16/11/2022

Lendemain d’élections en Israël, un gouvernement d’ultra-droite face à une opposition éparpillée

The Israeli Knesset - Israeli Parliament / AdobeStock

Par Thomas Vescovi

Avec un bloc de 64 députés et une opposition plus que jamais divisée, la coalition de droite et d’extrême droite dispose d’une assise confortable pour diriger et réformer le pays. Si ce résultat annonce le retour de Benyamin Netanyahu comme Premier ministre, l’inquiétude est grande parmi les Israéliens attachés à la démocratie et aux libertés, puisque les suprémacistes juifs issus de l’alliance Sionisme religieux devraient faire leur entrée au gouvernement.

Dès son intronisation, le 13 juin 2021, le gouvernement hétéroclite mené par le nationaliste religieux Naftali Bennett affolait les paris sur la durée de sa survie. Sa liste Yamina (« Vers la droite ») ne comptabilisait que sept députés, mais il était parvenu à faire alliance avec le libéral Yair Lapid, dont le parti Yesh Atid (« Il y a un futur ») s’appuyait sur 17 sièges. Aux côtés de la coalition Bleu et blanc de l’ex-chef d’état-major Benny Gantz qui comptait huit députés, des six dissidents du Likoud rassemblés sur la liste Tikva Hadasha (« Nouvel espoir), des sept représentants du parti nationaliste laïc Israel Beytenou (« Israël notre maison ») et des treize députés de la gauche sioniste, comprenant le Parti travailliste et le Meretz (« Énergie »), ce bloc que seul l’opposition à Netanyahu réunissait a pu obtenir la majorité grâce au ralliement des quatre élus islamo-conservateurs, marquant la première entrée d’Arabes israéliens au sein d’un gouvernement.

Alors que la coalition gouvernementale n’allait pas manquer une occasion de montrer ses divisions, les trente députés du Likoud et leurs alliés ont multiplié les stratagèmes pour le renverser et faire pression sur son aile droite, accusée de trahir l’électorat juif israélien en s’alliant à la gauche laïque et aux « Arabes ». La sécurité a particulièrement été au cœur des critiques, puisque dix-sept citoyens juifs ont été tués en 2022 en Israël dans des attaques revendiquées par des groupes palestiniens ou l’État islamique. Après plusieurs défections de députés issus de la droite, la majorité parlementaire se fracture, contraignant Bennett et Lapid à s’accorder sur une dissolution, en juin dernier.

 

Thomas Vescovi

Thomas Vescovi

Chercheur

Thomas Vescovi est chercheur indépendant, contributeur pour différents médias, et auteur de La mémoire de la Nakba en Israël (L’Harmattan, 2015) et L’échec d’une utopie, une histoire des gauches en Israël (La Découverte, 2021).

S’il convient d’attendre la composition du prochain gouvernement pour appréhender plus justement les rapports de force au sein de la nouvelle coalition, au moins trois grandes tendances apparaissent. D’abord, la droitisation de l’électorat juif israélien est manifeste, particulièrement chez les jeunes. Deuxièmement, l’historique gauche sioniste se trouve dans une véritable impasse, laissant place à de nouvelles offres issues du centre de l’échiquier politique, mais qui montrent déjà leurs limites. Enfin, la dynamique de l’alliance entre la gauche juive non-sioniste et les partis arabes a fait long feu, tant leurs divergences semblent profondes, sans pour autant que cela n’altère le rôle de plus en plus important de l’électorat arabe.

La victoire écrasante du néo-sionisme

Arrivé en tête des élections avec 1,11 million de voix – sur 6,78 millions de votants, et 32 députés, Netanyahu est assurément le grand vainqueur de ce cinquième cycle électoral en quatre ans. Il peut compter sur une solide coalition composée des deux partis ultra-orthodoxes, à savoir les sept députés de Judaïsme unifié de la Torah (ashkénazes) et les onze du Shas (séfarade et mizrahim). Le Likoud obtient la majorité grâce à son alliance avec la liste Sionisme religieux qui obtient quatorze sièges.

Cette dernière se compose de trois formations d’extrême droite, historiquement marginales mais que Netanyahu est parvenu à unir pour qu’elles franchissent le seuil électoral de 3,25 %. Le Parti sioniste religieux de Bezalel Smotrich en est la principale force, épaulée par Force juive d’Itamar Ben-Gvir et le parti Noam d’Avi Maoz. Si ce dernier se distingue principalement pour ses sorties homophobes, plaidant pour un retour des thérapies de conversion et l’interdiction de la gay pride, les deux premiers ne cachent pas leur héritage kahaniste.

Entré à la Knesset en 1984, le rabbin Meir Kahane faisait face à un parlement quasiment vide lorsqu’il prenait la parole : les députés refusant de cautionner ses propos outrageusement racistes et belliqueux. L’interdiction en Israël de son parti Kach, puis de toute organisation s’en réclamant, n’ont pas pour autant mis un terme à la diffusion de ses idées, en passe d’être représentées au plus haut sommet de l’État.

À quelques nuances près, les kahanistes proposent une version radicalisée de ce que le sociologue israélien Uri Ram nomme le « néo-sionisme ». Au milieu des années 1970, alors qu’Israël paraît définitivement enraciné et nullement inquiété par ses « voisins menaçants », plusieurs réflexions intellectuelles se confrontent sur l’avenir du pays et le sens du sionisme. Contrairement aux post-sionistes qui prônent le dépassement du sionisme pour un Israël égalitaire, pacifique et ouvert sur le Moyen-Orient, les néo-sionistes plaident en faveur d’une alliance des nationalistes et des religieux pour compléter le projet sioniste. À leurs yeux, la totalité de la Palestine historique devrait être sous souveraineté juive, et en tant qu’État juif, le religieux ne devrait pas être séparé du pouvoir politique.

Après la parenthèse des accords d’Oslo, ce courant politique ne cesse de progresser depuis les années 2000. Le sociologue israélien Or Anabi du centre de recherche indépendant Israel Democracy Institute[1], interrogé par Haaretz au lendemain de l’élection, corrèle cette poussée d’extrême droite à la droitisation générale de la société juive israélienne. Selon ses études, au moins 60 % des Juifs israéliens se reconnaissent aujourd’hui dans les valeurs de la droite sioniste, et le résultat monte à 70 % si on ne sonde que les 18-24 ans. Lors des dernières élections, deux fois plus de jeunes juifs israéliens ont voté pour l’extrême droite que pour le Parti travailliste ou le Meretz.

Anabi avance plusieurs raisons, à commencer par le taux de natalité parmi les familles religieuses, bien plus important qu’au sein des couples laïcs ou non-religieux. À titre d’exemple, les ultra-orthodoxes sont passés de 5 % de la population israélienne en 1990 à 12 % en 2020[2]. Ensuite, le sociologue met en avant une évolution du lexique politique. Si jusqu’aux années 1990 se définir de droite ou de gauche était principalement basé sur la vision qu’avait l’électeur de la question palestinienne, à savoir pour ou contre un État palestinien, plus personne aujourd’hui n’aborde cette dichotomie politique de la sorte. La normalisation de la présence israélienne en Cisjordanie, qui correspond à environ 662 000 colons (Jérusalem-Est compris), a favorisé le renouvellement d’un clivage droite-gauche au profit d’un débat sur la nature de l’État d’Israël et son rapport à sa minorité non-juive. De fait, les formations politiques, principalement situées à gauche, qui continuent de rappeler certains principes tels que la fin de l’occupation ou la négociation avec les Palestiniens, sont inaudibles et considérées comme dépassées.

Jusqu’en 2021, il n’était pas rare de voir des partis de droite faire campagne au sein des villes arabes en Israël[3], promettant de meilleurs accès aux zones d’emploi ou la construction de nouveaux quartiers. Les évènements du printemps 2021 ont changé la donne. Au lendemain des élections de mars et alors que les négociations pour former un gouvernement battaient leur plein, des émeutes éclatent au sein des villes dites « mixtes », telles que Lod ou Saint-Jean-d’Acre, prenant pour cible des symboles de l’État ainsi que des lieux de culte juifs. La majeure partie de l’opinion publique juive israélienne, ignorante du quotidien de la minorité arabe, se laisse séduire par les discours martiaux et racistes du Likoud et de l’extrême droite frustrés de se retrouver dans l’opposition à la Knesset. À cela s’ajoute, dans ce contexte de tension accrue entre Arabes et Juifs, l’entrée des islamo-conservateurs au gouvernement, premiers députés arabes à obtenir des postes gouvernementaux.

Si la très grande majorité de la société civile juive israélienne s’accommodait, jusque-là, de la participation des citoyens arabes aux élections, c’est d’abord en considérant leur faible poids politique. Leur entrée au gouvernement inquiète les plus attachés au caractère juif de l’État. De plus, certains discours issus du Likoud ou de l’extrême droite assimilent l’alliance entre les islamo-conservateurs et le gouvernement comme une preuve de faiblesse de ce dernier vis-à-vis d’une population jugée dangereuse et menaçante. Paradoxe : Netanyahu était l’un des premiers à applaudir le choix du leader islamo-conservateur Mansour Abbas de quitter La liste unifiée – alliance de tous les partis arabes -, espérant gagner son soutien sous prétexte de convergence sur les sujets de société avec les partis juifs religieux.

Une autre donnée ne doit pas être écartée : la natalité de la population arabe. Si les familles juives religieuses ont un taux de fécondité élevé, elles dépassent à peine celui des familles arabes. Naturellement, le 1,9 million d’Arabes de citoyenneté israélienne ne peuvent représenter une menace démographique sérieuse pour les 6,9 millions de Juifs. Toutefois, la perspective d’une annexion de la Cisjordanie et de ses 2,98 millions de Palestiniens pourrait à terme bouleverser la balance démographique. En l’absence de création d’un État palestinien, Israël se confronte à un dilemme : demeurer une démocratie et octroyer à l’ensemble des Palestiniens des droits égaux, ou enraciner un régime d’apartheid afin de garantir une souveraineté juive en Israël. C’est en prenant cet élément en compte que la Loi fondamentale dite d’État-nation du peuple juif, votée en 2018 par le dernier gouvernement Netanyahu, et qui garantit un droit à l’autodétermination exclusivement à la population juive, prend tout son sens.

Si pour l’heure la composition officielle du gouvernement n’est pas connue, plusieurs sources indiquent que Ben Gvir réclamerait le ministère de la Sécurité publique. Il prendrait ainsi la tête de la police israélienne, celle qui l’avait explicitement accusée en 2021 d’être à l’origine des émeutes anti-arabes à Jérusalem[4]. L’un des principaux enjeux sera celui du ministère de la Justice, Netanyahu étant toujours sous le coup de multiples procès pour ses affaires de corruption. De plus, cette nouvelle coalition entend réformer le système judiciaire et revoir le rôle de l’un des derniers garde-fous de la démocratie israélienne, à savoir la Cour suprême, dans une volonté de la soumettre davantage aux décisions de la Knesset.

Toutefois, Netanyahu sait que la présence à ses côtés de ces figures de l’extrême droite risque de peser sur l’image d’Israël à l’internationale. Les lobbyistes Dennis Ross et David Makovsky écrivent ainsi sur le site du think tank pro-israélien Washington Institute for Near Est Policy : « Nous ne pourrons pas rester silencieux connaissant l’énorme impact que les mots et les actions d’Itamar Ben Gvir et de Bezalel Smotrich en tant que ministres vont avoir sur les relations entre les États-Unis et Israël [5]. »

© Tableau réalisé par Thomas Vescovi

Qui pour former une opposition solide ?

En analysant les résultats dans leur ensemble, le bloc formé autour de Netanyahu peut paraître fragile : avec une participation de 70,6 %, soit trois points de plus qu’en 2021, le Likoud et ses alliés cumulent 2 361 739 voix, contre 2 331 788 pour leurs opposants. Toutefois, ces derniers sont largement divisés et aucune coalition solide ne semble en passe d’émerger, comme l’a montré le gouvernement sortant.

La gauche sioniste réalise le plus faible score de son histoire, ne comptant que quatre députés pour le Parti travailliste (contre sept en 2021) et aucun pour le Meretz (contre six en 2021) qui n’est pas parvenu à franchir le seuil électoral. Côté travailliste, la dynamique autour de Merav Michaeli, figure féministe arrivée à la tête du parti en décembre 2020, n’a duré qu’un seul scrutin. L’électorat progressiste se détourne de l’historique parti de la gauche sioniste, et les rangs s’amenuisent : le nombre de militants inscrits est passé de 261 169 membres en 1997 à environ 36000 désormais, soit le plus faible depuis sa création. Le Meretz, censé incarner l’émanation politique du camp de la paix, a préféré changer de visage, en rappelant à sa tête Zehava Gal-On, qui avait dirigé le parti de 2012 à 2018. Membre fondatrice de l’ONG B’tselem, Gal-On a fait campagne pour renouer l’alliance entre « Arabes et Juifs » et relancer l’engagement de son parti contre l’occupation.

Au moins trois facteurs peuvent expliquer ce déclin de la gauche sioniste. En siégeant au sein du gouvernement Bennett-Lapid, les leaders travaillistes et du Meretz espéraient surfer sur la grande mobilisation « anti-Netanyahu » et faire leurs preuves en obtenant d’importants ministères. Sans relativiser les avancées pour les personnes LGBT grâce à l’engagement de Nitzan Horowitz (alors leader du Meretz et ministre de la Santé), ou du soutien de Michaeli, en charge des Transports, aux campagnes écologistes contre les grands projets jugés inutiles, force est de constater à quel point ce gouvernement s’est davantage illustré par ses incapacités que par ses réalisations.

Deuxièmement, la droitisation tend à marginaliser, voire à rendre obsolète, le discours de cette gauche sioniste. Assimilée à des « pacifiques » prêts à sceller un accord avec les Palestiniens, les deux formations doivent faire face à cette terrible réalité : ils partent en campagne avec un retard de plusieurs centaines de milliers de voix. Si la très grande majorité des 662 000 colons de Cisjordanie ne résident pas en Territoires occupés pour des motivations idéologiques, l’étude des cartes post-élections démontre bien leur poids électoral, puisque la droite, l’extrême droite et les ultra-orthodoxes sortent largement vainqueurs dans la quasi-totalité des colonies. Dès lors, sous prétexte de s’adapter à l’évolution de sa société, certains cadres de ces partis acceptent des compromissions, telles que mener campagne dans les colonies ou renoncer à certains principes comme le partage de Jérusalem ou la fin de la colonisation. En suivant cette voie, la gauche sioniste tend à s’aligner sur le centre et ne donne plus aucune raison particulière pour l’électorat juif progressiste de la soutenir.

Enfin, troisièmement, les différentes vagues de réformes libérales, commencées dans les années 1980 puis accentuées depuis les années 2000, ont détricoté l’État-providence construit par les travaillistes. Israël est désormais un État libéral pleinement intégré au capitalisme occidental et terrain de prédilection des entrepreneurs des nouvelles technologies numériques. Si le parti travailliste a cédé ses principes socialisants en faveur du libéralisme, il demeure assimilé comme une formation du passé, expliquant le basculement de ses principaux fiefs électoraux urbains à de nouvelles dynamiques.

Entré en politique en 2013, Yair Lapid représente cet électorat juif libéral, progressiste sur les questions de société, déterminé à écarter les religieux du pouvoir politique et à faire entrer les ultra-orthodoxes dans la société active. Il constitue sa base électorale au sein des aires urbaines, à commencer par Tel-Aviv et Haïfa. Bien que parvenu à se positionner comme le premier opposant à Netanyahu, obtenant même à ce scrutin son meilleur score sans avoir passé d’alliance, avec 24 sièges et plus de 800 mille voix, il se confronte à l’effondrement de la gauche et aux faibles scores de ses alliés du centre et de la droite. À titre d’exemple, l’enthousiasme qui entourait en 2019 la candidature de l’ex-chef d’état-major Benny Gantz s’est depuis effrité, l’obligeant à passer un accord avec Gideon Sa’ar, principale figure de la dissidence à Netanyahu au sein du Likoud. Leur liste Unité nationale n’a obtenu que douze sièges.

En analysant plus finement les résultats de ces cinq scrutins en quatre ans, on constate qu’un véritable plafond de verre empêche les partis de gauche et du centre de progresser. Parmi les communes juives les plus pauvres, accueillant pour l’essentiel des électeurs mizrahim (juifs orientaux) ou d’ex-URSS, le Likoud et ses alliés y écrasent leurs concurrents. Aux yeux des plus précaires qui vivent loin des centres urbains, ceux qui ne profitent que marginalement de la frénésie libérale, la gauche sioniste n’existe pas et les discours aux airs occidentaux de Lapid ne font pas recette. À l’inverse, le Likoud a su s’implanter dans cet Israël périphérique via des organisations caritatives, des écoles subventionnées, et la promesse de garantir le caractère juif de l’État, en termes de privilèges tout autant que de religion.

L’électorat arabe pour changer la donne ?

Il est possible de distinguer trois grandes forces au sein du champ politique arabe en Israël. La Liste arabe unie, ou Ra’am, menée par Mansour Abbas, incarne un pôle islamo-conservateur désireux de participer aux affaires politiques. Au lendemain des élections de 2021, tous les regards étaient braqués vers les quatre députés de cette formation, dont l’adhésion au bloc anti-Netanyahu était loin d’être garantie. Sur certains sujets, à commencer par les droits des personnes LGBT, Ra’am rejoint logiquement les partis religieux juifs. Tout en défendant le principe d’un État palestinien avec Jérusalem-Est pour capitale, Abbas symbolise ce processus d’« israélisation » au sein de la communauté arabe, se définissant comme « Arabe » plutôt que Palestinien et en focalisant son discours sur des sujets internes. Il obtient ainsi le soutien d’un électorat avide de changement et qui ne croit plus dans la stratégie du boycott ou du refus de compromis avec des partis sionistes.

Pour Abbas, se positionner vis-à-vis du jeu politique sioniste, entre droite et gauche, n’a aucun sens : il faut s’allier au camp qui est prêt à respecter le maximum de revendications propres aux Arabes israéliens. Un discours qui progresse puisque Ra’am a gagné plus de vingt mille voix supplémentaires entre 2021 et 2022, passant de quatre à cinq députés. Ses principaux soutiens se trouvent parmi les communautés bédouines, où il obtient entre 66,8 % (Bédouins du nord) et 73,9 % (Bédouins du Néguev) des voix, tout en parvenant à être au coude-à-coude avec les autres forces arabes dans les principales villes à majorité musulmane.

Cette dynamique peut expliquer, en partie, l’échec de l’historique Balad (« Ligue démocratique nationale ») à franchir le seuil électoral. Nationaliste arabe et antisioniste, ce parti a compté dans ses rangs certaines des figures arabes les plus populaires d’Israël, à l’instar d’Azmi Bishara ou d’Haneen Zoabi. Bien que généralement présenté par les médias israéliens comme un « parti extrémiste », Balad bénéficie aussi du soutien de militants juifs antisionistes. Son leader actuel, Sami Abu Shehadeh, incarne cette ligne d’opposition à toute alliance avec un parti sioniste, considérant que les intérêts des Palestiniens d’Israël se trouvent dans des dynamiques intra-communautaires et en œuvrant aux côtés des Palestiniens des Territoires occupés, tel un seul et même peuple. Si Balad avait maintenu sa participation à la Liste unifiée lors du scrutin de 2021, les désaccords étaient cette fois trop nombreux avec la troisième tendance, à commencer par le fait de prendre part à un gouvernement dirigé par Lapid, ou l’ordre des candidats sur la potentielle liste commune.

Autour du communiste arabe Ayman Odeh, l’alliance entre Hadash (« Nouveau » – Front démocratique pour la paix et l’égalité) qu’il représente et le parti Ta’al (« Mouvement arabe pour le renouveau ») d’Ahmed Tibi, reste le dernier vestige de la Liste unifiée qui depuis 2015 enregistrait des records de voix pour une alliance non-sioniste, allant jusqu’à quinze députés en 2020. Surtout, Odeh et ses alliés constituaient un réel front arabo-juif, comptant un nombre important de militants et d’électeurs juifs. Leur stratégie repose sur un constat : la société juive israélienne progressiste est désormais minoritaire, rassemblant d’après eux autour de 30 % de l’électorat. Dès lors, si celle-ci souhaite barrer la route au Likoud, aux religieux et à l’extrême droite, elle doit passer une alliance sincère et solide avec la Liste unifiée censée représenter les 20 % d’Arabes israéliens. Si jusqu’à présent Balad acceptait de s’inscrire dans cette dynamique, c’était essentiellement pour garantir sa place à la Knesset. Or, la stratégie d’Odeh a montré ses limites puisqu’à chaque scrutin la gauche sioniste et le centre n’ont pas donné suite aux propositions de la Liste unifiée, préférant même s’allier aux islamo-conservateurs. L’alliance Hadash-Ta’al repose désormais sur cinq députés, soit autant que Ra’am malgré dix-huit mille voix de moins.

En observant le jeu politique israélien à partir des formations arabes, il est saisissant de constater à quel point des réflexes coloniaux apparaissent. Plutôt que de passer une alliance avec une formation résolument ancrée à gauche et dans le camp progressiste, mais dont le programme entend transformer Israël en une société égalitaire entre ses différentes communautés, l’opposition de centre-gauche à Netanyahu, de par leur attachement au sionisme et aux privilèges que celui-ci permet à la population juive, préfère obtenir le soutien de l’aile la plus conservatrice parmi la population arabe. Ainsi, le pouvoir colonial démontre sa capacité à favoriser, systématiquement, les éléments les plus réactionnaires pour bloquer l’émergence de dynamique qui remettraient en cause sa fondation.

Néanmoins, il convient aussi de saisir les enjeux propres à la société arabe israélienne. En premier lieu, la question de la criminalité avec, cette année, plus de 75 morts par balle dans les villes arabes suite à des règlements de comptes. Le taux de pauvreté au sein de cette population, à savoir 35,8 % contre 17 % chez les Juifs israéliens, est logiquement pointé du doigt pour expliquer cette insécurité. À cela s’ajoute un ensemble de discriminations dans l’accès à l’emploi ou au logement, résultant, selon l’ONG Adalah, d’un ensemble de lois structurant le statut de sous-citoyen des Arabes israéliens[6].

Les études publiées par l’Israel Democracy Institute[7] montrent que la volonté de la population arabe d’Israël de vivre mieux et plus confortablement ne se traduit pas nécessairement par une hausse des taux de participation aux élections. Si 53,6 % des électeurs arabes se sont rendus aux urnes pour ce scrutin, ils étaient 44,6 % en 2021 et 64,8 % en 2020 lorsque la Liste unifiée a enregistré son meilleur score. Cela reste loin des 75 % de 1999. Toutefois, l’évolution majeure tient au soutien de plus en plus ferme aux partis arabes. Alors qu’en 1999, 31,4 % des électeurs arabes donnaient leurs voix à des partis juifs, ils ne sont plus que 14,2 % à le faire en 2022, dont essentiellement chez les Druzes, signe d’une confiance dans la capacité des partis arabes à œuvrer en leur faveur.

Quid des Palestiniens des Territoires occupés ?

Une campagne électorale en Israël ne laisse généralement rien présager de positif pour la population palestinienne des Territoires occupés. Pour renforcer sa dimension sécuritaire, chaque gouvernement est tenté de mener une ou plusieurs opérations, avec son lot de pertes civiles palestiniennes. Ainsi, selon le Palestinian Center for Human Rights[8], l’année 2022 est l’une des plus meurtrières pour les Palestiniens de Cisjordanie, avec plus de 130 tués par l’armée israélienne depuis le 1er janvier, auxquels s’ajoutent les trente-deux victimes des bombardements sur la bande de Gaza cet été.

La montée en puissance de Ben Gvir et Smotrich s’illustrent sur le terrain par une croissance jamais vue d’attaques de colons, confortés à l’idée de voir leurs leaders entrer au gouvernement. Entre 2017 et 2022, selon l’ONG Première urgence internationale[9], ces actes de vandalisme et raids à l’encontre de civils palestiniens ont augmenté de 170 %, avec une moyenne en 2022, de 27 attaques par semaine. La corrélation avec la campagne électorale est manifeste, puisqu’au moins une centaine d’attaques a été recensée pendant les deux semaines précédent le scrutin. Y avait-il un objectif d’embrasement pour déstabiliser encore davantage le gouvernement sortant ? Dès l’annonce des résultats et de la percée de Sionisme religieux, de nombreuses images montrant des Juifs israéliens marchant dans les quartiers palestiniens de Jérusalem-Est ont circulé, notamment celle de Sheikh Jarrah, scandant des slogans menaçants à l’encontre des résidents.

En considérant la Knesset comme une représentation des aspirations politiques de la société israélienne, constatons que 64 députés sur les 120 que compte l’Assemblée s’opposent à tout État palestinien, lui préférant l’annexion de tout ou d’une partie de la Cisjordanie. En prenant le droit international comme référence à la création d’un État palestinien, à savoir respect des frontières de 1967, fin de l’occupation et partage de Jérusalem, c’est au moins 106 députés qui s’y opposent. Reste à déterminer comment la communauté internationale va se positionner face à un gouvernement qui ne masque aucune de ses intentions.


Notes :

[1] Judy Maltz, “Why So Many Young Israelis Adore This Racist Politician”, Haaretz, 13 septembre 2022, consultable sur : https://www.haaretz.com/israel-news/elections/2022-09-13/ty-article-magazine/.highlight/why-so-many-young-israelis-adore-this-racist-politician/00000183-3743-db19-abcb-37fb61520000?dicbo=v2-91214e4965c8533934ecf9a0b31db4dc&utm_source=traffic.outbrain.com&utm_medium=referrer&utm_campaign=outbrain_organic

[2] “Middle East & Africa: Why covid-19 has spread among Israel’s ultra-Orthodox”, The Economist, 4 avril 2020, consultable sur : https://www.economist.com/middle-east-and-africa/2020/04/04/why-covid-19-has-spread-among-israels-ultra-orthodox

[3] Thomas Vescovi, « Élections législatives : Israël. Séduire les Palestiniens de l’intérieur, oublier les autres », Orient XXI, 22 mars 2021, consultable sur : https://orientxxi.info/magazine/israel-seduire-les-palestiniens-de-l-interieur-oublier-les-autres,4614

[4] Grégoire Sauvage, « Itamar Ben Gvir, un ultranationaliste accusé d’avoir attisé les violences à Jérusalem », France 24, 14/05/2021, consultable sur : https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20210514-itamar-ben-gvir-un-ultranationaliste-accus%C3%A9-d-avoir-attis%C3%A9-les-violences-%C3%A0-j%C3%A9rusalem

[5] Dennis Ross, David Makovsky , “A Narrow Government with Ben Gvir and Smotrich Threatens US-Israel Ties”,  Washington Institute for Near Est Policy, 2 novembre 2022, consultable sur : https://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/narrow-government-ben-gvir-and-smotrich-threatens-us-israel-ties

[6] “The Inequality Report: The Palestinian Arab Minority in Israel”, Adalah, Mars 2011, consultable sur : https://www.adalah.org/uploads/oldfiles/upfiles/2011/Adalah_The_Inequality_Report_March_2011.pdf

[7] Dr. Arik Rudnitzky, “Infographic: Arab Votes in the 2022 Election”, The Irael Democracy Institute, 9 novembre 2022, consultable sur :  https://en.idi.org.il/articles/46271

[8]Israeli Human Rights Violations in the Occupied Palestinian Territory”, Weekly Update 03 – 09 November 2022, Palestinian Center for Human Rights, consultable sur https://pchrgaza.org/en/israeli-human-rights-violations-in-the-occupied-palestinian-territory-weekly-update-03-09-november-2022/

[9] Voir le graphique  : “Israeli settler violence in the occupied West Bank”, Vizalizing Palestine, novembre 2022, consultable sur : https://www.visualizingpalestine.org/visuals/israeli-settler-violence