet de Kheireddine », il explique :

Couverture livre La société, l’Islam et les élites réformistes en Tunisie et en Algérie : étude comparative d’histoire sociale

Abdellatif Hermassi, La société, l’Islam et les élites réformistes en Tunisie et en Algérie : étude comparative d’histoire sociale, ACRPS, 2018.

Abdellatif Hermassi

Docteur en sociologie diplômé de la Faculté des lettres et des humanités en 1986, Abdellatif Hermassi est aujourd’hui professeur à l’université de Tunis. Outre des articles régulièrement publiés en arabe et en français, il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels : Le Mouvement islamiste en Tunisie ; Le phénomène du takfirisme dans la société islamique, sous le prisme de la sociologie des religions ; De l’héritage religieux islamique : une lecture socio-historique.

« En mettant un terme à la tentative par l’émir Abdel Qader de former un embryon d’État-nation, la colonisation française a entravé les élites du mouvement réformiste et nationaliste algérien, qui ne disposaient ni d’une tradition politique ni d’institutions sur lesquelles fonder l’identité nationale. En revanche, le sursis dont disposa la Tunisie avant de subir le sort de sa voisine, lui permit de vivre différemment les pressions exercées par les puissances européennes et les influences idéologiques de la révolution bourgeoise. Aussi, ce contact imposé conduisit la Tunisie à réduire la piraterie et à interdire l’esclavage dans les années 1840, mais surtout à mener sa transformation la plus remarquable à la fin des années 1850, avec l’annonce du “Pacte fondamental”, puis l’entreprise réformiste de Kheireddine dans les années 1870. »

Élites et intérêts

Dans le troisième chapitre, « Les mouvements et les élites réformistes : références, configurations et modèles », l’auteur se penche sur le renouveau religieux, les difficultés de la construction du réformisme islamique moderne, et les formations réformistes au sein des élites tunisiennes et algériennes. Il écrit ainsi :

« Le chercheur peut distinguer deux tendances principales face aux réalités engendrées par la colonisation. D’une part, un courant sécularisé de nature principalement politique, qui naît des revendications liées à l’amélioration des conditions de vie de la société civile et sa participation à l’administration des affaires courantes. Ce courant fait ensuite progressivement souche et ses revendications prennent une teneur nationaliste, réclamant indépendance et souveraineté. De l’autre, un courant réformiste aux dimensions culturelles, religieuses ou sociales, dont l’objectif est le redressement de la société au moyen d’une relecture de l’héritage islamique sous des perspectives nouvelles dictées par la modernité, ainsi que d’une pensée critique à l’égard des concepts et procédés tenus pour responsables du déclin. Toutefois, si ce tableau présente deux idéaux-types distincts en théorie, la polarisation n’a pas systématiquement tenu l’épreuve des faits. »

Dans le chapitre 4, « Les enjeux de la lutte sur le terrain religieux : conflits d’intérêts et de valeurs », Hermassi étudie l’Islam tunisien pris entre l’autorité de la tradition et la tentation du renouveau d’une part, et l’Islam algérien pris entre résistance culturelle et lutte pour la légitimité religieuse de l’autre. Selon l’auteur, on peut difficilement affirmer que l’effondrement de l’institution confrérique dans ces deux pays résulterait de la seule action de l’idéologie réformiste. Il énumère ainsi les facteurs objectifs qui ont affaibli sa base sociale et bouleversé son univers cognitif :

« Nous devons prendre en compte l’impact de l’antagonisme qui opposait la direction nationaliste qu’a empruntée la réforme, à la posture d’un grand nombre de cheikhs et de représentants des confréries vis-à-vis de la domination coloniale, tout en se gardant bien de toute généralisation en la matière. Il y a en effet une différence entre d’une part les dignitaires religieux qui se sont pliés – mais sans en faire plus – au rapport de force, comme c’est le cas de l’association des oulémas qui a accepté de travailler dans le cadre que leur imposaient les autorités françaises, et d’autre part les fonctionnaires du culte ou les maîtres des confréries et leurs disciples qui se sont transformés en véritables agents de la force d’occupation. »

Réformes et jurisprudences

Dans le cinquième chapitre, « Le réformisme et le nationalisme : symboles culturels et mutations du sacré », l’auteur traite de la modernité coloniale et de l’imbrication paradoxale entre le religieux et le politique, ainsi que de la synergie contradictoire entre la sacralité religieuse et la sacralité nationaliste :

« Il est possible de faire une lecture de l’histoire des relations entre le monde musulman et le monde chrétien européen – et par suite occidental – au cours des quatorze siècles passés, comme l’histoire d’une confrontation multi-contextuelle mue par la volonté de contrôler les richesses, les territoires et les hommes. Mais il existe également une autre lecture, qui regarde cette relation comme une confrontation culturelle et symbolique entre deux visions centrales du monde. Une confrontation dont l’objectif est l’hégémonie culturelle, et qui s’articule autour d’une lutte pour le sens. Cette seconde lecture nécessite toutefois de préciser deux choses. Premièrement, c’est que la confrontation ici évoquée n’a pas systématiquement pris la forme d’une lutte hostile ni d’un rejet absolu de l’autre, et qu’il n’a pas empêché des formes de vivre-ensemble, d’échanges et de brassages, c’est-à-dire d’acculturation réciproque. Deuxièmement, c’est que cette histoire se caractérise depuis les débuts du xixe siècle par le fait que l’Occident a pris les rênes de l’initiative et a imposé sa supériorité à plusieurs niveaux. »

Dans le chapitre 6, « Les élites réformistes et l’action religieuse : l’effort jurisprudentiel et ses limites », Hermassi se penche sur la crise de la religion et sa réforme, sur le rapport que le salafisme savant et le salafisme combattant ont aux textes sacrés, ainsi que sur les différentes écoles du droit islamique et les aléas d’une jurisprudence prise entre le travail du faqih et l’action du prédicateur. Pour l’auteur, la force d’impulsion du changement social et culturel sous l’influence de l’Occident réside dans l’ébranlement des fondements traditionnels de la culture : « C’est précisément ce qui s’est passé pendant plus d’un siècle de bouleversements au sein des sociétés islamiques en termes d’activité économique, d’organisation politique, de structuration des classes sociales, des valeurs morales et des idéologies, de la vie domestique et de l’éducation, mais également de la représentation de ce à quoi l’individu doit tendre et de ce qu’il doit faire pour y parvenir ».

Abdellatif Hermassi conclut, dans une dernière partie intitulée « Les avancées du réformisme et ses obstacles », que les avancées réalisées par le mouvement réformiste en Tunisie et en Algérie n’ont fait que reprendre – au lieu d’en proposer un développement, un approfondissement – la voie inachevée qu’a tracée Mohamed Abduh pour la nouvelle réforme salafiste, et les objectifs qu’il avait conçus pour cette dernière. L’auteur mentionne certains penseurs évoquant l’influence de la réforme protestante en Europe – Mohamed Abduh n’a jamais caché son admiration pour Martin Luther – sur la réforme salafiste et son rôle dans la rationalisation de la vie islamique et sa sécularisation.

(traduction de l’arabe par Marianne Babut)