11/05/2020

Du Hirak aux élections : un bilan de l’année 2019 en Algérie

Manifestations_Algérie

À la fin 2018, le quatrième mandat d’Abdelaziz Bouteflika touche à sa fin. Malgré l’état de santé du président et l’aggravation des problèmes économiques liés à la chute des cours du pétrole, le pouvoir ne manifeste aucune intention de changer son mode de gestion du pays. Une crise politique couve. De sérieux doutes planent sur le fait que le pouvoir soit réellement exercé par le président, et la glorification théâtrale de sa personne ne pallie pas son absence de la scène publique[1]. Le pays est dans un état de frustration sans précédent depuis la « décennie noire » (la guerre civile des années 1990), et des conflits d’intérêts inédits opposent entre eux dirigeants, oligarques et entrepreneurs corrompus.

Depuis des années, le régime mise sur l’intimidation pour maintenir la population dans la résignation. Il prétend que toute tentative de protestation entraînerait l’Algérie dans une situation semblable à celle qui prévaut en Syrie, au Yémen ou en Libye. Cette rhétorique s’accompagne d’une multiplication des programmes d’aide sociale visant à s’attirer le soutien des couches les plus pauvres de la population. C’est la stratégie classique d’un État rentier dont la survie dépend de l’achat de la paix sociale.

Mais, à la veille de l’élection présidentielle de 2019, l’Algérie fait face à des difficultés économiques importantes qui mettent à mal cette stratégie. Alors que les recettes de l’État demeurent entièrement dépendantes des revenus pétroliers, la logique rentière est en crise dès que les cours du baril chutent. Les réserves de devises s’érodent rapidement et le budget accuse un déficit important. Pour y pallier, les autorités  adoptent une série de mesures économiques : augmentation des taxes sur un grand nombre de produits de première nécessité ; mise en place d’une politique d’austérité stricte, notamment dans les budgets consacrés au soutien des populations précaires ; gel de la plupart des projets de développement créateurs d’emplois ; interdiction de l’importation de certains produits ; financement non conventionnel via le recours à la planche à billets et à l’injection de fonds sans contrepartie productive. En moins de deux ans, ces mesures ont exacerbé la crise : l’inflation se compte à deux chiffres. Le régime se révèle incapable de continuer à maintenir les prestations sociales universelles, et le pouvoir d’achat chute.

Unité d’analyse politique

de l’ACRPS

L’Unité d’analyse politique est un département du Arab Center for Research and Policy Studies (Centre arabe de recherches et d’études politiques, Doha) consacré à l’étude de l’actualité dans le monde arabe. Elle vise à produire des analyses pertinentes utiles au public, aux universitaires et aux décideurs politiques de la région et du reste du monde. En fonction des questions débattues, elle fait appel aux contributions de chercheurs et de spécialistes du ACRPS ou de l’extérieur. L’Unité d’analyse politique est responsable de l’édition de différentes séries de publications scientifiques rigoureuses : Évaluation de situation, Analyse politique, Analyse de cas et Rapports.

Tout en taxant lourdement les citoyens, les autorités protègent les privilèges des entrepreneurs de connivence avec les hauts responsables de l’État. Alors que des prêts massifs avaient été octroyés en vue de mener à bien des grands projets d’infrastructure, le pouvoir prétend qu’il est désormais impossible de récupérer ces sommes – alors même que les projets n’ont pour la plupart jamais vu le jour ou n’ont pas respecté les normes prévues. Nommé en mai 2017, le Premier ministre Abdelmadjid Tebboune (qui sera élu président de la République en décembre 2019) est limogé en août de la même année, après avoir voulu obliger les entrepreneurs à qui ces marchés publics avaient été octroyés à rembourser les dettes contractées.

À la fin du quatrième mandat d’Abdelaziz Bouteflika, la capacité d’initiative du régime se trouve ainsi affaiblie par d’importants tiraillements internes. Pour affronter la crise, les différentes composantes du pouvoir ne parviennent pas à trouver un consensus. Sans doute est-ce la raison pour laquelle le régime, alors que l’élection présidentielle se dessine, n’a d’autre choix que de promouvoir la continuité pour gagner du temps, et choisit de présenter une nouvelle fois la candidature d’un président valétudinaire.

Mais, alors que le pouvoir demeure arc-bouté sur une formule de gouvernement qui est la même depuis 1992, un mouvement de contestation populaire investit brusquement la rue le 22 février 2019, bientôt désigné sous le terme de « Hirak » (« mouvement »). Il n’a pas de leadership identifié à sa tête, et, au début, ses revendications se limitent au refus de la candidature du président sortant pour un cinquième mandat. Cependant, il va bientôt aller au-delà : le Hirak va revendiquer le limogeage de toutes les figures-symboles du régime et la formation d’une nouvelle commission électorale indépendante et impartiale.

Le présent rapport dresse un bilan de ce mouvement populaire dans son rapport à l’Etat, notamment aux trois institutions-clés du pouvoir en Algérie : la présidence de la République, l’armée et les services de renseignement. Mais aussi dans ses rapports aux différentes forces politiques et sociales (quel rôle ont-elles joué dans le Hirak ? Quelles pressions sont-elles susceptibles d’exercer sur le pouvoir à l’avenir pour influencer sa politique ?), au contexte économique dans lequel le mouvement populaire a vu le jour et s’est développé, à la question Amazighe que le pouvoir a cherché à instrumentaliser et enfin aux acteurs internationaux alors que les grandes puissances ont adopté une position commune consistant à ne pas s’immiscer dans les affaires intérieures de l’Algérie.

Il interroge, enfin, le devenir du Hirak, qui a réussi à chasser du pouvoir le cercle proche du président Bouteflika après vingt ans de règne notamment après l’élection présidentielle de décembre 2019 qui a porté Abdelmadjid Tebboune au pouvoir.

I. Les institutions étatiques face au Hirak

Le régime algérien repose sur trois piliers : la présidence de la République, l’état-major militaire et les services de renseignement. Il n’existe pas de hiérarchie formelle entre ces trois centres du pouvoir : ce sont les rapports de force qui déterminent l’hégémonie d’une institution au détriment d’une autre, en fonction du contexte, des équilibres et des personnalités impliquées. Mais, en cas de crise, cette polycratie place le régime dans une situation critique : les décisions cruciales ne se prennent qu’après concertation mutuelle. Et quand l’un des trois pôles tente d’accaparer le pouvoir, il va chercher à absorber ou neutraliser les deux autres.

Au cours du quatrième mandat du président Bouteflika, un conflit larvé opposait les trois pôles du pouvoir. Le Hirak l’a fait éclater au grand jour, et chacun des pôles a ensuite tenté de se servir du mouvement populaire pour faire basculer le rapport de force en sa faveur. Il s’est vite avéré que l’institution militaire était la plus à même de l’emporter dans cette lutte.

Dans cette première partie seront explicitées les diverses positions adoptées par la présidence de la République, l’armée et les services de sécurité face au Hirak. On examinera comment le mouvement populaire a exacerbé la crise politique latente au sommet de l’État.


Notes :

[1] Dans les cérémonies publiques et les meetings où le président est censé être présent, il est remplacé par son portrait. Cette pratique a donné naissance à l’expression « honorer le cadre [en français] », en référence au cadre de la photo de Bouteflika auxquels se réfèrent, dans un cérémonial proche des rituels païens, les ministres, députés et préfets réunis à ces occasions. Dans la liesse et les applaudissements, le « cadre » reçoit même des présents (en avril 2018 dans la commune de Djelfa, comme en septembre dans la wilaya de Médéa, des parlementaires ont été jusqu’à lui offrir un pur-sang arabe).