24/10/2018

Les révolutions arabes : difficultés et perspectives de la transition démocratique

Témoignages et lectures

Ce livre de format moyen compte 880 pages, notes et index compris, et présente vingt-six articles de recherche organisés en quatre parties : « Témoignages et lectures de l’expérience révolutionnaire arabe », « Relecture des révolutions arabes et de leurs transformations », « L’impasse de l’État autoritaire à l’épreuve des révolutions arabes », et « Les transformations socio-politiques ».

La première partie comporte trois chapitres. Dans le premier, « Le peuple peut-il renverser le régime et l’État rester en place ? Réflexion sur le principal dilemme du soulèvement arabe », Gilbert Achcar interroge le slogan « Le peuple veut la chute du régime » et propose une relecture des révolutions arabes à l’aune du rapport entre l’État et le pouvoir, en distinguant les notions d’État et de régime.

Dans le deuxième chapitre, « Du renversement de la dictature à la protection de la transition démocratique : une lecture du modèle tunisien », Abdel Fatah Mourou témoigne de son expérience de la révolution tunisienne et de la pratique du consensus entre les différentes forces politiques en Tunisie.

Dans le troisième chapitre, « La résistance à soi-même : premier diagnostic d’un trouble auto-immunitaire à l’arabe », Abdelwahab Al-Affendi se saisit du concept d’auto-immunité tel que l’a développé Jacques Derrida, pour interroger les théories politiques qui, avant 2011, criaient à l’infaisabilité du changement démocratique. Selon Al-Affendi, l’occupation des places publiques par la révolution a constitué en soi une victoire décisive sur la peur, l’insécurité et la défiance, ouvrant la voie à la confiance en soi, en autrui et en l’avenir.

Mouvement social et révolution : différentes approches

Le chapitre 4 – le premier des dix que compte la deuxième partie de l’ouvrage – est signé par Raymond Hinnebush. Sous le titre « Approche en sociologie historique pour comprendre la disparité des situations post-révolutionnaires dans les pays arabes », l’analyste distingue trois modèles de révolutions arabes, incarnés par la Tunisie, l’Égypte et la Syrie. Il passe ces modèles au filtre d’une analyse socio-historique basée sur la théorie des mouvements sociaux, l’approche wébérienne et l’économie politique, afin de saisir la disparité des trajectoires empruntées par les pays arabes à la suite des révolutions et du processus de remobilisation des masses qu’elles ont enclenché.

Dans le chapitre 5, « Le mouvement politique et la difficulté du changement au sein du monde arabe », Al-Hassan Ibn al-Najim soutient que le plus gros écueil sur lequel a buté le mouvement contestataire arabe dans son ensemble réside dans le fait qu’il a été moderniste et non progressiste.

Pour Wendy Pearlman, auteur du sixième chapitre « La révolution et la seconde naissance de la Syrie », les protestations massives qui ont ébranlé la Syrie étaient bien révolutionnaires en ce sens qu’elles ont affirmé le refus des Syriens d’endosser le rôle de citoyens effrayés et soumis. Or l’effet le plus immédiat de la nouvelle culture de la liberté consiste en une effusion de l’expression politique.

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Collectif, Les Révolutions arabes : difficultés et perspectives de la transition démocratique, éd. de l’ACRPS, 2018.

L’ouvrage

Dans sa série d’études sur la transition démocratique, l’Arab Center for Research and Policy Studies a récemment publié Les Révolutions arabes : difficultés et perspectives de la transition démocratique. L’ouvrage réunit des recherches présentées lors de la conférence « Cinq ans après les révolutions arabes : difficultés et perspectives de la transition démocratique », qui s’est tenue du 21 au 23 janvier 2016 à Beyrouth à l’initiative du Centre, en partenariat avec l’Institut Issam Fares pour les politiques publiques et les relations internationales, de l’Université américaine.

Dans le chapitre 7, « L’autre transformation de la révolution tunisienne : prestige social, ressources, considération et valeurs », Mouldi Lahmar évoque la lutte pour les statuts socio-culturels, nécessaire à la mise en œuvre de l’autre changement appelé de leurs vœux par les manifestants au cours de la révolution : « le réexamen des règles du jeu régissant l’accès aux ressources, les modalités d’acquisition de la considération sociale, ainsi que le droit à une reconfiguration idéologique des valeurs légitimant la teneur de la phase transitionnelle ».

Pratiques et expérimentations

Dans le chapitre 8, « Le printemps arabe et le changement démocratique : remarques sur l’expérience libyenne », Mustafa Amar Altayr traite de l’impasse de la transition démocratique en Libye. Il mène une analyse sociologique, historique et politique de l’évolution du rapport de la société libyenne moderne au régime libyen, en partant d’un postulat qui recoupe trois variables interdépendantes : la modernisation, la modernité et la démocratie.

Dans le neuvième chapitre, « La pratique partisane et l’enrayement de la transition démocratique en Égypte: “Le parti pour une Égypte forte”, étude de cas », Ahmad Abdelhamid Hussein examine le rôle des partis politiques égyptiens dans le processus de transition démocratique et les alternatives existantes, en prenant le cas du Parti pour une Égypte forte en exemple.

Dans le chapitre 10, « La portée du mouvement du 20 février dans la consolidation du processus de démocratisation au Maroc », Sidi Moulay Ahmad Ilal analyse le mouvement contestataire qui a d’abord émergé au Maroc dans un anonymat caractérisé par l’utilisation de pseudonymes, puis a progressivement pris de l’ampleur avant de souffrir de dissensions partisanes. Cette étude expose également les principaux problèmes auxquels a été confronté le mouvement, ainsi que ses avancées réformistes.

Constitutionnalisation et qualités de l’État (« stateness »)

Mohamed Bassik Manar s’intéresse quant à lui à la dynamique du changement qui a conduit à la révision de la Constitution marocaine (chapitre 11, « Une lecture de l’expérience constitutionnelle et politique au Maroc, cinq ans après les révolutions arabes »). Il conclut que, si l’expérience marocaine se différencie de celle d’autres pays arabes qui ont sombré dans le chaos, le changement constitutionnel et politique intervenu dans le royaume n’a pas pour autant débouché sur un véritable changement structurel.

Dans le chapitre 12, « Les nouveaux droits constitutionnels dans les pays arabes », Antonio Borras Gomez dresse le bilan constitutionnel des révolutions arabes. Il aborde les différentes dimensions descriptives, analytiques, interprétatives et théoriques des reconfigurations de la loi constitutionnelle dans les pays des révolutions arabes, en se penchant tout particulièrement sur le cas du Maroc, de la Tunisie et de l’Égypte.

Dans le chapitre 13, « Stateness et révolution dans le monde arabe » Clément Henry établit un lien entre les préceptes écrits par Lénine à la veille de la révolution bolchevique dans L’État et la révolution d’une part, et les soulèvements arabes de l’autre. Par ailleurs, il compare les différentes forces infrastructurelles dans le monde arabe afin de mettre en lumière, en restituant les évènements du passé, les trajectoires totalement différentes des multiples soulèvements arabes.

L’impasse de l’État

La troisième partie de l’ouvrage comprend neuf chapitres. Pour Michael Hudson (chapitre 14 « Essor ou effondrement ? La crise de l’État arabe »), c’est le vide juridique qui explique l’instabilité politique dans la région. Les révolutions ont dévoilé la faiblesse des États arabes, que ce soit dans l’assise de l’État lui-même ou dans celle de sa légitimité. Certains sont en effet mieux enracinés que d’autres ; certains souffrent d’un manque de profondeur historique ; d’autres sont toujours aux mains de familles riches et rentières.

Dans le chapitre 15, « Le développement historique de l’apolitisme en Égypte : étude de la singularité de la bureaucratie égyptienne », Hani Awad explique (en se référant au cas de la Thaïlande) que la meilleure façon de mener le pouvoir politique en Égypte vers la démocratie – c’est-à-dire vers l’élargissement de la participation politique – est de se tourner vers les bases populaires marginalisées, que ce soit dans les périphéries rurales ou dans les périphéries urbaines et les quartiers informels.

Dans le chapitre 16, « Détruire les ponts ou les construire ? L’approche sécuritaire de la démocratie en Égypte et en Tunisie », Arnaud Cruzel concentre sa recherche sur les moments sensibles de la phase transitionnelle dans ces deux pays. En suivant attentivement les médias, et notamment les médias électroniques, il relève la prédominance des stratégies de sûreté nationale dans l’approche du concept de sécurité, au cours du printemps arabe.

La peur du changement

Selon Malika Zekhnini (« La crise de l’État-nation et l’impasse démocratique de l’après 2011 : l’exemple-type des pays du Maghreb », chapitre 17), les piliers d’une véritable transition démocratique vers la réalisation d’une citoyenneté pleine et entière dans les États-nations du Maghreb n’ont certes pas été bien ancrés. Il n’en reste pas moins que ces États-nations continuent de représenter, aux yeux de la majorité des gens, le critère de l’appartenance et de l’identité.

Dans le chapitre 18, « L’Algérie ou la peur du changement politique », Abdel Nasser al-Jabi examine les raisons de la réticence au changement politique en Algérie : la peur de revivre la violence des années 1990, la faiblesse de l’action politique d’opposition, ainsi que les facteurs socio-politiques qui déterminent la relation entre les élites politiques et les élites culturelles.

Dans le chapitre 19, « Recherche préliminaire et hypothèses concernant l’exception monarchique (par-delà les conflits) dans les soulèvements arabes », Daniel Brown interroge : Pourquoi les monarchies arabes n’ont-elles pas connu les soulèvements populaires qui ont secoué les républiques arabes ? En comparant les cas de la république tunisienne et de la monarchie jordanienne, l’auteur explique qu’en dépit de la persistance de la contestation populaire dans le royaume jordanien, les dispositifs institutionnels et culturels ont permis au régime en place de passer outre.

Identités militaires et civiles

Dans le chapitre 20, « La nouvelle carrière militaire et les soulèvements populaires arabes : Étude des relations militaro-civiles en Égypte, en Syrie et au Yémen », Hassan Al-Haj Ali Ahmad explique comment l’institution militaire s’est consacrée, dans son traitement des soulèvements qui ont eu lieu dans ces trois pays, à protéger les intérêts de l’alliance dont elle est partie prenante. L’auteur conclut que la carrière militaire, pour remplir les conditions qui lui sont posées, exige un haut degré d’institutionnalisation.

Selon Ahmed Dallal (« La théologie politique de Daech : les prophètes, les messies et la disparition de la zone grise », chapitre 21), Daech a usurpé le projet révolutionnaire ; il en a fait avorter les promesses et les réalisations. L’organisation islamiste s’est imposée comme force ennemie de la révolution, quand bien même elle pouvait rejeter le régime au pouvoir et ses bénéficiaires. L’alternative n’est cependant pas une identité culturelle islamique normalisée, mais un État islamique qui incarne le nouveau régime envisagé.

Dans le chapitre 22, « Les identités subnationales dans les sociétés arabes : l’absence imaginaire et la présence douloureuse », Riham Khafaji entend déconstruire les fondements de l’État moderne dans les sociétés arabes, ainsi que le rapport de ces dernières aux identités secondaires, afin de remettre en cause les poncifs concernant les fondements de la construction étatique et ses ramifications.

Changements transitoires

La quatrième et dernière partie de l’ouvrage comporte quatre chapitres. Dans le chapitre 23, « La controverse identitaire et son impact sur la phase de transition démocratique : étude comparée entre l’Égypte et la Tunisie », Hafiz Harrous démontre la corrélation entre d’une part, l’exacerbation des polémiques identitaires et la polarisation politique et religieuse, et de l’autre, l’échec de la concorde nationale et l’enrayement du processus de transition vers une gouvernance démocratique.

Dans le chapitre 24, « Les mouvements islamistes à la suite des soulèvements arabes : les facteurs de l’échec et du succès. Étude comparée entre l’Egypte et la Tunisie », Khalil al-Anani analyse la réaction et les modalités du traitement politique, intellectuel et idéologique des islamistes face aux révolutions arabes. Pour ce faire, il compare le cas des Frères musulmans en Égypte et celui du mouvement Ennahda en Tunisie.

Dans le chapitre 25, « La violence politique systémique à travers les réseaux électroniques et les obstacles au changement démocratique dans les pays des révolutions arabes », Jawhar Jamoussi déconstruit la trilogie pouvoir-violence-conflit dans son analyse de la violence politique systémique qui innerve les réseaux virtuels, ainsi que des entraves à la transition démocratique.

Enfin, dans le chapitre 26, « Un État sans peuple : l’État islamique, la guerre civile et les déplacements forcés de population au Moyen-Orient », Maziyar Ghiabi aborde la question de l’émigration des populations de certains pays touchés par les révolutions arabes vers les pays voisins et l’Europe.

(traduit de l’arabe par Marianne Babut)