11/04/2023

Accord entre l’Arabie saoudite et l’Iran : quels sont les intérêts des belligérants dans la réconciliation de Pékin ?

Par l’Unité d’analyse politique de l’ACRPS

À l’issue de négociations secrètes qui se sont tenues du 6 au 10 mars à Pékin entre les conseillers à la sécurité nationale de l’Arabie saoudite et de l’Iran, les deux pays sont parvenus à un accord pour rétablir leurs relations diplomatiques rompues en 2016 et relancer la coopération sécuritaire et commerciale. L’accord a constitué une surprise majeure compte tenu de l’hostilité entre ces deux grandes puissances du Golfe qui ne cesse d’alimenter des conflits régionaux. Cet accord est également inédit en raison de la médiation chinoise, qui fait suite à une série de tentatives des alliés régionaux des États-Unis pour diversifier leurs relations diplomatiques en cherchant à renforcer leurs liens avec la Chine et la Russie.

L’accord a été annoncé dans une déclaration commune aux trois pays le 10 mars. Selon cette déclaration, les négociations s’inscrivent dans le cadre d’une initiative du président chinois Xi Jinping et reposent sur l’accord selon lequel la Chine accueillerait et parrainerait les pourparlers entre les deux pays afin de résoudre les différends par le dialogue et la diplomatie[1]. En conséquence, les discussions ont rassemblé les délégations du Royaume d’Arabie saoudite et de la République islamique d’Iran et ont été dirigées par le conseiller saoudien à la sécurité nationale Musaad bin Mohammed Al Aiban et le secrétaire du Conseil suprême de la sécurité nationale iranien Ali Shamkhani.

 

Unité d’analyse politique

de l’ACRPS

L’Unité d’analyse politique est un département du Arab Center for Research and Policy Studies (Doha) consacré à l’étude de l’actualité dans le monde arabe. Elle vise à produire des analyses pertinentes utiles au public, aux universitaires et aux décideurs politiques de la région et du reste du monde. En fonction des questions débattues, elle fait appel aux contributions de chercheurs et de spécialistes du ACRPS ou de l’extérieur. L’Unité d’analyse politique est responsable de l’édition de trois séries de publications scientifiques rigoureuses : Évaluation de situation, Analyse politique et Analyse de cas.

Une relation sous tension depuis 1979

Les tensions entre l’Arabie saoudite et l’Iran remontent à la naissance de la République islamique, lorsque Riyad a annoncé son soutien au Shah face à la vague de protestations populaires qui a éclaté à la fin de l’année 1977 et qui a culminé avec la révolution de 1979. Les frictions se sont accrues lorsque le nouveau régime iranien a annoncé son intention d’exporter la révolution dans les pays voisins et de renverser les régimes arabes alliés des États-Unis dans la région. L’Arabie saoudite s’est donc rangée aux côtés de Bagdad lorsque la guerre entre l’Irak et l’Iran a éclaté en 1980.

Riyad et Téhéran se sont également engagés dans des confrontations militaires directes au fil des ans. En juin 1984, l’Arabie saoudite a abattu deux avions iraniens qui avaient violé son espace aérien. Les tensions entre les deux États ont atteint leur paroxysme pendant la saison du Hadj en 1987, lorsque les protestations des pèlerins iraniens ont entraîné la mort de plus de 400 personnes, dont 275 pèlerins iraniens et 85 policiers saoudiens[2]. Si les relations se sont améliorées sous la présidence du réformateur Mohammad Khatami (1997-2005), au cours de laquelle les deux accords mentionnés dans la récente déclaration de Pékin sur le rétablissement des relations diplomatiques (l’accord de coopération économique de 1998 et l’accord de coopération en matière de sécurité de 2001) ont été signés, les tensions ont refait surface à la suite de l’invasion américaine de l’Irak. Le différend s’est encore aggravé sous l’administration du président Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013), lorsque l’Arabie saoudite a accusé l’Iran de tenter de contrôler l’Irak par l’intermédiaire de milices et de forces politiques alliées.

L’Arabie saoudite a également accusé l’Iran de tenter d’étendre son influence sur la Syrie à la suite de son intervention en faveur du régime de Bachar al-Assad contre la révolution qui a tenté de le renverser. Après avoir accusé l’Iran d’avoir soutenu la rébellion houthie au Yémen qui a renversé le gouvernement du président Abdrabbuh Mansur Hadi et pris le contrôle de la capitale, Sanaa, en septembre 2014, l’Arabie saoudite est intervenue militairement en 2015, cherchant à empêcher les Houthis d’avancer sur Aden. Bien qu’elle n’ait jamais explicitement réfuté l’accord nucléaire de 2015, Riyad s’y est implicitement opposé, le considérant comme un moyen de renforcer la situation politique et économique iranienne, d’autant plus que l’accord ne prenait pas en compte le programme de missiles de l’Iran et ses politiques régionales. Début 2016, l’Arabie saoudite a rompu ses relations diplomatiques avec l’Iran après que des foules en colère ont pris d’assaut l’ambassade saoudienne à Téhéran et incendié le consulat saoudien à Machhad en réponse à l’exécution par les autorités saoudiennes du cheikh saoudien chiite Nimr al-Nimr, que Riyad accusait d’intelligence avec l’étranger, à « désobéir » à ses dirigeants et à prendre les armes contre les forces de sécurité[3].

Lorsque Donald Trump est entré à la Maison Blanche en 2017, les relations entre Riyad et Téhéran se sont à nouveau détériorées. L’Arabie saoudite a dû faire face aux positions de l’administration Trump sur l’Iran, notamment sa décision de se retirer de l’accord nucléaire de mai 2018 et de réimposer des sanctions à Téhéran, qui comprenaient l’interdiction des exportations de pétrole et l’isolement de l’Iran du système bancaire mondial. En mai 2019, l’Arabie saoudite a cherché à rallier le monde islamique derrière elle en organisant trois sommets simultanés[4]) à La Mecque pour faire face à l’Iran après des attaques contre des pétroliers saoudiens naviguant dans le golfe Persique et la mer d’Oman. Le Royaume affirme également que l’Iran est à l’origine des attaques contre les installations d’Aramco à Abqaiq et Khurais en septembre 2019, qui ont mis hors service la moitié de la production pétrolière de l’Arabie saoudite, dans le cadre d’une guerre par procuration menée par l’Iran par l’intermédiaire de ses alliés au Yémen et en Irak.

Dégradation des relations entre Riyad et Washington et l’impasse yéménite

La réponse, ou l’absence de réponse, du président Trump aux attaques contre Aramco et le fait qu’il ait affirmé qu’il s’agissait d’une « attaque contre l’Arabie saoudite, [et non] contre nous (les États-Unis)[5] » ont provoqué une onde de choc dans tout le Royaume, ce qui a conduit Riyad à faire preuve de prudence dans ses relations avec l’Iran. La conviction de l’Arabie saoudite de la nécessité de changer son approche de la relation avec l’Iran s’est renforcée avec l’élection de Joe Biden et la décision de son administration de revoir ses relations avec Riyad, devenues trop personnelles sous la présidence de Trump. En février 2021, Joe Biden a donc annoncé sa décision de « mettre fin à tout soutien américain aux opérations offensives dans le cadre de la guerre au Yémen, y compris les ventes d’armes » à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis. Son administration se concentrerait sur la recherche d’une solution diplomatique à « une guerre qui a créé une catastrophe humanitaire[6] ». L’administration Biden avait précédemment annoncé la suspension et le réexamen des contrats d’armement approuvés par l’administration Trump pour Riyad et Abou Dhabi.

Parallèlement à l’interruption du soutien américain, la guerre elle-même a commencé à représenter un énorme gouffre pour le Royaume, tant sur le plan matériel que politique, à la lumière de ce que les Nations unies ont décrit comme la pire catastrophe humanitaire au monde. On estime que la guerre a coûté à l’Arabie saoudite plus de 100 milliards USD[7]. En mars 2021, le ministre saoudien des Affaires étrangères, Faisal bin Farhan, a proposé un nouveau plan de paix pour mettre fin à la guerre au Yémen, qui comprend un cessez-le-feu global parrainé par l’ONU, la réouverture de l’aéroport de Sanaa et la reprise des négociations politiques entre le gouvernement Hadi et les rebelles houthis[8].

Bien que cette initiative ait été vouée à l’échec, les deux parties impliquées dans le conflit ont conclu une trêve pendant le ramadan 2022, après l’échec de la dernière grande attaque des Houthis visant à contrôler le gouvernorat de Ma’rib, riche en pétrole. L’armistice s’est poursuivi malgré l’absence de renouvellement formel, ravivant l’espoir d’un arrêt de la guerre. Entre-temps, l’Iran, qui, sous la présidence d’Ibrahim Raisi, avait commencé à chercher à améliorer ses relations avec l’Arabie saoudite pour sortir de son isolement régional et atténuer la pression occidentale, a indiqué qu’il était prêt à être partie prenante pour stopper la guerre au Yémen afin d’améliorer ses relations avec le Golfe et de ralentir le rapprochement avec Israël.

Après le remplacement du gouvernement de Mustafa Al-Kadhimi par celui de Mohammed Shia’ Sabbar Al-Sudani, considéré comme plus proche de l’Iran, aucun nouveau cycle de négociations irano-saoudiennes n’a pu avoir lieu à Bagdad. L’Iran a également fait l’objet d’une pression accrue de la part des États-Unis lorsqu’il a décidé de soutenir l’invasion russe de l’Ukraine, ce à quoi Washington a répondu par un rapprochement avec Riyad et la reprise des pourparlers sur la sécurité[9]. Malgré cela, l’Arabie saoudite a décidé d’accepter l’invitation de la Chine à tenir des pourparlers secrets avec l’Iran au niveau des conseillers à la sécurité nationale, qui ont abouti à un accord de rétablissement des relations diplomatiques.

Un régime iranien à bout de souffle

Alors que l’Arabie saoudite s’apprêtait à modifier sa position sur l’Iran, motivée par son désir d’échapper au bourbier du Yémen et par ses doutes quant à l’engagement des États-Unis en faveur de sa sécurité, l’Iran avait d’autres motivations. Face à la détérioration des relations avec l’Occident, Téhéran craignait une possible attaque contre des installations nucléaires et affrontait, dans le même temps, une vague de protestations dans tout le pays, ce qui l’a amené à chercher de nouvelles options.

Le président Raisi a exprimé très tôt son désir de se rapprocher des États du Golfe, en particulier de l’Arabie saoudite, en réponse à l’échec de son prédécesseur à parvenir à un accord durable avec l’Occident. La croyance dominante parmi les élites de Téhéran était qu’une entente avec l’Arabie saoudite pourrait se traduire par un soutien saoudien à la relance de l’accord nucléaire, comme condition à la levée des sanctions sans précédent imposées à l’Iran par l’administration Trump. Ces sanctions ont été désastreuses pour l’économie iranienne, qui dépend fortement des exportations de pétrole. Les sanctions ont également eu un impact significatif sur les Gardiens de la révolution, que l’administration Trump a désigné comme une organisation terroriste en 2018, et qui dépendent principalement du commerce du pétrole pour se financer en dehors du budget du gouvernement.

Cependant, la guerre russe contre l’Ukraine a compliqué l’entente déjà fragile avec les États-Unis, affaiblissant les chances de relancer l’accord nucléaire et de lever les sanctions américaines, auxquelles de nouvelles sanctions ont été ajoutées. Les risques d’une confrontation militaire ont également augmenté, surtout après que l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a annoncé qu’elle ne pouvait plus confirmer le caractère pacifique du programme nucléaire iranien, quand l’Iran a renoncé à bon nombre de ses obligations mentionnées dans l’accord[10], a retiré les caméras de surveillance des sites nucléaires et a refusé de divulguer la source de l’uranium enrichi sur trois sites nucléaires qu’il n’avait pas annoncée auparavant. Il semble que le sentiment de prudence iranien ait encore augmenté avec l’escalade coordination militaire américano-israélienne concernant le programme nucléaire, qui s’est encore accrue après que l’AIEA a annoncé avoir trouvé de l’uranium enrichi dans l’usine d’enrichissement de combustible de Fordow à des taux proches du niveau de pureté nécessaire à la fabrication d’une arme nucléaire, ainsi que l’intensification des opérations israéliennes à l’intérieur de l’Iran. L’Iran sait qu’une entente avec l’Arabie saoudite affaiblira certainement toute alliance régionale établie contre lui sous l’égide des États-Unis, surtout après qu’Israël a réussi à faire d’importantes percées dans ses relations arabes dans le Golfe, en particulier avec les Émirats arabes unis et le Bahreïn.

Quels enjeux pour le médiateur chinois ?

L’annonce de Pékin a été une énorme surprise, tant en raison de l’évolution inattendue des relations entre les deux voisins du Golfe que du choix de l’hôte. La Chine n’a que récemment commencé à gagner en influence dans la région, mais elle a ainsi démontré sa capacité à jouer un rôle de médiateur dans une région historiquement dépendante de Washington. Le Golfe assure en effet environ 40 % des besoins en pétrole de la Chine, ce qui a conduit Pékin à chercher à approfondir ses relations diplomatiques. En mars 2021, la Chine et l’Iran ont signé un accord de coopération stratégique d’une valeur d’environ 450 milliards USD, dont la majeure partie est destinée au développement du secteur énergétique iranien[11]. À l’inverse, la Chine est également devenue le premier partenaire commercial du CCG, dépassant l’UE, avec des échanges totaux d’une valeur de plus de 180 milliards USD[12]. En décembre 2022, Riyad a accueilli le président chinois pour une visite d’État et un sommet Chine-Golfe a été organisé. Cette visite représente une avancée majeure dans les relations entre la Chine et l’Arabie saoudite, un allié historique des États-Unis.

Le Golfe est vital pour la stabilité de l’économie chinoise, tout comme les relations qui lient Pékin aux deux rives, et son désir d’apparaître comme un faiseur de paix capable de résoudre les différends internationaux les plus complexes, autant de raisons qui ont poussé la Chine à proposer sa médiation à un moment où la rivalité sino-américaine a atteint son paroxysme.

Bien que le secret de la réussite de l’entremise chinoise ne soit pas encore clair, pas plus que les détails ou les concessions faites par les deux parties pour faciliter la reprise des relations, les résultats de cette percée pourraient se manifester d’abord au Yémen, puis au Liban.

Plusieurs facteurs pourraient cependant compliquer ce rapprochement récent, en particulier la présence de nombreuses parties rancunières, telles qu’Israël et les États-Unis qui n’apprécient que moyennement l’intervention chinoise. De plus, l’accord en lui-même n’indique aucun changement dans la position des deux parties sur les principaux sujets de discorde. Il ne reste donc, pour le moment, que théorique, bien qu’il nourrisse l’espoir de créer une atmosphère positive qui permette de régler les différends.


Notes :

[1] “Joint Trilateral Statement by the People’s Republic of China, the Kingdom of Saudi Arabia, and the Islamic Republic of Iran”, Embassy of the PRC in the Kingdom of Sweden, 10/03/2023, consulté le 13/03/2023 à l’adresse : https://bit.ly/3YFWYm1.

[2] “Second Round of Saudi-Iran Talks Planned This Month – Sources”, Reuters, 21/4/2021, consulté le 13/03/2023, à l’adresse : https://reut.rs/3T8xyfD.

[3] “Saudi Shia cleric Nimr al-Nimr ‘sentenced to death’”, BBC, 15/10/2014, consulté le 13/03/2023, à l’adresse : https://bbc.in/3TgRxJ2.

[4] Le 30 mai 2019 se sont tenus deux sommets extraordinaires, l’un du Conseil de coopération du Golfe (CCG), l’autre de la Ligue Arabe. Le 1er juin a eu lieu au même endroit un sommet de l’Organisation de la coopération islamique (OCI).

[5] Chris Megerian & Nabih Bulos, “Trump Says ‘No Rush’ to Respond to Attacks on Saudi Oil Facilities”, Los Angeles Times, 16/09/2019, consulté le 14/03/2023, à l’adresse : https://lat.ms/3JmxSD8.

[6] “Remarks by President Biden on America’s Place in the World”, The White House, 04/02/2021, consulté le 14/03/2023, à l’adresse : https://bit.ly/3FjuG9S.

[7] “Under Pressure : Houthis Target Yemeni Government with Economic Warfare”, Middle East Institute, 27/02/2023, consulté le 13/3/2023, à l’adresse : https://bit.ly/3Fi4yMw.

[8] “Yemen conflict : Saudi Arabia puts forward peace plan”, BBC, 22/3/2021, consulté le 14/03/2023 sur : https://bbc.in/405u8fO.

[9] “U.S.-Saudi Tensions Ease as Concerns About Iran Grow”, The Wall Street Journal, 05/01/2023, consulté le 13/03/2023, à l’adresse : https://on.wsj.com/3mE5wfG.

[10] “Wakālat al-Ṭāqa al-Dharriyya : La Nastaṭīʿ Ḍamān Silmiyyat al-Nawawī al-ʾĪrānī. wa-Ṭahrān Tatawaʿʿad man Yatawarraṭ bi-ʿUdwān ʾIsrāʾīlī ʿAlayha”, Al Jazeera, 07/09/2022, consulté le 13/03/2023, sur : https://bit.ly/42a7NQg.

[11] “China, With $400 Billion Iran Deal, Could Deepen Influence in Mideast”, The New York Times, 29/03/2023, consulté le 13/3/2023, à l’adresse : https://nyti.ms/3JCHPO6.

[12] “The Arabs and China… Extended Trade Relations”, Al-Araby Al-Jadeed, 09/12/2022, consulté le 14/03/2023, à l’adresse : https://bit.ly/3Tf4PWj.