22/06/2018

Le devenir de la cause palestinienne et ses perspectives à l’aune de la situation actuelle

Texte de l’intervention prononcée par Azmi Bishara lors du cinquième colloque d’Études historiques : « Soixante-dix ans après la Nakba palestinienne : la mémoire et l’histoire », à l’Arab Center for Research and Policy Studies, Doha, 12-14 mai 2018.

Soixante-dix ans plus tard, le bien-fondé de la cause n’a pas changé

Quel que soit son parti pris sur la question palestinienne, tout observateur peut saisir, sans verser dans l’excès idéologique ni l’usurpation historique, que le principal élément de la légitimité de la cause palestinienne et de son bien-fondé tient au fait qu’elle est une cause de libération nationale, le peuple palestinien ayant été victime d’une colonisation classique qui a ouvert la voie à une colonisation de peuplement de substitution.

De façon générale, quiconque ne part pas de cette vérité historique ne reconnaît pas de légitimité à la cause palestinienne ou bien considère cette dernière, dans le meilleur des cas, comme partie prenante d’un conflit territorial entre deux mouvements nationalistes. Ce faisant, il ne s’agit plus d’une cause d’émancipation, mais d’un conflit palestino-israélien auquel sont souvent accolés les adjectifs « complexe » et « chronique », entre autres qualificatifs. Dernièrement, certains se sont mis à utiliser des expressions telles que « le litige autour des territoires occupés depuis 1967 » – territoires qui, dans cette perspective, sont traités comme des « disputed territories », des territoires disputés. Par ailleurs, au sein de la droite européenne et américaine, certains tendent à traiter la question palestinienne à travers le prisme du terrorisme – un terrorisme initialement « palestinien », devenu « islamique » par la suite – ou à l’appréhender sous l’angle d’une guerre des religions.

Or la terminologie évoquée ci-dessus s’est immiscée jusque dans le contenu officiel des enseignements sur la Palestine dans plusieurs pays arabes depuis le début des années 1990. Les expressions s’y rattachant ont été révisées et modifiées au sein des programmes universitaires, et les notions qualifiant Israël de colonie de peuplement ont été supprimées.

Ces derniers temps, ces idées ont trouvé un écho auprès de plusieurs États asiatiques[1], après le renoncement « officiel » au discours du mouvement de libération nationale. Ce dernier a pourtant été la source de légitimité politique de plusieurs États de l’Asie notamment, pour qui la cause palestinienne était l’ultime cause anticolonialiste, un symbole de la lutte pour l’émancipation, voire un modèle aux yeux des mouvements de libération tardifs.

Avant ce renoncement officiel lors des accords d’Oslo et l’entrée de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) dans la phase de l’Autorité palestinienne – et aujourd’hui des autorités –, divers facteurs historiques d’ordre politico-culturel ont contribué à brouiller la vision de la question palestinienne en tant que problématique de colonisation de peuplement de substitution. Les plus importants de ces facteurs résident premièrement dans le recoupement opéré entre la cause palestinienne et la question juive en Europe ; et deuxièmement dans son imbrication avec ce que j’ai appelé « la question arabe » dans notre région – sujet que j’ai amplement abordé dans un livre consacré à la question. Récemment, un autre facteur est venu s’ajouter, à savoir l’islamisation de la cause tant de la part de ses adversaires que de certains de ses alliés, ce qui a eu pour effet d’éloigner différentes forces démocratiques partisanes de la justice. De même que dans certains pays, un amalgame a rapidement été établi entre la cause palestinienne et d’autres conflits impliquant des mouvements islamistes, voire avec des revendications islamistes. Ce fut le cas par exemple en Inde et en Chine dans l’est de l’Asie, mais aussi dans différents pays africains.

Le recoupement de la cause palestinienne avec la question juive en Europe a généré deux problèmes. Tout d’abord l’exportation loin de l’Europe de la culpabilité de l’antisémitisme et des crimes génocidaires qui y sont liés, en octroyant aux Juifs un État hors du Vieux Continent. L’hostilité envers les Juifs a ainsi été reléguée aux Arabes, et les Juifs ont finalement été acceptés en Europe comme partie intégrante de la civilisation occidentale, après en avoir été exclus. C’est ainsi que l’expression « civilisation judéo-chrétienne » a été associée, en un tour de main, au continent où avait eu lieu l’Holocauste. Ensuite, le fait que le colon, dans le cas de la Palestine, non seulement se perçoit comme une victime, mais monopolise de surcroît le rôle de la victime. De même que cette colonisation, dans la perception qu’elle a d’elle-même, ne se considère pas comme celle d’un pays tiers par un État étranger, mais comme un mouvement nationaliste. Il s’agit en l’occurrence d’un nationalisme religieux d’un genre particulier qui a instauré un État ethnico-religieux dans lequel la religion fonde l’octroi de la citoyenneté, au nom de « la loi du retour ». Ce dernier a également engendré un système de colonies de peuplement basé sur la ségrégation raciale, en expulsant hors de sa patrie la majorité de la population en 1948, et en élaborant deux régimes de droits distincts à partir de 1967 – l’un pour les Juifs et l’autre pour les Palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza – que l’érection d’un mur de ségrégation raciale a tenté de consacrer. Cela, sans parler des Palestiniens restés minoritaires au sein des frontières de 1948, qui se sont vus attribuer la nationalité israélienne, mais qui demeurent considérés comme des étrangers dans leur propre pays et sont officiellement assimilés au « groupe des minorités non juives » dans l’État des Juifs.

Quant à la question arabe, sa complexité est multiple. Citons la compensation idéologique de la non-réalisation de l’unité panarabe, ou encore l’incapacité à développer une communauté de citoyens et à associer démocratie et États arabes, où se sont exacerbées les tendances territorialistes, sectaristes et régionalistes entre autres. La « question arabe » s’est également illustrée par l’exploitation de la cause palestinienne dans les luttes arabes intestines. De fait, en de nombreuses occasions, c’est le conflit entre tel pays arabe et tel autre qui a déterminé l’objectif et les prises de position concernant la cause palestinienne. Des moments charnières tels que les guerres de 1948 et de 1967 n’ont pas échappé à cette règle, quand bien même les combattants en Palestine étaient mus par un véritable patriotisme et leur hostilité au sionisme.

Les facettes contradictoires de l’instrumentalisation

La cause palestinienne a été instrumentalisée par les différents camps de la guerre froide arabe. Mais elle l’a également été par les régimes de la région afin d’asseoir leur légitimité à l’intérieur de leurs frontières, au point d’en faire un rempart dressé contre les aspirations légitimes des peuples, au prétexte qu’« aucune voix ne doit couvrir celle du combat pour la Palestine ».

Malgré cela, la cause palestinienne a continué d’occuper – et occupe toujours – une place centrale dans l’opinion publique arabe, ce qui témoigne de la solidité de son enracinement dans la conscience arabe. Sa pérennité symbolise également celle de la corruption, du despotisme, de la défaillance des régimes arabes, de leur subordination à d’autres pays, et de la fragmentation du monde arabe. Les résultats du Baromètre de l’opinion publique arabe, rendus publics par le Centre arabe de recherche et d’études politiques le 9 mai 2018, montrent que la cause palestinienne demeure centrale pour les Arabes qui la considèrent, quasi unanimement, comme « la cause de l’ensemble des Arabes » et non des Palestiniens uniquement. En effet, 87 % de l’opinion publique arabe refusent que les gouvernements de leurs pays reconnaissent Israël et expliquent ce refus par des motifs liés à la nature impérialiste, coloniale et raciste de l’État d’Israël, ainsi qu’à son hostilité aux peuples de la région. En dépit des crises, des conflits et des ingérences étrangères dont souffrent de nombreux pays de la région, l’opinion publique arabe considère toujours, à 90 %, qu’Israël constitue une menace pour la sécurité et la stabilité  de la région ; qu’il représente même la principale source de menace pour la sécurité du monde arabe. L’analyse de ces résultats révèle de façon évidente que les positions et politiques des puissances régionales et internationales relatives à la question palestinienne sont un facteur déterminant de l’appréciation qu’ont les Arabes de ces dernières et de leurs politiques dans la région. De même, l’opinion publique arabe évoque la continuité de certains aspects de la question palestinienne pour expliquer des évolutions en cours dans le monde arabe, ou des phénomènes qui apparaissent en son sein. Pour ne prendre qu’un exemple, d’après le Baromètre 2011, une partie de l’opinion publique explique le déclenchement de la révolution égyptienne par l’alliance nouée à l’époque par le régime égyptien avec Israël, ou par sa subordination à ce dernier. Ainsi, une majorité de citoyens arabes estime que l’une des façons de contrer l’extrémisme et le terrorisme réside dans une résolution juste de la cause palestinienne, ou dans l’application des droits du peuple palestinien[2].

Il s’est avéré par la suite que l’autre facette de la normalisation des relations avec Israël réside dans l’instrumentalisation de la cause palestinienne dans les conflits interarabes et dans la stratégie des régimes en place pour affermir leur légitimité face à leur peuple. Ainsi, au gré des évolutions, cet instrument peut être utilisé dans un sens ou dans l’autre, dans la poursuite du même objectif : maintenir le régime en place au pouvoir. Il peut en effet être utilisé comme motif de surenchère face à un autre régime arabe, voire face aux Palestiniens eux-mêmes, en les accusant d’abandonner et de trahir la cause, puis être manié afin de s’attirer les bonnes grâces des États-Unis, en acceptant des concessions sur le dossier palestinien afin de satisfaire Israël. Ne s’agit-il pas, là aussi, d’une instrumentalisation de la cause ?

Chose étrange, c’est au moment où l’on abandonne la défense des droits du peuple palestinien que les scribes des Sultans (et dernièrement leurs armées électroniques inféodées aux ministères de l’Information et de l’Intérieur) se voient donner carte blanche pour nous dresser contre les Palestiniens, en faisant de nouveau circuler ce mensonge qui voudrait que ces derniers aient vendu leurs terres aux sionistes. Aussi entend-on souvent les sionistes dire qu’ils ne se sont pas emparés par la force de la terre de Palestine, mais qu’ils l’ont dûment achetée. Et le Palestinien désemparé, sur qui pleuvent les insultes, demande : pourquoi font-ils cela ? S’ils veulent se rapprocher d’Israël pour servir leurs intérêts, en quoi cela est-il de la faute des Palestiniens ? Pourquoi donc les insulter ? La réponse est qu’il y a là une « cognitive dissonance », une dissonance cognitive entre les positions antérieures et ultérieures d’une part, et entre l’idéologie et les agissements de l’autre, qui s’exprime à travers ce flux d’attaques véhémentes à l’encontre de la victime. Ces dernières ont pour fonction de répondre aux questionnements de la conscience sur ce qui justifie une telle trahison, un tel abandon de la victime. Or il n’existe pas de meilleure justification que la diabolisation de la victime, quitte à mener cette opération de diabolisation au moyen d’armées virtuelles et de parasites électroniques que ces États ont eux-mêmes fabriqués. Sans parler du recours soudain de ces États à la religion (qu’ils excluent pourtant de leur sphère politique, prétendent-ils), afin de trouver des justifications religieuses idéologiques – notamment dans les Isra’iliyatà la légitimité du sionisme ; ou encore l’acceptation du récit historique sioniste dans sa globalité par le prince Mohammed ben Salmane, qui a même surpris une figure endurcie de la droite sioniste comme Dennis Ross[3]. Autant de choses auxquelles Sadate, qui parlait pourtant le langage des intérêts, ne s’était jamais prêté.

Comme vous le savez, il existe une autre facette de l’instrumentalisation. En effet, les opprimés du monde arabe et de nombreuses autres contrées de ce monde ont exprimé leur refus de l’oppression à travers la cause palestinienne. Eux aussi ont tiré profit de sa légitimé afin de sortir manifester pour de nobles raisons, en solidarité avec les Palestiniens. Car, à un moment donné de notre histoire, dans les villes arabes, il ne pouvait y avoir de rassemblement politique que dans les mosquées, ou bien sous l’égide et à l’abri de la cause palestinienne, parce que sa légitimité prévalait sur tout le reste. Si l’expression de « la première cause des Arabes » s’est répandue pour des raisons valables, elle a cependant été exploitée maintes fois à des fins moins nobles. Les raisons valables, c’est que les peuples arabes ont compris – comme les officiers qui ont renversé les régimes mis en échec par les gangs sionistes en 1948 – que la cause palestinienne symbolisait la domination coloniale dans la région et le morcellement de la nation arabe. Ils ont compris que le sionisme et ses défenseurs en Occident exigeraient toujours que les pays de la région s’accommodent de l’existence d’Israël et de ses revendications, et non que ce dernier s’adapte aux nécessités du vivre-ensemble dans la région. Je dis cela indépendamment de l’échec des officiers susmentionnés et de l’incapacité d’autres acteurs à faire face à Israël, pour des raisons qu’il n’y a pas lieu d’examiner ici.

Quant aux défenseurs de « la première cause arabe » aux fins douteuses, qui prêchent le juste pour servir l’injuste, ils cherchent à marginaliser les autres cas d’oppression en accusant quiconque défend une cause dans le monde arabe autre que celle de la Palestine de délaisser cette dernière. Cette logique implique de se désolidariser de tous les opprimés, de quelque pays arabe que ce soit. Ainsi, il ne serait pas permis de prendre position contre le massacre du peuple syrien et les campagnes génocidaires dont il est l’objet, car cela ne saurait se faire qu’aux dépens de la cause palestinienne. Cette logique est pour le moins défaillante, car tout combat contre l’oppression trouve sa légitimité dans son parti pris pour la justice, le refus des politiques de répression et d’humiliation des sociétés visant à les contrôler, et ce quelle que soit l’identité du bourreau. Quelle devrait donc être la position d’un peuple qui a subi le pillage et l’exil forcé face à la cause d’un peuple frère qui subit, lui aussi et en direct, l’extermination et le déplacement de masse ?

Le fait que le bourreau soit un colon étranger fait-il une différence ? Et cette différence change-t-elle quoi que ce soit pour la victime du « colon de l’intérieur », comme on pourrait l’appeler ? Ou bien peut-être le problème réside-t-il dans le fait que les crimes engendrés par « la colonisation de l’intérieur » permettent soudainement de relativiser les crimes de l’occupation étrangère, et qu’il faut donc absolument nier les premiers afin d’éviter une telle relativisation des seconds ?

La justesse d’une cause ne se résume pas au nombre de tués et de blessés, ni à la quantité de crimes et de massacres commis. La source de la légitimité de la cause palestinienne est qu’il s’agit d’une question d’occupation coloniale et que le criminel, dans le cas de la Palestine, est hostile à la marche vers la liberté et la démocratie de l’ensemble du monde arabe.

En adoptant la Palestine comme cause première des Arabes, les peuples la considéraient en vérité comme le pivot de l’identité arabe, comme l’une des formes d’expression de l’identité arabe. Et de fait, les développements historiques depuis 1948 prouvent que l’adhésion à la cause palestinienne et l’interaction avec elle varient en proportion égale à la montée de l’identité arabe, mais en proportion inverse des tendances nationalistes locales. Pour preuve, le fait qu’à chaque fois qu’un dirigeant arabe décide de s’engager vers la normalisation des relations avec Israël, ou de se départir des impondérables de la cause palestinienne, il accompagne cela d’une campagne contre les Arabes et l’identité arabe, et de l’affirmation d’une « ethnicité » locale aux racines historiques imaginaires (et non, naturellement, d’une communauté civique fondée sur la citoyenneté). Car il existe une disposition quasi instinctive à mettre en rapport l’engagement envers la Palestine et l’arabité du pays.

La dernière décennie

À l’occasion du soixantième anniversaire de la Nakba, j’ai rédigé une longue analyse sur la trajectoire de la cause palestinienne, publiée dans l’ouvrage Être arabe de nos jours paru en 2009. Plus d’une raison me poussent à partir de cette date-là sans passer en revue l’intégralité du dossier palestinien – dont l’une, et non des moindres, est le temps qui m’est imparti pour cette intervention.

Depuis 1948, l’État d’Israël a mené trois guerres contre le peuple palestinien dans la bande de Gaza, et les autorités palestiniennes, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, se sont crispées sur leurs positions respectives. La division interpalestinienne s’est creusée au point de voir s’établir deux autorités dirigées par deux factions adverses, dans deux zones géographiques distinctes, de part et d’autre d’Israël – ce qui permet à ce dernier de s’engouffrer dans la brèche. Par ailleurs, le blocus infligé par l’occupation et par l’Égypte à la bande de Gaza a perduré, tout comme la relégation de l’OLP et des réfugiés palestiniens, ou de ce que l’on nomme la « diaspora palestinienne ». Puis sont advenues les révolutions arabes et la contre-révolution, dont la normalisation des relations avec Israël a été l’un des corollaires (je parle ici de la contre-révolution).

La Ligue des États arabes n’ayant pas pu tenir son sommet en pleine guerre de Gaza, un « Sommet de Gaza » a été organisé à Doha en 2009. Mais ce dernier a été mis en échec par une campagne frontale visant à dissuader les conviés d’y assister. Cette campagne fut menée par ces mêmes États qui, depuis, ont officiellement normalisé leurs relations avec Israël et déclarent publiquement que le Hamas est un État terroriste. Et comme lors de l’offensive israélienne contre le Liban en 2006, c’est tout un axe d’États arabes qui s’est constitué en 2008-2009, dans l’attente d’une victoire israélienne contre la résistance palestinienne et de l’éradication du mouvement Hamas.

Telle était la situation avant les révolutions arabes. Nous vivions à ce moment-là une phase de scission entre deux tendances, celle de la modération et celle de la résistance, qui succédait à l’ancienne scission entre régimes progressistes (alliés à l’URSS) et régimes réactionnaires (alliés aux États-Unis et à la Grande-Bretagne), du temps de la guerre froide. Mais tout le monde savait que ce que l’on nommait alors « le commandement de l’axe de la résistance », représenté à l’échelle arabe par le régime syrien, était officiellement engagé dans des pourparlers de paix avec Israël, dont les derniers en date avaient eu lieu par l’intermédiaire d’Istanbul. Or ce n’est pas le dossier palestinien qui était à l’ordre du jour de ces négociations, mais le retrait israélien du Golan[4]. Ainsi, le régime arabe, au cœur de ce qu’on appelle la « résistance », était en train d’essayer de convaincre Israël de reprendre le modèle de Camp David pour pactiser avec la Syrie, c’est-à-dire de négocier le retrait israélien des territoires syriens occupés depuis 1967, en contrepartie de la paix totale. L’accord de paix israélo-syrien envisagé n’incluait pas le droit au retour des réfugiés palestiniens (qui aurait alors dû s’appliquer également au Liban qui attendait les résultats de ces négociations). Il n’y était pas non plus question d’une résolution équitable du dossier palestinien, qui fut abandonné au processus de négociation israélo-palestinien de l’après Oslo.

La question palestinienne n’a jamais véritablement été au centre des préoccupations des régimes arabes. Elle a constamment été instrumentalisée, tantôt pour s’attirer les bonnes grâces des États-Unis en acceptant la paix avec Israël – notamment lorsque le monde bipolaire a commencé à disparaître –, tantôt pour monter au créneau contre d’autres régimes et engager des tractations avec le camp occidental conduit par les États-Unis, quitte à ce qu’elles impliquent parfois de faire pression sur eux, comme ce fut le cas en Irak et au Liban.

Je pourrais presque jurer que cette relégation de la question palestinienne a constitué l’un des facteurs de l’explosion des révolutions arabes, après la tyrannie, la corruption, le népotisme, etc. Les études que nous avons publiées, entre autres sur l’Égypte et la Tunisie, ont montré qu’une grande partie des meneurs révolutionnaires de 2011 s’étaient formés à la lutte lors des manifestations de solidarité avec l’Irak contre le siège et l’offensive de 2003, et avec le peuple palestinien au cours de la deuxième Intifada et lors de la guerre contre Gaza en 2008-2009.

Les révolutions arabes n’ont donc pas éclipsé la cause palestinienne, mais l’ont ramenée au cœur de la lutte, à la place qui est la sienne, aux côtés des autres peuples et de leurs aspirations à la justice, à la dignité, à la démocratie, aux droits de l’homme, et contre les régimes répressifs qui l’avaient marginalisée. Mais la logique des contre-révolutions – que nous résumons ici par la formule « l’oppression sur le retour est pire que l’oppression des anciens jours » – s’est également appliquée à la cause palestinienne. Concernant cette dernière, la contre-révolution s’est illustrée dans le fait que la normalisation des relations avec Israël s’est transformée, dans certains cas, en une alliance ouvertement assumée.

De mon point de vue de chercheur, 2011 a été la pire des années, en ce qu’elle a inauguré une phase d’incertitude totale et d’imprévisibilité de ce qui allait se passer dans le monde arabe. Israël redoutait de voir les peuples arabes faire irruption dans l’espace public et s’emparer du processus de fabrication de la décision politique (alors qu’il n’avait aucune intention d’attendre chaque année, voire plusieurs fois par an, les résultats d’élections dans tel ou tel État arabe). De ce point de vue, 2013 a été la meilleure des années. Elle a marqué en effet le début des réalisations de la contre-révolution. J’entends par là les putschs militaires fortement soutenus par les régimes réactionnaires du Golfe (par leur hostilité au changement, au progrès et à la démocratie), mais également la contre-révolution surgie des tréfonds des sociétés révoltées elles-mêmes, incarnée par des mouvements extrémistes (au nombre desquels l’organisation de l’État islamique) qui ont exploité les révolutions – leur spontanéité, leur incapacité à s’organiser et ce qui a été considéré comme une situation chaotique – pour imposer leur agenda au mouvement populaire. Or ces mouvements extrémistes, qui ont déjà été vaincus et le seront encore, ne laisseront rien derrière eux, si ce n’est un désir de sécurité et de stabilité qui viendra remplacer l’aspiration à la liberté et à la réalisation des revendications. Certes, cette situation durera un temps, mais pas éternellement.

Plusieurs responsables israéliens ont vu dans la promotion du chef des renseignements militaires à la tête du ministère de l’Intérieur, puis à la présidence du plus grand État arabe, un atout stratégique considérable. Non moins importantes ont été l’accélération du processus de normalisation affichée des relations de certains États du Golfe avec Israël, et la promotion de ce dernier au rang d’allié dans le combat contre l’Iran. Je parle de normalisation « affichée » car une partie des communications sécuritaires et politiques avait débuté bien avant, sans que cela fasse l’objet d’une annonce officielle ou d’une démonstration ostentatoire comme c’est le cas à présent. Or cette normalisation s’est accompagnée de l’abandon de la cause palestinienne, justifié d’un point de vue psychologique par la nécessité, semblerait-il, d’injurier les Palestiniens, les Arabes, voire l’ensemble des musulmans. Nous connaissons bien ce phénomène, y compris à l’échelle palestinienne, qui veut que le rapprochement avec Israël implique d’insulter notre histoire et d’injurier les Arabes et les musulmans, mais aussi d’inventer des racines imaginaires afin de nier l’arabité, ou d’exagérer l’importance des sacrifices consentis par l’État en question en faveur de la Palestine – selon les dires, bien souvent, d’individus qui n’ont jamais rien fait pour la Palestine ni pour quelque autre cause d’ailleurs.

En dépit de l’usage de termes tels que « libéralisation » par exemple, le processus de normalisation avec Israël ne s’accompagne d’aucune forme de libéralisation, pas même économique. Car le néolibéralisme qui sied à l’individualisme de la clique au pouvoir et a propagé certaines caractéristiques du consumérisme n’a rien à voir avec le libéralisme. Ce dernier place au centre de ses valeurs la liberté et le respect des libertés, alors que le néolibéralisme adopté par les États de la normalisation est ouvertement antidémocratique et se considère lui-même comme une réplique aux aspirations démocratiques. La normalisation des relations avec Israël est un troc, un marchandage avec l’Occident : elle est consentie en échange du soutien de ce dernier aux régimes en place et de sa disposition à fermer les yeux sur les violations des libertés et des droits de l’homme qu’ils commettent, quitte à ce que des ONG américaines et européennes se portent solidaires de leurs victimes.

Les États occidentaux – pour la raison que j’ai évoquée concernant la question juive, mais également pour de nombreuses autres, parmi lesquelles le fait que leurs intérêts sont garantis par ces régimes despotiques alors qu’ils ne le seraient pas, pensent-ils, dans un cadre démocratique – acceptent ce troc et s’en accommodent bien. C’est ici que se révèle leur hypocrisie concernant la question des droits de l’homme et la démocratie. Car le régime qui normalise ses relations avec Israël reçoit compliments et encouragements de l’Occident, même si à l’intérieur de ses frontières, il arrête les opposants, réprime la liberté d’opinion, muselle les libertés publiques et piétine les droits civiques.

En tout état de cause, ce n’est pas assez pour Israël. Les concessions ne le rassasient pas, la reconnaissance de sa légitimité par les pays arabes n’étanche pas sa soif, et aucun allié arabe n’est jugé digne de confiance. C’est que personne ne sait mieux que lui ce qu’il a commis de ses mains, ni le fait qu’il est un corps étranger colonial dans cette région. Aussi, chaque fois que quelque chose lui est offert, il en demande davantage et accepte uniquement qu’on travaille à sa solde sinon rien. Il ne veut pas d’alliés. Il ne veut pas non plus combattre les régimes arabes. Ce qu’il souhaite, ce sont des vassaux dans la région.

C’est ce qu’illustre l’expérience de l’initiative arabe pour la paix rejetée par Israël avec sa surenchère de revendications, mais aussi la transformation de certains dirigeants arabes en otages de son bon vouloir. Ainsi, le prince héritier saoudien a fait sien le cliché formulé par Abba Eban et répandu dans la propagande sioniste selon lequel « les Arabes ne ratent jamais une occasion de rater les occasions ». Et d’ajouter ce que n’avait pas osé dire le célèbre ancien ministre des Affaires étrangères israélien, à savoir que les Palestiniens doivent accepter ce que leur proposent les États-Unis ou bien se taire. Il n’a pas osé condamner le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem, même lorsque la question lui a été posée explicitement[5]. Et le prince héritier saoudien, qui reçoit aujourd’hui les éloges, a encore beaucoup à offrir à Israël au nom de son pays « gardien des deux lieux saints ». Quant aux dirigeants de l’OLP, malgré tout ce qu’ils ont concédé à Israël, ils continuent d’être accusés par ce dernier d’extrémisme (et même dernièrement d’antisémitisme) chaque fois qu’ils émettent un avis contraire, même s’ils le prononcent timidement après avoir garanti que leur propos ne contrevenait pas aux accords et qu’ils n’entreprendraient rien, au niveau international, qui sorte de leur cadre.

La politique israélienne penche de plus en plus vers la droite et vers la droite religieuse, confiante du bien-fondé de la logique de la force dans son rapport avec les Arabes. Les gouvernements qui se forment en Israël aujourd’hui sont quasiment contrôlés par les colons extrémistes. Israël prétend ne pas trouver de partenaire palestinien pour la paix malgré toutes les concessions consenties, et menace de remplacer la direction palestinienne actuelle par de nouveaux dirigeants plus « modérés ». Il procède ainsi alors qu’il a foncièrement besoin de l’Autorité, cette dernière ayant prouvé sa compétence d’un point de vue sécuritaire, c’est-à-dire dans la préservation de la sécurité d’Israël. Mais Israël sait combien la lutte pour le pouvoir au sein de l’Autorité est importante, même chez ceux qui la camouflent derrière une rhétorique idéologique. Il sait combien les individus s’accrochent au pouvoir et, par conséquent, combien la menace de le leur retirer est efficace.

Cela nous amène à considérer la situation présente de l’Autorité palestinienne et de la Palestine.

Retour sur la question du projet national palestinien

Nous avons dit par le passé tout ce qu’il y avait à dire, et même plus, sur l’erreur historique que fut l’acceptation des accords d’Oslo suite au bouleversement du monde arabe provoqué par l’invasion irakienne au Koweït, mais aussi de l’ordre mondial consécutif à l’effondrement de l’Union soviétique. Mais cela n’interdit pas de revenir sur les points essentiels afin de poursuivre l’analyse, sans pour autant se réjouir d’avoir vu juste en pérorant : « On vous l’avait dit ! ».

Quatre problèmes substantiels concernant les accords d’Oslo et du Caire ont été dégagés par toutes les analyses objectives sur lesquelles nous fondons notre opposition auxdits accords, et reconnus en grande partie par les partisans de ces derniers eux-mêmes :

  1. Le marchandage consistant pour Israël à poser comme condition de sa reconnaissance de l’OLP l’acceptation par l’occupé de négociations directes avec l’occupant, sans bases contraignantes ni termes de référence internationaux, et avec pour obligation de renoncer à combattre l’occupation et à devenir ainsi otage de l’équilibre des forces avec Israël.
  2. L’utilisation de la légitimité de l’OLP comme d’une reine des abeilles afin de « polliniser» l’accord et le mettre à exécution, avant de se débarrasser d’elle, de marginaliser le mouvement de libération nationale palestinien et de lui substituer une « Autorité » et non un État.
  3. La limitation des missions de l’Autorité, en vertu des accords conclus depuis Oslo, au maintien de l’ordre – c’est-à-dire la sécurité d’Israël – et à la gestion de la population afin de délester Israël de la charge démographique, à moindres frais. Tout cela, sans avoir de souveraineté sur le territoire, en l’occurrence une parcelle couvrant moins de la moitié de la Cisjordanie et la bande de Gaza.
  4. Enfin, l’existence d’une Autorité qui signifie en fait l’existence d’une lutte pour le pouvoir, sans qu’il y ait pour autant d’É Or, ce dernier élément est devenu central dans la conduite de la vie politique palestinienne. Désormais, l’immense majorité des efforts palestiniens se dilapident dans une lutte interpalestinienne pour une autorité sans État. Cette lutte pour le pouvoir est même devenue le moteur de la moindre prise de position face à Israël, c’est-à-dire qu’elle a, dans une large mesure, pris la place de la lutte contre Israël.

Il ne fait cependant aucun doute qu’il existe nécessairement des aspects positifs au développement ayant mené à la création d’une Autorité palestinienne – quand bien même notre position concernant l’accord d’Oslo est négative –, et notamment le fait qu’il a vu le retour de plusieurs chefs de file palestiniens dans leur patrie. Le bénéfice le plus important est le processus de construction, à vaste échelle, d’institutions nationales en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, bien qu’il soit toutefois regrettable qu’elles n’incluent pas l’ensemble du peuple palestinien.

En général, un mouvement de libération nationale négocie avec l’occupant après que ce dernier a accepté le principe de son retrait. Puis, une fois le retrait effectif, il met en place une autorité vouée à diriger l’État. Mais dans le cas de la Palestine, les négociations ont commencé avant l’accord sur le principe du retrait, et la direction de l’OLP a accepté d’administrer une autorité sans État.

Il était donc naturel que des négociations pour ce que l’on nomme « une solution durable » débouchent sur une voie sans issue. Face au renoncement à la résistance de l’OLP et de l’Autorité palestinienne de Ramallah, et au regard de la transformation de la résistance à l’intérieur de Gaza l’assiégée en une autodéfense contre toute attaque potentielle, et non en une stratégie de libération, il n’y a rien d’étonnant à ce que tous les Palestiniens parlent de crise et d’impasse.

Au Centre arabe de recherche et d’études politiques, nous avons organisé plusieurs conférences autour de la question du projet national palestinien. Ce faisant, nous avons à mon sens soulevé le bon débat au bon moment, ce dont atteste le fait qu’il a connu depuis une large diffusion. Nous avons posé la question suivante : s’agit-il du projet d’une autorité devenue entre-temps deux autorités, ou bien du projet d’un État en Cisjordanie et à Gaza dont la capitale est Jérusalem ? De là, de nombreuses questions s’ensuivent. Par exemple : pourquoi, dans ce cas, rien n’est clairement dit au sujet des réfugiés palestiniens ? Pourquoi l’OLP ne se préoccupe-t-elle pas du sort des Palestiniens en Syrie et au Liban ? Cela fait-il partie du projet palestinien, même si l’Autorité palestinienne ne cesse de clamer quotidiennement que son projet reste celui d’un État en Cisjordanie et à Gaza, dans les frontières de 1967, avec Jérusalem pour capitale ?

Le citoyen palestinien est désemparé, et ce pour de bonnes raisons, en tête desquelles celle que tout le monde connaît, y compris John Kerry qui l’a évoquée dans son discours d’adieu en décembre 2016 : la poursuite de la colonisation annule toute perspective d’un retour aux frontières de 1967[6] et, face à cela, aucun mécanisme de résistance n’est envisagé, hormis des négociations (ou leur boycott) qui, à la base, ne fonctionnent pas. En effet, la logique de ces négociations se résume à ce que les Palestiniens demandent des choses et que les Israéliens leur répondent « non ! ». Et la discussion s’arrête là. Dans le cadre des pourparlers de paix, les Palestiniens n’ont pas les moyens d’obliger les Israéliens à quoi que ce soit. Quant à l’intercession américaine, on connaît par avance son résultat : pas une seule fois les Américains n’ont eu l’intention de faire pression sur Israël, et il est inconcevable que ce soit un jour le cas. De même, les positions américaines changent et s’érodent à chaque élection, dont les Arabes et les Palestiniens attendent les résultats plus que tout autre peuple au monde. Prenons l’exemple de la position de Donald Trump en tant que président : il est revenu sur les positions officielles, devenues traditionnelles, des États-Unis en cessant de s’exprimer contre l’extension des colonies, de soutenir la solution des deux États et en se disant favorable à toute solution qu’accepteraient les deux parties, dotant ainsi de fait le gouvernement israélien du droit de veto[7]. En cela, ce n’est pas l’Autorité palestinienne qui a dépossédé les États-Unis de son rôle d’intermédiaire monopolistique. Ces derniers s’en sont exclus tous seuls avant même de décider de transférer leur ambassade à Jérusalem et de reconnaître la ville comme capitale de l’État israélien, ce qui constitue une troisième révocation des prises de position américaines officielles.

Les Palestiniens voient bien que ce qui occupe avant tout leurs responsables politiques, c’est le conflit interpalestinien, qui a pris des proportions que nous n’aurions jamais pu imaginer, au point que nous nous retrouvons à demander la levée des sanctions palestiniennes sur la bande de Gaza.

L’impasse décrite plus haut et la lutte intestine entre les différentes factions palestiniennes sont les principales raisons qui poussent les énergies de la résistance à l’œuvre dans la jeunesse palestinienne à trouver des vecteurs d’expression sous la forme d’actes individuels violents (comme les attaques au couteau). C’est également ce qui les incite à créer des collectifs sur les réseaux sociaux, ainsi qu’un nombre incalculable d’initiatives et de discussions interminables autour de la question : « Quelle solution : un seul ou deux États ? ». Sachant que dans les faits, il n’y a d’un côté qu’un seul et unique État qui ne se contente plus d’être simplement reconnu, mais demande à l’être en tant qu’État juif, et de l’autre, deux autorités palestiniennes qui ont perdu tout contrôle, dont l’une subit un siège qui consume la population tout entière depuis plus d’une décennie.

L’ironie de l’histoire veut que cette situation bloquée advienne au moment où émerge un consensus international sur la solution des deux États en Palestine, sans toutefois qu’aucun mécanisme permettant d’imposer cette décision à Israël ne soit prévu. Par ailleurs, la direction palestinienne n’adopte aucune posture combative ferme sur la scène internationale, et ce pour de nombreuses raisons. La plus importante est qu’elle veut éviter d’entrer en confrontation ouverte avec Israël, et par conséquent avec les États-Unis, y compris au sein des instances internationales.

Le mouvement de boycott total d’Israël a suscité auprès de la jeunesse un grand espoir, renforcé par le fait que cette initiative a provoqué l’ire d’Israël et des États-Unis. Ce boycott est évidemment limité en Palestine, dans la mesure où la lutte directe contre l’occupation l’emporte en importance. L’appel au boycott ne saurait y être constant. Par exemple, il n’est pas possible pour les Palestiniens de boycotter ceux qui parmi eux collaborent avec Israël au niveau sécuritaire. Le boycott joue en revanche un rôle positif et efficace à l’étranger, en permettant de maintenir la cause palestinienne à l’ordre du jour des forces démocratiques en quête d’un moyen d’action solidaire envers la Palestine, face à une Autorité palestinienne qui ne veut pas de cette solidarité et ne la sollicite pas. Le boycott cause également un préjudice moral à Israël qui redoute que cela se transforme en un véritable préjudice matériel susceptible de se répercuter sur la décision politique. Or cette conséquence n’est envisageable qu’avec le soutien de certains États, comme ce fut le cas pour l’Afrique du Sud, lorsque le consensus international s’est cristallisé contre le système raciste qui prévalait alors. Étant donné que plusieurs États arabes prêchent aujourd’hui la normalisation des relations avec Israël, en l’absence d’avancée significative dans les négociations, est-il possible que des États non arabes se prêtent au boycott d’Israël ? D’autant qu’on assiste, malheureusement, à de nouvelles alliances avec Israël en Asie, en Afrique, en Europe de l’Est et dans les pays du Golfe. Sans parler des pays arabes qui entretiennent des relations diplomatiques avec lui. Constat plus amer encore, l’Autorité palestinienne non seulement ne boycotte pas Israël, mais n’adopte pas la stratégie d’appel au boycott à l’étranger et se contente d’appeler, en Europe, au boycott des produits en provenance des colonies. C’est dire combien elle prend l’accord de paix avec Israël au sérieux.

Le peuple et les institutions civiles palestiniennes sont amputés du processus de fabrique de la décision, mais ils essaient malgré tout de pénétrer l’action politique au moyen d’initiatives comme les campagnes de boycott. Or l’institution créée par le passé pour incarner ce peuple au niveau des unions des travailleurs, des étudiants et des femmes a été laissée à l’abandon. Il ne fait aucun doute que certaines factions (et non toutes) disposent des bases actives, mais elles sont loin de rassembler l’ensemble du peuple palestinien.

Par le passé, je pensais que l’unité entre le Fatah et le Hamas ne pouvait prendre source au niveau de l’Autorité palestinienne, mais qu’elle devait d’abord exister au sein de l’OLP. Mais une fois de plus, ce processus a été avorté lors d’un conseil national organisé à Ramallah, dont ceux qui plaidaient pour qu’il ait lieu ne se sont même pas donné la peine de l’organiser dans un lieu accessible à tous, afin de gêner ceux dont ils ne souhaitaient pas la présence.

Il semblerait que de nouvelles initiatives voient le jour à ce sujet, au niveau de l’organisation du peuple palestinien dans l’ensemble des régions où il se trouve, afin de reconstruire le mouvement de libération nationale palestinien. C’est là le seul moyen de l’emporter sur les tentatives arabes visant à minimiser la cause palestinienne et celles occidentales visant à la réduire à une simple Autorité en Cisjordanie, dont la mission consiste à approuver ses modalités de subvention et à garantir son maintien, quand bien même elle cesserait les négociations en raison de la poursuite de la colonisation. Les pays occidentaux ne souhaitent qu’une chose : le maintien de l’Autorité au pouvoir coûte que coûte, car elle est une garantie contre le risque de « chaos » qui pèse sur la sécurité d’Israël.

Ce qui a été édifié et s’est enraciné dans la Palestine historique, c’est un système d’apartheid : une division raciste entre deux régimes de droits distincts relevant de la souveraineté d’Israël. En l’occurrence, un apartheid doublé d’une colonisation de peuplement de substitution. Nous avons démontré et analysé cela précédemment. Le chef du gouvernement israélien, M. Netanyahou, estime que la loi sur « l’État-nation du peuple juif » qu’il élabore actuellement est l’une de ses plus grandes réalisations législatives. Cette loi entérine le principe selon lequel Israël est l’État-nation du peuple juif et non plus uniquement un État juif, et définit les fonctions principales qui en découlent de sorte qu’elles lèvent toute équivoque concernant leur priorité sur la citoyenneté et la démocratie. Cette loi est spécialement élaborée pour contrer le projet d’un État des citoyens d’une part, et pour déclarer le droit au retour des Palestiniens contraire à la Constitution israélienne d’autre part, puisqu’il s’agit ici d’une loi constitutionnelle ou, dans les termes d’Israël, d’une « loi fondamentale ».

Cette colonisation de peuplement a des spécificités bien singulières et se conçoit elle-même, en Afrique du Sud et en Palestine, comme un mouvement national à caractère religieux, ou bien d’essence religieuse mais à caractère laïque, à des degrés divers. À la différence de la colonisation française de peuplement en Algérie, celle-ci ne dépend pas d’un État « mère » auquel elle se rattache. De même qu’elle a bâti sur le territoire un État et des institutions, bien plus que ne l’ont fait les États arabes et africains voisins. Aussi, le conflit avec cette colonie doit se solder par un compromis historique, comme ce fut le cas en Afrique du Sud. La lutte en Palestine devrait viser à ce que ce compromis historique soit juste, c’est-à-dire qu’il prenne en compte les droits du peuple victime. Dans le cas contraire, la question coloniale ne sera pas réglée, et tout le reste ne sera qu’imposé ou bradé.

Il est impossible d’affronter cette situation en se représentant l’Autorité palestinienne comme un État en situation de différend frontalier avec Israël, comme c’était le cas de la Syrie et de l’Égypte avant Camp David. Tout d’abord, elle n’est pas un État. Ensuite, elle n’est pas en situation de conflit avec le sionisme, mais a même signé un accord de paix qui garantit la sécurité d’Israël. Enfin, l’Autorité n’est pas un instrument de lutte contre Israël, pas plus qu’elle n’est un instrument de mobilisation symbolique du peuple palestinien ou de ses sympathisants à l’Ouest et à l’Est.

La cause palestinienne tient sa légitimité de celle de la libération nationale dans le contexte d’une problématique coloniale irrésolue jusqu’à ce jour. La difficulté est d’appréhender la question palestinienne en tant que cause nationale et question de justice, en tenant compte des deux questions qui y sont étroitement liées, à savoir la question juive et la question arabe. Le combat contre l’apartheid nécessite un programme national démocratique qui s’adresse à l’ensemble de la population de Palestine et des réfugiés palestiniens. Or la nature du pouvoir actuel des deux autorités palestiniennes en Cisjordanie et dans la bande de Gaza est fondée sur des appareils de sécurité, et la principale composante de ce pouvoir est un dispositif sécuritaire qui inhibe l’énergie du peuple palestinien à l’intérieur de ses frontières et l’empêche d’interagir avec la sphère politique.

La résistance civile est une stratégie primordiale, comme nous avons pu en faire l’expérience durant la première Intifada. Mais elle a été utilisée par l’Autorité comme slogan contre la lutte armée et non pour construire une véritable résistance civile qui aille au-delà d’une simple catharsis consistant, en temps de crise, à autoriser les gens à aller manifester aux check-points dans des cas bien précis. La résistance civile est une stratégie de lutte contre l’occupation. Elle est une résistance pacifique, méthodique et persévérante, dont certains objectifs sont des revendications circonstanciées et d’autres visent la désintégration de l’intégralité du système de domination coloniale.

Je sais que certains d’entre vous vont me demander : « et donc, quelle est la solution ? » Je vous encourage à poser cette question, tout en gardant en tête qu’il ne s’agit pas de discuter de solutions préconçues. Car celles-ci procèdent de deux approches excessives. La première consiste à proposer des solutions fondées sur des données figées et des conditions statiques qui font l’impasse sur le facteur crucial qu’est la volonté humaine à l’œuvre dans la lutte. La seconde se cantonne à énoncer des solutions idéalistes qui ne prennent aucune condition objective en considération.

Je n’ai pas de solutions qui n’impliquent pas un changement des conditions, c’est-à-dire la lutte. Que peut bien signifier le mot « solution » en situation de conflit entre les deux autorités palestiniennes ? Et comment envisager des solutions politiques en l’absence de forces politiques combatives, susceptibles de donner lieu à un programme politique ? Pour cette raison – et bien que l’idée d’un État unique binational ait été avancée à maintes reprises au siècle dernier, et que j’aie écrit plusieurs articles la soutenant depuis maintenant plus de vingt ans – j’ai accepté la lutte comme moyen de mettre un terme à l’occupation de la Cisjordanie, de la bande de Gaza et de Jérusalem, en tant que projet de mouvement de libération nationale de la Palestine. Mais je ne me suis pas contenté de cela. J’ai également proposé qu’on y ajoute le programme d’un État des citoyens pour affronter la réalité de l’État juif et de l’État des Juifs, ainsi que leur idéologie : le sionisme. En outre, je considère que l’actuel débat autour de la question d’un ou deux États ne discute pas de véritables programmes politiques. Je le vois plutôt comme un débat académique qui s’inscrit dans l’impasse présente et ne permet pas d’en sortir.

Dans la réalité politique, l’échec d’une idée ne débouche pas nécessairement sur l’émergence d’une autre plus juste. Dans la situation présente, une alternative à la solution des deux États n’est pas nécessairement une solution. Il y a une réalité politique qui s’incarne dans la poursuite de la colonisation (qui annexe à Israël des territoires de la zone C), ainsi que dans le maintien d’une autorité en mal de souveraineté en Cisjordanie et d’une autre assiégée à Gaza. Quant à l’État unique, pour qu’il puisse être une option alternative à la solution des deux États, il est indispensable qu’il devienne une revendication de l’ensemble du mouvement de libération nationale palestinien (après la réorganisation de ce dernier, actuellement réduit à deux autorités). Et ce, dans le cadre d’un programme démocratique apte à convaincre également une partie importante de la société juive comme de l’opinion publique arabe et internationale. Sachant qu’il a fallu de longues décennies pour que la solution des deux États soit acceptée, peut-on affirmer qu’un projet de cette envergure existe ? Je ne vois rien de tel actuellement.

Au vu de ces données et de l’existence d’une véritable volonté de lutte, il faut concentrer les efforts sur la confrontation du sionisme à travers les deux axes que sont la question du territoire (l’occupation et la colonisation, ainsi que la judaïsation de Jérusalem entre autres) et celle du racisme, qui oriente la lutte contre un système de ségrégation raciale. Il faut que chacun entreprenne ces efforts depuis le lieu où il se trouve. Il faut que les propositions de ceux qui luttent contre l’occupation et le racisme parlent le langage de la justice, de la libération nationale, de la démocratie et des droits de l’homme, en tout lieu. Car il n’est plus possible ni acceptable que la cause du peuple palestinien soit formulée dans un autre langage que celui-ci. Non moins importante, la coordination entre les différents terrains de confrontation afin de dépasser la dispersion des forces, ainsi que la mobilisation commune autour des causes politiques, par exemple en faisant pression pour la réconciliation et la reconstruction de l’OLP, pour empêcher les concessions sur les droits immuables du peuple palestinien, ou encore pour lutter contre la normalisation. En attendant, il est important de construire des institutions modernes qui encadrent l’entité qu’est ce peuple.

Les crimes perpétrés par les régimes arabes qui ont détruit leur pays afin de se maintenir au pouvoir sont nombreux. Mais non moins grave est l’assimilation, dans les esprits, des crimes de ces régimes à l’oppression israélienne. Si j’ajoute à cela le chaos semé par les mouvements takfiristes et les réactions de colère qu’ils ont suscitées à échelle arabe et internationale, ainsi que la montée des populismes en Occident qui a conduit Trump à la Maison-Blanche, nous comprenons en grande partie la complexité que représente la période actuelle pour la Palestine. Mais ces difficultés et leurs répercussions ne dureront pas éternellement. Ceci est une évidence pour quiconque s’attache à y penser.

(traduit de l’arabe par Marianne Babut)


[1] Cf. la visite du chef du gouvernement indien Narendra Modi à Tel Aviv : Mohammed Muhsin Watad, « Israël et l’Inde : une alliance qui affaiblit la cause palestinienne », Al Jazeera, juillet 2017 [arabe], consulté le 08/05/2018 sur : https://bit.ly/2jN5A9r ; Amit Baruah, « India may end support to Palestine at the UN », The Hindi, 21/12/2014, consulté le 08/05/2018 sur : https://goo.gl/p6tZRK ; Suhasini Haidar, « We waited 70 years, Bibi tells Modi », The Hindi, 04/07/2017, consulté le 08/05/2018 sur: https://goo.gl/TR5DK3.

[2] Cf. « Le Baromètre de l’opinion publique arabe 2017/2018 : le rapport complet », Arab Center for Research and Policy Studies, 09/05/2018, consulté le 11/05/2018 sur : https://goo.gl/QVjZh1.

[3] Jeffrey Goldberg, « Saudi Crown Prince: Iran’s Supreme leader ‘makes Hitler look good’ », The Atlantic, 02/04/2018, consulté le 09/05/2018 sur : https://theatln.tc/2q4EkH5.

[4] Ethan Bronner, « Israel holds Peace Talks with Syria », The New York Times, 22 mai 2008, consulté le 11/05/2018 sur : https://nyti.ms/2rCt2dl ; Perter Walker, « Syria and Israel officially confirm peace talks », The Guardian, 21 mai 2008, consulté le 11/05/2018 sur : https://bit.ly/2lkJRju.

[5] « Bin Salman : l’issue de la cause palestinienne n’est pas la priorité de l’Arabie Saoudite », Al-Arabi Al-Jadid [arabe] https://bit.ly/2l6w2VV ; « Palestinian must make peace or shut up, Saudi crown prince said to tell US Jews », The Times of Israel, 29/04/2018, consulté le 09/05/2018 sur : https://bit.ly/2rcPTfG.

[6] John Kerry, « Remarks on Middle East Peace », U.S. Department of State, 28/12/2016, consulté le 08/05/2018 sur : https://bit.ly/2DxK696 ; David E. Sanger, « Kerry rebukes Israel, calling settlements a threat to peace », The New York Times, 28/12/2016, consulté le 08/05/2018 sur : https://nyti.ms/2jUhApG.

[7] « Donald Trump says US not committed to two-state Israel-Palestine solution », The Guardian, 16/02/2017, consulté le 09/05/2018 sur : https://bit.ly/2kAxLpN.