28/10/2018

Les Juifs dans l’Empire ottoman jusqu’à la déclaration Balfour (1917)

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Par Youssef Courbage

Introduction

En 2017, l’écrasante majorité des habitants du bilad el cham, la partie arabe de l’ancien Empire ottoman, commémore le centenaire de la célèbre déclaration de Lord Balfour (novembre 1917), considérée comme la source de ses malheurs. Une autre partie, minoritaire au plan démographique, les Juifs qui se sont installés en Palestine et leurs descendants, tendent à penser qu’ils lui doivent tout, et en premier lieu la création de l’État d’Israël, puisqu’elle consacrait le droit des Juifs à un « foyer national » sur cette terre.

Ce sont là des faits bien connus. En revanche, les motivations qui poussèrent les Britanniques à faire cette déclaration sont toujours objet de conjecture : double jeux entre alliés de la Grande Guerre (Anglais, Français, Russes et Arabes) ? Intérêts stratégiques de la Grande-Bretagne (canal de Suez, route des Indes) ? Volonté de faire sortir les États-Unis de leur neutralité, et à cette fin, de mobiliser les Juifs américains en faveur de l’intervention ? Recrudescence de l’antisémitisme en Europe et nécessité de trouver aux Juifs un foyer sûr en Palestine ou ailleurs (et témoigner ainsi de la reconnaissance à Chaïm Weizmann et Lord Rothschild) ?

En Orient, les théories du complot ont toujours été prisées. À cet égard, un évènement marquant de l’histoire ottomane, la révolution Jeune-Turque de 1908, a ainsi pu être appréhendée non comme une sortie de l’autoritarisme du sultan Abdülhamid II, mais comme une conspiration des francs-maçons et des Juifs destinée à promouvoir le sionisme dans l’Empire ottoman, avec en ligne de mire la Palestine[1]. Notre objectif est différent. Par l’étude de la dynamique démographique (croissance et structure des populations juives de l’Empire ottoman et de la Palestine), nous tenterons de voir si le facteur démographique a pu susciter la déclaration Balfour.

Pour bien prendre la mesure du rôle des Juifs de l’Empire ottoman dans le mouvement sioniste et dans la colonisation de la Palestine, il est indispensable de recourir à l’histoire longue, et de revenir sur leur origine, leur culture, leur poids démographique, leur participation à l’économie de l’Empire et leur adhésion à ses valeurs.

Nous conclurons sur le rôle marginal, voire hostile, des Juifs locaux dans cette déclaration car les enjeux se situaient ailleurs, en Europe et en Amérique.

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Youssef Courbage 

Démographe, spécialiste du Moyen-Orient

Né en 1946, Youssef Courbage a fait ses études en sciences économiques et en sociologie à Beyrouth avant de les poursuivre à Paris, où il s’est spécialisé en démographie et en urbanisme. Il a été expert à l’Unesco puis aux Nations unies à Beyrouth (1973-1975), au Caire (1975-1977), à Yaoundé (1977-1979), à Port-au-Prince (1979-1984) et à Rabat (1984-1989), puis chercheur à l’Institut national d’études démographiques (Ined), à Paris. Entre 2003 et 2005, il a été détaché à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo) à Beyrouth, dont il a dirigé le département des études contemporaines. En 2005, il est devenu directeur de recherche en démographie à l’Ined. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le Moyen-Orient.

​L’essor du judaïsme dans l’empire ottoman

Au vu de l’intérêt soudain porté par l’Europe et les États-Unis au judaïsme ottoman dont témoigne la déclaration Balfour, on pourrait penser que les Juifs de l’Empire ou ceux de sa partie palestinienne pesaient par leur démographie. Tel n’est pas le cas. Au moment crucial du déclenchement des hostilités de la Grande Guerre, les Juifs ottomans n’étaient que cent vingt-huit mille, peut-être plus selon les chiffres sans doute exagérés de certains historiens qui en estimaient le nombre à deux cent cinquante-six mille, voire quatre cent mille. Quelles que soient les estimations, ils représentaient ainsi entre 0,8 et 2,5 % de la population totale de l’Empire ottoman (seize millions) en 1914.

Ces chiffres montrent d’emblée que l’intérêt porté au judaïsme à cette époque charnière n’était pas motivé par sa composante ottomane. Il trouvait surtout sa source en Europe et en Amérique, qui comptaient plus de treize millions de Juifs sur leur territoire[2].

Quelle est l’histoire démographique de ces Juifs orientaux ? Comme partout ailleurs, les populations se composent de natifs et d’immigrés. Au moment de la conquête ottomane[3], la région comptait, en faible nombre, des Juifs que l’on peut qualifier d’autochtones, même si leurs origines se perdent dans la nuit des temps. Des Juifs appelés Romaniotes, dont l’origine remonte à Rome et à Byzance et qui n’avaient pas émigré après la conquête de Constantinople. Des Juifs arabes ou arabisés dans la partie arabe de l’Empire qui sont restés après la destruction du Second Temple à Jérusalem par Titus en 70 de l’ère chrétienne.

Plus tard, à partir de 1492, ces Juifs autochtones accueillirent, de gaîté de cœur ou non, les flux massifs de Juifs sépharades chassés d’Espagne et du Portugal par la Reconquista menée par Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille. Dès lors, il était attendu que la balance démographique penche en faveur de ces « vrais » Sépharades et que les Juifs locaux romaniotes ou arabes (arabisés) soient « dilués » dans les flots de cette émigration massive, et ce, plus dans la partie européenne de l’Empire ottoman que dans sa partie arabe. Ainsi, le qualificatif « sépharade » qui est appliqué à tous ces Juifs, sans distinction, relève quelque peu de l’exagération.

Le sultan ottoman Bayazid II offrit l’hospitalité à ces rescapés et sa flotte alla même en recueillir sur les côtes de la péninsule ibérique. Ces évènements sont restés très prégnants dans la mémoire collective juive. Ces « nouveaux » Juifs, qui parlaient le ladino et qui conservèrent très longtemps cet idiome, s’installèrent au cœur de l’Empire, à Istanbul, Salonique, Izmir, etc., puis essaimèrent vers sa partie arabe dans le bilad el cham (dont la Palestine : Jérusalem, Safed…) et en Égypte, aux côtés des Juifs arabes ou arabisés[4].


Notes :

[1] Voir notamment l’article de l’historien turc Mim Kemâl Oke, “Young Turks, Freemasons, Jews and the question of Zionism in the Ottoman Empire (1908-1013)”, Studies in Zionism, vol. 7, n° 2, 1986, pp. 199-218. L’ironie de l’histoire a voulu que ce soit la Grande-Bretagne, avec la déclaration Balfour, qui épouse la cause sioniste, alors même qu’elle se plaignait peu de temps auparavant de l’action néfaste des sionistes en liaison avec les Juifs orientaux et les francs-maçons dans une conspiration globale contre la Grande-Bretagne.

[2] D’après l’American Jewish Year Book, Statistics of Jews (1913-1914), <https://bit.ly/341jfQA>, consulté en décembre 2017.

[3] La bataille de Marj Dabiq (1516) marque le début de la conquête ottomane du Levant.

[4] Pour l’histoire ancienne du judaïsme ottoman, voir Nathan Weinstock, Renaissance d’une nation : les Juifs de Palestine, de l’Antiquité à l’apparition du mouvement sioniste, Paris, Le bord de l’eau, 2012.