18/03/2019

Les Européens et le conflit syrien : un bilan contrasté

photo Syrie Alep
© photo : Ammar Adb Rabbo

Par Julien Théron, chercheur associé au CAREP Paris
et Salam Kawakibi, directeur exécutif du CAREP Paris

Introduction

Pays du voisinage européen au cœur d’une région stratégique pour le Vieux Continent, la Syrie aura été le théâtre d’un des conflits les plus signifiants depuis la fin de la guerre froide. Avant d’être un conflit armé, ce que l’on nomme conflit, est un conflit politique, à savoir une tentative populaire de révolution démocratique muée sous l’effet de la répression du régime en guerre civile, régionale et internationale. Or ce conflit, dont l’horreur marquera durablement les mémoires, n’a pas surgi subitement. Sans être parfaitement prévisible, il était annoncé.

En effet, si une décennie auparavant, le « printemps de Damas » avait très clairement exprimé les aspirations de la société syrienne par la voix de ses élites, l’irruption d’une contestation populaire spontanée à la mi-mars 2011 a surtout été largement annoncée par les premières révolutions arabes, bourgeonnant d’abord en Tunisie (décembre 2010), puis en Égypte et au Yémen (fin janvier 2011), et enfin en Libye et à Bahreïn (mi-février).

Ainsi, vu d’Europe, même si l’enchaînement de ces processus révolutionnaires a été rapide, surtout pour une adaptation multi-institutionnelle à un phénomène transétatique aussi politiquement sensible et stratégiquement important, il n’en reste pas moins que la progressivité des événements, l’important tissu institutionnel européen dédié à cette région et la force historique du phénomène appelaient à une adaptation forte, rapide, cohérente et cohésive aux révolutions arabes en général, et à la révolution syrienne en particulier.

Or les développements ultérieurs ont démontré les difficultés de l’Europe à contenir efficacement cette crise et à prévenir ses développements destructeurs, pour le pays d’abord, pour la région ensuite, mais aussi pour l’Europe, qui a dû faire face au défi majeur porté au processus historique de coopération avec son voisinage[1], ou encore naturellement pour différentes régions du monde comme, à plus long terme, pour l’ordre international lui-même.

Trois éléments indiquent que le conflit syrien aura été particulièrement significatif.

  1. Ampleur : huit ans de guerre civile impliquant des puissances régionales et globales, dont la qualification même en droit international est complexe ; conflit fortement connecté avec les conflits en Irak et en Turquie ainsi que, plus lointainement, avec de nombreux conflits dans le monde.
  2. Caractéristiques : de nombreux types de conflictualité (guerre régulière, chimique, guérilla, terrorisme, cyber, hybride), un développement colossal des groupes armés non étatiques de toutes parts, des violations flagrantes, répétées et impunies du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme.
  3. Conséquences : un compte difficile à tenir[2] de près d’un demi-million de morts[3], mais aussi 6,6 millions de personnes déplacées internes (internally displaced people, IDPs), 5,6 millions de réfugiés[4], des destructions à hauteur de 388 milliards de dollars américains[5], une politique systématique de répression et de torture de la part du régime syrien[6] sous parapluie diplomatique et stratégique russe, dont l’exemplification augure mal de l’avenir des conflits ; des effets plus indirects mais non moins importants, comme l’impact non mesurable du terrorisme et de la question des réfugiés dans l’évolution populiste nationaliste des politiques européennes.

Face à un tel phénomène, l’Europe, c’est-à-dire l’ensemble complexe des pouvoirs étatiques et communautaires constitués en tissu institutionnel interopérant, n’a pas réussi à prévenir ni à résoudre ce dilemme politico-stratégique et ce désastre humanitaire qu’aura constitué le conflit syrien.

Ni un succès ni un échec total, la stratégie européenne – si tant est que les divergences et l’individualisation des politiques nationales puissent permettre de parler de stratégie – est symptomatique des spécificités du continent et de la difficulté à construire une politique étrangère commune (ou ne serait-ce même que collective) suffisamment forte et efficiente pour prévenir ou contenir de tels conflits.

Au cours de huit années de conflit, le Vieux Continent s’est ainsi retrouvé à la fois spectateur et acteur plus qu’il ne s’est positionné entre les deux[7]. Il a moins participé à une prévention du conflit, à une gestion de crise permettant de limiter ses effets ou à une déconfliction efficiente qu’à un difficile endiguement réactif, en finissant par prendre acte du statu quo et limiter son action aux seules dimensions humanitaire et antiterroriste.

L’Europe s’est montrée ferme sur ses principes, prudente dans ses actions, insuffisante en matière de soutien à la démocratie et totalement inconséquente en termes de résolution de conflit. Les raisons de son insuccès sont multiples, mais tiennent, dans l’ensemble, au fait que son positionnement initial en faveur et en soutien politico-diplomatique à la démocratisation de la Syrie n’a pas été porté par un leadership européen suffisamment conséquent et unitaire.

La ligne « dure » adoptée par les principaux soutiens des révolutionnaires, à savoir la France et le Royaume-Uni, a été progressivement esquissée par l’activisme de l’Union européenne (UE) en faveur d’une gestion humanitaire coordonnée. Concomitamment, la vague d’attaques terroristes qui a touché la France, mais aussi le Royaume-Uni, l’Allemagne et les Pays-Bas a transformé les lignes motrices des politiques syriennes des États européens, notamment celles des États positionnés comme soutiens de la révolution et qui ont dès lors procédé à une réorientation stratégique vers une campagne antiterroriste active. La question des réfugiés, déjà prégnante au Moyen-Orient, s’est alors imposée avec force à l’Europe, enclenchant de telles réactions politiques que le soutien à la démocratisation de la Syrie n’a plus été que rhétorique. Cette dernière s’est ainsi trouvée dans une situation incommode, et contrainte d’opérer un choix : endosser un rôle de puissance active, régulatrice et stabilisatrice ou opter pour un isolationnisme craintif et défensif.


Notes :

[1] Patricia Bauer, “European–Mediterranean Security and the Arab Spring: Changes and Challenges”, Democracy and Security, Vol. 9, No. 1-2, 2013, pp. 1-18.

[2] Megan Specia, “How Syria’s Death Toll Is Lost in the Fog of War”, The New York Times, 13 avril 2018, https://nyti.ms/2R6ePlX (consulté le 8 mars 2019).

[3] “French Minister and UN envoy hold talks on Syria”, 15 février 2019, https://bit.ly/2UCINjI (consulté le 8 mars 2019).

[4] Source : UNHCR, cité dans “Syria Events of 2018”, Human Rights Watch, https://bit.ly/3bIUlaU (consulté le 8 mars 2019).

[5] Source : UN’s Economic and Social Commission for Western Asia (ESCWA), cité dans “Cost of Syria war destruction at $388 billion: UN”, France 24, 08 août 2018, https://bit.ly/2xDA9IJ (consulté le 8 mars 2019).

[6] “Human Slaughterhouse – Mass Hangings and Extermination at Saydnaya Prison, Syria”, Amnesty International, Index MDE 24/5415/2017, 2017.

[7] Tobias Schumacher, “The EU and the Arab Spring: Between Spectatorship and Actorness”, Insight Turkey, Vol. 13, No. 3, 2011, pp. 107-119.