02/11/2020

Liberté d’expression, tolérance, laïcité : l’urgence d’un débat sans démagogie

Par Azmi Bishara

Il est fort difficile de mener un dialogue constructif sur certains principes et concepts lorsque ceux-ci sont brandis, à des fins démagogiques comme autant de slogans et de stéréotypes dans les discours des politiciens. Cela est d’autant plus difficile que l’atmosphère est chargée d’affects qui électrisent la sphère publique et ouvrent grand la porte aux manipulations de tous bords, que ce soit en raison de la compétition électoraliste à laquelle se livrent la droite et l’extrême droite en France, ou de certains conflits se déroulant ailleurs, autour de cette Méditerranée qui à la fois relie les musulmans à l’Europe et les sépare d’elle. C’est pourtant bien dans ce contexte trouble que sont censés être aujourd’hui discutés des principes et des notions aussi cruciaux que la liberté d’expression, le pluralisme, la laïcité, ou encore l’atteinte au sacré.

L’odieux assassinat commis le 16 octobre 2020 contre le professeur Samuel Paty par l’immigré tchétchène Abdullah Anzorov, n’est pas l’unique évènement à avoir empêché le déploiement d’un débat fructueux autour de ces notions. Mais cette fois, le débat a pris une tournure nouvelle avec l’implication directe et personnelle du président français. Dans un discours prononcé le 2 octobre 2020, soit deux semaines avant le crime, Emmanuel Macron décide en effet de parler de la « crise » que connaîtrait selon lui l’islam partout dans le monde, et ce, au moyen de nombreuses approximations terminologiques. Cela n’a rien d’inédit chez lui, qui se fait régulièrement donneur de leçons, comme si cela faisait partie des performances attendues d’un dirigeant français. Pourtant, pour lui comme pour la majorité des hommes politiques, il ne s’agit de rien d’autre que de prendre le dessus dans le rapport de force, d’en saisir l’occasion lorsqu’elle se présente. Lorsqu’il s’adresse aux Français ce jour-là, il s’agit avant tout pour lui de ne pas perdre d’électeurs d’extrême droite. Les mots ne sont pas choisis avec soin, et le propos confond critique du fanatisme et critique de l’islam, crise vécue par certains musulmans et crise de l’islam. Emmanuel Macron s’adresse aux Français, certes, mais les musulmans du monde entier l’écoutent aussi, et cet amalgame ne leur plaît pas. Pas plus que le sermon paternaliste dont ils font l’objet, ni la situation dans son ensemble. C’est que l’homme qui parle est un chef d’État : ce n’est pas son rôle d’évaluer la situation de l’islam ou du christianisme, ni de formuler une opinion sur quelque religion que ce soit. Toutefois, le président français est récemment revenu sur la chaîne Al Jazeera sur ses propos en apportant une clarification nécessaire après un discours initial ambigu.

La relation complexe entre le nord de la Méditerranée et ses rives méridionales et orientales a été émaillée ces dernières décennies par une série d’évènements à la faveur desquels est née une sorte d’obsession pour une laïcité d’un genre, à mon sens, galvaudé. Pour la manifestation d’une liberté d’expression qui trouve sa consécration dans l’offense au prophète de l’islam. Pour la démonstration de force pour elle-même, à la seule fin d’acquérir une certaine notoriété en provoquant les autres. L’obsession pour la personne du prophète arabe, les calomnies à son encontre et les commentaires sur sa « façon de vivre » en dehors de toute contextualisation civilisationnelle et historique, constitue un legs marginal de la culture européenne. Ce n’est pas tant un héritage laïc, qu’un agrégat de pratiques accumulées au fil de conflits et de guerres. Mais, dans l’espace public ouvert qui est désormais le nôtre depuis la révolution des moyens de communication et le règne de la culture de masse, ce « legs marginal » a pris une tout autre envergure, qui dépasse de loin les petits égarements que l’on trouvait jadis dans des publications lues par un nombre limité de personnes.

 

Azmi Bishara

Azmi Bishara

Directeur de l’ACRPS

Chercheur et écrivain, Azmi Bishara a à son actif de nombreux ouvrages et articles de recherche sur la philosophie, la pensée politique et la théorie sociale, en sus de plusieurs travaux littéraires. Après un doctorat en philosophie obtenu à l’université Humboldt de Berlin en 1986, il a occupé le poste de Professeur de philosophie et d’histoire de la pensée politique à l’université de Bir Zeit, en Cijordanie, de 1986 à 1996. Il est l’un des fondateurs de Muwatin, l’Institut palestinien pour l’étude de la démocratie, et de Mada al-Carmel : Centre arabe de recherche sociale appliquée. Azmi Bishara est le fondateur de l’Assemblée nationale démocratique (Balad), un parti arabo-palestinien à l’intérieur de la Ligne verte. Durant quatre législatures consécutives, de 1996 à 2007, il représente son parti en tant que membre élu à la Knesset. Depuis 2007, il est installé au Qatar et dirige l’ACRPS. Azmi Bishara est le lauréat du prix Ibn Rushd pour la liberté de pensée en 2002, et du prix des droits de l’Homme du Global Exchange en 2003.

La liberté d’expression compte indéniablement parmi les piliers de la démocratie libérale, dont l’édifice repose sur l’acceptation du pluralisme. Mais il est à mon sens erroné d’assimiler l’avènement historique de l’une à celui de l’autre, comme le font certains théoriciens du libéralisme, à l’instar de John Rawls. En effet, le concept de liberté d’expression trouve son origine dans la tolérance religieuse et les enseignements tirés des guerres de religions successives. C’est là que résident les racines des États modernes. C’est de là que procède l’acceptation relative du pluralisme religieux en leur sein, et non du pluralisme démocratique. Cela dit, si la liberté d’expression procède, d’un point de vue historique, du pluralisme religieux, ce n’est plus le cas dans la conception actuelle de la démocratie (selon laquelle elle se justifie pour elle-même et se reproduit par elle-même). Désormais, la liberté d’expression partage les mêmes fondements que la démocratie libérale. À savoir, premièrement, l’égalité morale entre les citoyens en tant qu’individus capables de juger ce qui relève du Bien et du Mal, ainsi que ce qui relève ou non de leur intérêt. Deuxièmement, le droit de chacun à participer à la détermination de la destinée collective (au moment des élections par exemple, et entre leurs échéances), ce qui ne peut se faire qu’en garantissant la liberté d’expression. Troisièmement, la limitation de l’arbitraire du pouvoir, ce qui là non plus n’est pas possible sans garantir la liberté d’expression et de critique, ni sans ce mécanisme fondamental qu’est la séparation des pouvoirs et leur contrôle mutuel. Quelles que soient les divergences de pensée sur la question, il y a une véritable différence entre le pluralisme démocratique, dans sa forme achevée, et la tolérance telle que transmise par l’héritage religieux. Il s’agit là d’un sujet dont l’examen exhaustif requerrait un développement trop long pour le mener ici. Retenons toutefois que le pluralisme démocratique ne se substitue pas à la tolérance religieuse (ni à celle non religieuse), qui implique non seulement le respect de l’opinion d’autrui, mais également le respect de la dignité d’autrui, sans qu’aucune législation d’État ait à l’imposer.

Le pluralisme démocratique ne consiste pas uniquement à admettre la pluralité des opinions, des goûts, des courants de pensée, des croyances religieuses et des partis politiques. Il est également censé garantir le droit de cette pluralité à s’exprimer dans l’espace public, ainsi que l’impartialité de l’État envers elle. La démocratie, toutefois, n’est pas impartiale en ce qui concerne les principes mêmes de la démocratie. Plus encore, les démocraties libérales posent généralement des limites à la liberté d’expression, en dépit du principe de neutralité. Ainsi condamnent-elles la plupart du temps ce que l’on appelle la diffamation, c’est-à-dire un propos mensonger portant préjudice ou atteinte à une ou plusieurs personnes. Je ne me lancerai pas ici dans une définition de ce qu’est la « diffamation », dont les formulations varient d’une législation nationale à l’autre. Les démocraties posent également des limites à cette liberté lorsqu’il s’agit d’incitation à la haine ou au meurtre. Certains pays, héritiers d’une longue histoire de discrimination raciale, ne tolèrent plus aujourd’hui la moindre généralisation négative formulée à l’encontre d’un peuple ou d’une civilisation dans son entièreté. Sauf, curieusement, lorsque ces généralisations concernent l’islam et les musulmans.

Avec le discours qu’il a tenu dans le cimetière alsacien de Quatzenheim le 19 février 2019, le président de la France – pays où la loi interdit de nier l’existence de l’Holocauste (qui est de fait le plus grand crime jamais commis contre l’humanité) – a voulu rendre équivalents les termes d’antisionisme et d’antisémitisme. Cette tentative s’inscrit dans une volonté de criminaliser l’expression d’une pensée pourtant légitime, et avec laquelle sont d’accord de nombreux Juifs, qui dénonce un mouvement nationaliste impérialiste et responsable d’exactions racistes ; un mouvement qui a colonisé un pays et en a expulsé la population.

 

Le président français peut toujours dire que son rôle est de garantir la démocratie en France, et pas en Égypte. Le fait est que le zèle avec lequel il s’est employé à apporter de la crédibilité internationale à un autocrate qui musèle toute voix dissidente dans son pays, ne traduit pas un engagement du président français en faveur de la liberté d’expression dans les sociétés musulmanes.

La défense de la liberté d’expression est, en tant que telle, une défense de la démocratie. Mais lorsqu’elle est menée de manière sélective comme le fait le président Macron, il ne s’agit plus alors de défendre la démocratie, mais d’engager une bataille politique. Ce constat peut être illustré de façon édifiante par le rôle qu’a joué Emmanuel Macron, hors des frontières nationales, auprès du dictateur Abdel Fattah al-Sissi, à qui il a ouvert les portes de l’Europe. Le président français peut toujours dire que son rôle est de garantir la démocratie en France, et pas en Égypte. Le fait est que le zèle avec lequel il s’est employé à apporter de la crédibilité internationale à un autocrate qui musèle toute voix dissidente dans son pays, ne traduit pas un engagement du président français en faveur de la liberté d’expression dans les sociétés musulmanes.

Il y a donc bel et bien une limite à la liberté d’expression telle que définie par la démocratie française. Si les différentes forces politiques et courants de pensée divergent à propos de cette limite, les démocraties libérales reconnaissent dans l’ensemble la notion d’atteinte au sacré. Elles ne reconnaissent cependant pas celle « d’atteinte aux sentiments religieux » car d’une part, il est difficile de définir ces derniers, et d’autre part, l’expression pourrait prêter à des interprétations abusives. La démocratie n’interdit donc pas l’atteinte à la personne d’un prophète qui a fondé une religion à laquelle adhèrent plus d’un milliard et demi d’êtres humains et qui symbolise pour eux la conduite exemplaire à suivre. Soit. Il n’en reste pas moins que cette atteinte blesse des millions de citoyens de cette démocratie, et d’innombrables personnes ailleurs dans le monde. Ce qui, en soi, suffit à en faire une pratique marginale, sinon condamnable du moins contestable. Le fait que l’expression d’un propos vécu par beaucoup comme offensant soit autorisée dans l’espace public n’en fait pas pour autant un propos inoffensif et banal. L’objet qu’il attaque n’est pas banal. Il s’agit d’un sujet d’exception, d’un cas limite qui doit être traité comme tel. Certes, la démocratie française n’interdit pas l’atteinte au sacré, mais cela ne l’exempte pas de devoir former les mentalités contre elle, de la combattre dans l’éducation et les médias comme un phénomène négatif. En parallèle, elle se doit en effet de ne pas l’interdire, afin de ne pas créer de précédent en matière d’atteinte à la liberté d’expression et risquer ainsi sa banalisation par la suite. Cela ne signifie pas qu’elle doit pour autant se réjouir de ce genre d’agissement, ni s’en glorifier.

Ni la laïcité ni les Lumières ne sont pour quelque chose dans cette posture. Les Lumières françaises – dont certains d’entre nous avons suivi l’enseignement et la pensée – n’étaient pas hostiles à la religion, mais à l’institution religieuse, à son ingérence dans la politique et à son imbrication avec la monarchie. Les philosophes du XVIIIe siècle s’élevaient contre les religieux qui encourageaient la superstition afin de maintenir leur contrôle sur l’esprit des paysans et des petites gens. Le courant expressément hostile à la religion en tant que telle était marginal au sein du mouvement des Lumières, et il ne s’employait pas à se moquer de Jésus-Christ ou du prophète Mohammed. Mettre en discussion le fait religieux, les croyances, les croyants ou les hommes de religion : cela, oui, est au fondement du mouvement des Lumières et de l’approche critique rationnelle. En revanche, tourner publiquement en ridicule des prophètes, cela s’appelle de la provocation, ni plus ni moins. On peut cela dit considérer que la provocation est admissible dans l’art et la littérature d’une culture donnée, lorsque ce sont les représentations sacrées de cette même culture qui sont visées. Mais tourner en ridicule les représentations sacrées d’une autre culture, en se prévalant de critères exogènes à elle pour définir ce qui est admissible et ce qui ne l’est pas, c’est courir le risque de heurter les susceptibilités. Car on s’en prend ici à des dimensions de l’identité et de la dignité qui sont d’autant plus délicates, que la relation historique entre les cultures en présence est dépositaire d’un passé où leur différence a été transformée en rapport de force et de domination.

Ceux de qui on attend qu’ils respectent une culture donnée sont, eux aussi, en droit d’attendre, de la part des tenants de cette dernière, qu’ils respectent leurs croyances et ne considèrent pas comme normal et acceptable le fait de les insulter. C’est là l’une des manifestations de la tolérance (il en existe de nombreuses autres) qui, à mon sens, ne se confond pas avec le pluralisme, ni avec le respect de la liberté d’expression. Or, faire preuve de tolérance consiste parfois à s’abstenir de s’exprimer, sans y être contraint par personne, et quand bien même le principe de la libre expression nous autoriserait à faire autrement.

Bien que, sous la IIIe République, elle ait pris une tournure extrême et inflexible envers toute implication de la religion dans l’espace public, la conception française de la laïcité partage avec ses autres conceptions un principe essentiel, à savoir : le refus de l’imposition par l’État et ses institutions de quelque religion que ce soit, ou de l’observance de quelque obligation cultuelle que ce soit ainsi que le refus de l’ingérence de l’État dans les affaires cultuelles, comme dans tout ce qui a trait à la conscience morale. L’essence de la laïcité de l’État réside dans sa neutralité en matière de religion. Dans le débat qui secoue la France autour de l’autorisation ou de l’interdiction de l’expression visible de la croyance religieuse dans l’espace public, je me prononce en faveur de son autorisation. Car il s’agit là, avant tout, de l’une des formes de la liberté d’expression. Car l’interdire serait contraire au principe même de la laïcité, à moins d’en détourner le sens et d’en faire une idéologie imposée par le haut ou une nouvelle religion d’État. Il n’est ni possible ni juste de vouloir bannir la religion de l’espace public. La plupart des États démocratiques ne procèdent d’ailleurs pas ainsi. Ils interdisent en revanche les exploitations politiques de la religion par des groupes qui entendraient terroriser ceux qui n’y adhèrent pas, ou imposer un mode de vie précis en son nom. Il s’agit de prévenir toute tentative d’utilisation, par l’État, de la religion afin d’en imposer les préceptes ou afin de combattre d’autres cultes ou croyances, qu’elles soient religieuses ou non. Les mouvements et groupes religieux qui contestent cette posture sont, par définition, anti-démocratiques, et exigent de la démocratie des concessions qu’eux-mêmes refusent de faire. Mais la majorité des musulmans sont intégrés dans les États démocratiques vers lesquels ils ont émigré. Et même les plus pratiquants parmi eux travaillent, produisent et contribuent à bâtir les sociétés au sein desquelles ils vivent, en menant leur existence ici-bas, comme n’importe qui d’autre.

Il est non seulement du droit de la démocratie française, comme de toute autre démocratie, mais également du devoir de tout État, de défendre la société et de la protéger contre quiconque commet des actes criminels (telle que l’attaque terroriste qui vient d’avoir lieu à Nice) au nom de la religion ou de n’importe quelle idéologie, qu’elle soit séculière ou religieuse. Des chercheurs universitaires peuvent dire, à propos de sociétés dont sont issus des groupes extrémistes coupables de crimes commis contre des civils au nom de la religion, qu’elles sont en crise. En revanche, il ne relève pas de la fonction d’un chef d’État de définir si l’islam, le judaïsme ou le christianisme est en crise. Je n’ai pas souvenir qu’un chef d’État musulman –quelle que soit par ailleurs la nature de son régime – ait jamais décrété que le confucianisme était en crise en raison des crimes perpétrés par le régime chinois à l’encontre des Ouïghours ; ou que le bouddhisme était en crise, malgré la politique avérée d’épuration ethnique menée à l’encontre des Rohingyas ; ni même avoir considéré que le judaïsme était en crise, au regard des exactions commises en Palestine au nom du judaïsme et des promesses bibliques. Qu’adviendrait-il si les Arabes, ou plus précisément leurs responsables politiques, s’en prenaient nominalement au judaïsme ou à la Torah, dont certains des textes sont utilisés pour justifier l’oppression des Palestiniens ? L’esprit dont procèdent les propos du président français sur la crise de l’islam n’est pas l’esprit laïc. Les sociétés musulmanes vivent peut-être – comme d’autres au demeurant – une, voire plusieurs crises. Toujours est-il qu’il n’est pas du ressort d’un chef d’État d’établir un diagnostic sur la situation dans laquelle se trouverait l’islam.

L’islam est une grande religion, à laquelle adhèrent plus d’un milliard et demi d’êtres humains et qui désigne une civilisation extrêmement hétéroclite. Il est en cela totalement injustifiable qu’un chef d’État en manie ainsi le nom, avec une telle superficialité et de telles généralisations – que son discours s’inscrive dans le cadre de la lutte contre l’extrémisme et le terrorisme, ou dans celui de la course aux électeurs de la droite extrémiste.

Le meurtre de l’enseignant Samuel Paty est un crime abominable, qui doit être condamné sans retenue ni nuance. Sans aucun « mais », auquel succèderaient d’intolérables justifications du crime. Les situations infiniment diverses que vivent les musulmans de part et d’autre du monde, ne sont en rien responsables des actes de l’individu qui a décidé de tuer cet enseignant. De même qu’il est inadmissible de justifier ce crime par les exactions que subissent des musulmans ailleurs dans le monde. S’il est possible d’interroger le milieu d’origine de cet individu, ainsi que les conditions sociales et idéologiques dans lesquelles il évoluait, il reste que lui seul est responsable de son crime, aussi longtemps qu’il est en pleine possession de ses facultés mentales. Il n’a pas consulté « les musulmans », en amont de son acte. « L’islam » n’est pas responsable de lui. L’islam n’a absolument rien à voir là-dedans.

Il faut répondre à un propos par un propos, et à une moquerie, par une moquerie. La personne confiante en elle-même sait se placer au-dessus du besoin de répliquer. Certains propos ne méritent pas de réaction.

Le meurtre de l’enseignant Samuel Paty est un crime abominable, qui doit être condamné sans retenue ni nuance. Sans aucun « mais », auquel succèderaient d’intolérables justifications du crime.

Les caricatures offensantes à l’égard du prophète de l’islam, publiées il y a plusieurs années par un journal danois, ne valaient pas selon moi toute cette agitation. Si défendre le prophète a un sens, l’auteur de ces dessins en revanche ne méritait pas qu’on lui en donne autant, en sortant ainsi manifester contre lui. Il existe suffisamment de raisons de descendre protester dans les rues du monde islamique pour ne pas faire cas de ce dessinateur, dont je ne me donnerai pas la peine de mentionner le nom. Sans ces manifestations, personne n’aurait entendu parler de lui ni de ses dessins, hormis les lecteurs de ce journal. Qui agit de la sorte, en portant atteinte à ce qui est sacré pour d’autres, ne mérite pas que l’on se mobilise contre lui. Il est bien plus approprié de l’ignorer et de lui tourner le dos. C’est ainsi que réagiraient les enfants d’une civilisation bien enracinée, qui se sentiraient solides dans leur identité. Il est de notre devoir de ne pas nous lever par milliers à chaque fois qu’un énergumène décide d’aller provoquer les musulmans, faisant ainsi de lui une « star ». Nous nous souvenons bien de ce pasteur américain illuminé (je ne mentionnerai pas non plus son nom) qui avait menacé de brûler le Coran sur la place publique. Les médias avaient alors campé jour et nuit devant son domicile, dans l’attente qu’il passe à l’action. Mais en contrepartie, il est également du devoir des États où résident ces individus d’éveiller leurs populations contre ce genre d’agissements et de les condamner. De même qu’il est de leur devoir d’éduquer contre le racisme et non de se contenter de dire qu’il s’agit là de la liberté d’expression. Il est faux de dire que l’État démocratique est neutre vis-à-vis de tout ce qui a trait à la liberté d’expression, dès lors que cette dernière est possible.

Ce qui se passe en France, en réaction à ce crime abominable, outrepasse la neutralité. Au nom de l’empathie avec la victime, des images offensantes ont été érigées en modèle de la liberté d’expression, en incarnation de notre attachement à elle. Et par un truchement subtil, ces images sont passées d’une salle de classe close à plusieurs façades de bâtiments publics. Quelle que soit la nature des intentions, le résultat est que l’on encourage l’atteinte au sacré, qu’on la fait passer de la pratique déviante à l’attitude exemplaire. C’est cela qui a provoqué la colère de nombreuses personnes à travers le monde musulman. De même qu’il est désolant d’entendre les déclarations « irresponsables » de certains responsables politiques, qui amalgament les concepts et adoptent une terminologie qui était jusqu’à peu le pré carré de l’extrême droite, pour qualifier les immigrés et les musulmans. Certains vont même jusqu’à dénigrer les universitaires qui analysent avec sérieux et rigueur les facteurs sociaux, économiques et politiques de l’extrémisme, en les taxant « d’islamo-gauchistes ».

Même un fervent partisan français de la laïcité doit pouvoir comprendre que la religion et ses symboles constituent un élément essentiel de l’identité civilisationnelle de nombreux peuples à travers le monde, pour leurs membres pratiquants comme pour ceux non-pratiquants. Dans leur écrasante majorité, ils désapprouvent l’extrémisme religieux, le fait de tuer pour des paroles, de traiter les autres en mécréants, ainsi que la violence politique en général. Mais ils ne comprennent pas à quoi rime cette humiliation préméditée et acharnée de leurs symboles religieux, qu’ils vivent comme un outrage délibéré à leur dignité. L’intelligence commande de saisir qu’en affichant ce genre d’« expression » sur des édifices gouvernementaux, on enclenche inéluctablement une série d’actions et de réactions dont rien de bon ne peut résulter. Il est donc impératif de sortir de ce cercle vicieux, au plus vite.

Traduit de l’arabe par Marianne Babut