26/07/2018

La violence et la politique dans les sociétés arabes contemporaines : approches sociologiques et cas d’études (Tome I)

L’Arab Center for Research and Policy Studies a publié le premier tome de « La violence et la politique dans les sociétés arabes contemporaines ». Cet ouvrage de format moyen, qui compte 496 pages – références et index compris – et comprend 14 chapitres sur les 27 au total, reprend les recherches présentées lors de la 4e Conférence sur les questions de la transition démocratique dans le monde arabe, qui s’est tenu à Tunis les 12 et 13 septembre 2015, sous le titre « La violence et la politique dans les sociétés arabes contemporaines ». Ces recherches traitent de la violence au sein des États modernes, des sociétés en mutation, du champ politique arabe et du mouvement démocratique en général et s’arrêtent sur certains cas, en particulier : l’Égypte, la Syrie, le Yémen, en tentant de répondre aux questions que pose le phénomène de la violence et son lien avec la politique et la société. Le deuxième tome qui, en 13 chapitres, traite de la double dimension culturelle et rhétorique, paraîtra prochainement.

Dimensions sociologiques et fonctionnelles

Ce premier tome se scinde en deux parties. La première, qui s’intitule : « Les dimensions sociologiques de la violence dans les sociétés arabes », compte sept chapitres. Dans le premier, « La violence, l’État moderne et les sociétés en mutation », le chercheur tunisien Mounir al-Kachoufi s’intéresse aux modes de maîtrise de la violence dans l’État moderne au cours des différentes phases de la transition démocratique. Selon l’auteur, la violence politique va à l’encontre des exigences de la démocratie et du pouvoir représentatif. Se fondant tour à tour sur une approche empirique et normative, l’auteur conclut son propos par plusieurs remarques concernant la gestion de la violence, dans ses deux occurrences sociale et politique, au sein d’une société en mutation vers la démocratie comme l’est la société tunisienne.

Collectif, La violence et la politique dans les sociétés arabes contemporaines : Approches sociologiques et cas d’études (Tome I), ACRPS, 2017.

Dans le deuxième chapitre, « La politique, entre communication et violence dans le champ politique arabe : tentative de compréhension à la lumière de la théorie de l’agir communicationnel de Habermas », le chercheur marocain Mohamed al- Moussaoui cherche, en recourant au paradigme de Jürgen Habermas, à définir la cause de la prédominance de la violence sur le politique dans le monde arabe. Concentrant son étude sur le perpétuel conflit entre laïcs et islamistes, il recourt à la théorie de l’agir communicationnel de Habermas pour examiner les différents dialogues noués entre les deux parties concernées en Égypte, en Tunisie et au Maroc, et qui n’ont pu aboutir à l’entente en raison de l’indisponibilité des ingrédients de l’agir communicationnel, de l’absence de démocratie et de liberté d’expression, et du manque d’indépendance envers les idéologies dominantes.

Dans le troisième chapitre, « La fonction distributive des régimes politiques arabes : un accès à la compréhension des causes de la violence politique et de ses conséquences », le chercheur marocain Abdelali Hour soutient que le développement socio-économique est le principal pilier pour stabiliser le monde arabe et éviter le fléau de la violence politique. Or, ce développement exige l’adoption d’un modèle économique fondé sur la mise en œuvre horizontale et verticale de la justice sociale, ainsi que la prise en charge par les États de leur responsabilité dans la promotion de conditions économiques permettant aux populations du monde arabe de réaliser leurs aspirations et leurs espoirs, et de faire advenir une véritable citoyenneté, pleine et entière.

Les devenirs de la violence et du mouvement démocratique

Dans le quatrième chapitre, « La violence structurelle et insidieuse du paternalisme politique : tentative de compréhension du devenir du mouvement démocratique et de ses aboutissants », le chercheur marocain Mohamed Saadi traite du mouvement démocratique arabe qui représenta une rébellion, une atteinte à l’autorité du pouvoir politique paternaliste qui fonctionne de pair avec la sacralisation du père, la glorification du « prince éclairé » et la fabrique du chef providentiel et salvateur. Pour l’auteur, le mouvement révolutionnaire a contribué à l’expansion d’une insensible rébellion contre le pouvoir politique paternaliste et viriliste.

Dans le cinquième chapitre, « La rhétorique arabe contemporaine et le devenir de la violence et de la politique dans les sociétés arabes : éclaircissements sur la transformation politique actuelle », le chercheur marocain Mohamed Faoubar aborde la question de la rhétorique arabe et de son lien avec la violence. Il démontre que les principaux travaux intellectuels sur le discours arabe contemporain, écrits pendant et après les révolutions, s’inscrivent en rupture avec les écrits politiques antérieurs, dans leur traitement critique de la réalité, ainsi que leur rapport aux temps présent et à venir. Ces travaux tentent par ailleurs de se débarrasser, dans une certaine mesure, des entraves constituées par les structures traditionnelles, éducatives, sociales et intellectuelles qui ont influencé la pensée politique arabe.

Dans le sixième chapitre, « La violence et la politique dans les sociétés du Maghreb arabe : étude analytique », le chercheur marocain Mohamed al-Abida se penche sur le phénomène de la violence, dans la diversité de ses formes et de ses genres, au sein des sociétés du Maghreb. Pour lui, des débuts des Indépendances jusqu’aux années 1990, il s’agissait d’une violence élémentaire et contenue, pratiquée par les régimes en place et les forces d’opposition de différentes manières. En revanche, à partir de la décennie 1990, ce phénomène « élémentaire » de la violence devint un phénomène complexe.

La violence politique officielle

Dans le chapitre 7, « La violence politique dans l’Algérie contemporaine : de l’idéologie populiste à l’utopie islamiste, éléments analytiques en contextes historiques non sécularisés », le chercheur algérien Nouri Driss écrit que la religion, la tribu et la communauté confessionnelle sont autant d’éléments primordiaux qui n’ont pas été déterminés d’un point de vue politique. Or ces éléments représentent d’importantes ressources pour la production de la violence politique : « Non seulement la charge politique que portent ces structures est toujours présente, mais en plus sa force augmente en cas de crises économiques et politiques, constituant une ressource potentielle que savent exploiter les groupes sociaux les plus fondamentalistes ».

La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « La violence politique dans les différents contextes arabes contemporains : paradigmes et cas d’étude », comprend sept chapitres. Dans le huitième, « L’impact de la violence d’État sur la société égyptienne après le 3 juillet 2013 : le cas du groupe ‘Ajnad Misr’ », la chercheuse égyptienne Marwa Youssef Mohamed Ourabi traite de la violence de l’État égyptien après le 3 juillet 2013. Elle concentre son étude sur le mouvement « Ajnad Misr », dont l’objectif affiché est de débarrasser le pays de ses appareils répressifs, d’« amputer notre société de sa clique corrompue et de libérer notre peuple de tout culte, autre que celui de Dieu le Très-Haut ». Selon l’auteure, le régime de l’après 3 juillet 2013 a fabriqué un ennemi intérieur – incarné d’abord par les Frères musulmans, puis par les opposants dans leur intégralité – afin de justifier son extrême violence, dont l’objectif fondamental était d’assurer son maintien en place, ce qui a abouti à faire reculer le mouvement social appelant au changement démocratique.

Dans le neuvième chapitre, « Approche juridique générale de la tendance armée en Syrie : l’intervention humanitaire internationale et la question des auteurs des crimes les plus graves », le Palestinien Nizar Ayoub explique que le phénomène de la violence d’État en Syrie s’est aggravé avec le régime d’oppression et de corruption que Hafez al-Assad a élaboré et patronné durant trois décennies marquées par la persécution des opposants, qui ont été emprisonnés, torturés, tués ou portés disparus. Cette violence et ces persécutions ont empiré sous le règne de Bachar al-Assad, jusqu’à atteindre des niveaux sans précédent avec le déclenchement de la révolution syrienne en mars 2011, que le régime a réprimée avec une inénarrable violence.

Et au final… des assassinats

Dans le dixième chapitre, « La violence de la rente dans les sociétés arabes contemporaines : le cas fondateur de l’Algérie », le chercheur algérien Zineddine Kharchi traite de la violence provenant des structures sociales, engendrée par la structure rentière de l’économie et de l’État en Algérie, en Libye et en Irak. Pour l’auteur, la centralité de la donne rentière au sein des systèmes et pratiques économiques et politiques en Algérie n’a cessé de grandir depuis les années 1970, « au point de prévaloir sur tous les grands indicateurs économiques du pays. Les ressources rentières ont ainsi constitué, au détriment de l’activité productive non-pétrolière déclinante, une base de financement du lien social, ainsi qu’une source de pillage et d’exploitation par le biais de la monopolisation de la distribution de la rente. Tout cela, conformément à la dynamique clientéliste, qui est en soi la relation politique hégémonique ».

Dans le onzième chapitre, « Valeurs et symboles régissant les procédés de torture des détenus politique au sein des prisons tunisiennes : lecture sociologique de témoignages de victimes », la chercheuse tunisienne Rahma Ben Souleyman propose une lecture sociologique des témoignages faits par plusieurs détenus politiques tunisiens. Elle analyse les dispositifs de torture qui prévalent au sein du régime d’avant la révolution et se révèlent impossibles à dissocier des valeurs, des références et des symboles culturels communs aux bourreaux et aux victimes. Une relative compréhension des modalités de traitement des prisonniers politiques dans les prisons tunisiennes est ainsi possible, en se basant sur les procédés de torture et l’analyse des critères de valeur et des références culturelles qu’utilise le bourreau afin de cerner et de dominer la victime.

Dans le douzième chapitre, « Le rôle des assassinats politiques dans la restructuration du pouvoir en Tunisie », le chercheur tunisien Salem Labiadh tente d’expliquer les dynamiques du pouvoir, ses transformations et sa recomposition, au travers des assassinats politiques. Car étudier le phénomène que constituent ces assassinats permet de révéler ce qu’ils cachent en eux, et donne ainsi accès à la connaissance des enjeux, des liens et des intérêts politiques, ainsi que des loyautés et des alliances contractées au nom des bonnes intentions, qui ont fait de ces assassinats des évènements opaques et énigmatiques.

La violence fait des victimes

Dans le chapitre 13, « Les facteurs de la violence contemporaine au Yémen : le cas du phénomène houthiste », le chercheur yéménite Abdel Rahman al-Maamari étudie le phénomène de la violence politique qu’exercent les houthis au Yémen. Il se focalise sur la violence confessionnelle du groupe des houthis et de sa branche politique « Ansar Allah », en ce qu’ils sont un modèle d’extrémisme incarnant la propagation de forces régionales et d’idéologies importées, étrangères à la réalité yéménite. « Les houthis se sont répandus dans le nord du Yémen et ont pu se déployer jusqu’à la capitale Sanaa et au-delà, dans d’autres gouvernorats yéménites, le combat contre Daech et al-Qaeda ayant fourni un prétexte à l’enrôlement armé à l’intérieur du pays et à une importante empathie à l’étranger ».

Quant au quatorzième et dernier chapitre, « Les victimes de la violence politique en Algérie : qu’en est-il de l’après décennie noire ? », la chercheuse algérienne Fouzia Habbachi fait la lumière sur la question des victimes de la violence politique que connut l’Algérie dans les années 1990, sous un angle sociologique. Étant donné la nature complexe de cette question, où s’imbriquent le politique et le social dans un cadre saturé de violence de toutes sortes, l’objectif de Habachi est ici de comprendre les mécanismes de la violence politique en Algérie, à travers l’étude du statut de ceux qui ont été victimes de la lutte politique armée qui opposa le pouvoir aux groupes islamistes. Pour l’auteure, le dossier des victimes de la violence politique en Algérie est assujetti à un déterminisme politique sur lequel repose une réalité dénuée de toute forme de citoyenneté. Aussi, le dossier des victimes est mobilisé dans les situations de tiraillement politique entre les différents groupes politiques en lice, et continue d’être manié comme un outil politique dans les conflits d’intérêts.

(traduction de l’arabe par Marianne Babut)