18/06/2019

Attaques contre des pétroliers : jusqu’où ira le bras de fer entre l’Iran et les États-Unis ?

ill. Bras de fer Iran_US

Par l’Unité d’analyse politique de l’ACRPS

 

Dans la matinée du 13 juin 2019, deux pétroliers transportant des dérivés pétroliers en provenance d’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis – l’un battant pavillon du Panama, l’autre des îles Marshall – ont été la cible d’attaques en mer d’Oman, au large des côtes iraniennes, alors qu’ils faisaient route vers l’Asie orientale. Des incendies se sont déclenchés à bord des tankers, mais aucune victime n’est à déplorer. Les États-Unis et la Grande-Bretagne ont imputé à l’Iran la responsabilité de ces agressions et le secrétaire d’État américain a déclaré qu’elles « représentent une menace claire pour la paix et la sécurité internationales, une attaque flagrante contre la liberté de navigation et une escalade de tensions inacceptable de la part de l’Iran », qui pour sa part a démenti ces accusations.

C’est la seconde fois en un mois que des pétroliers essuient des attaques en mer d’Oman : le 12 mai dernier en effet, quatre navires, dont trois pétroliers sous pavillon saoudien, émirati et norvégien, avaient été légèrement endommagés par des actes de sabotage au large du port émirati de Fujeirah. Les deux dernières attaques ont causé un regain de tension entre l’Iran et les États-Unis, dont les relations n’ont cessé d’empirer depuis que, en mai 2018, Donald Trump a décidé de retirer son pays de l’accord sur le nucléaire iranien.

 

Unité d’analyse politique

de l’ACRPS

L’Unité d’analyse politique est un département du Arab Center for Research and Policy Studies (Doha) consacré à l’étude de l’actualité dans le monde arabe. Elle vise à produire des analyses pertinentes utiles au public, aux universitaires et aux décideurs politiques de la région et du reste du monde. En fonction des questions débattues, elle fait appel aux contributions de chercheurs et de spécialistes du ACRPS ou de l’extérieur. L’Unité d’analyse politique est responsable de l’édition de trois séries de publications scientifiques rigoureuses : Évaluation de situation, Analyse politique et Analyse de cas.

La stratégie américaine

Dans le cadre de leur campagne dite de « pression maximale », les États-Unis ne cessent de faire monter la pression sur Téhéran pour la contraindre à renégocier l’accord sur le nucléaire, que l’administration Trump juge insuffisant pour réfréner les ambitions régionales et l’« attitude hégémonique » de l’Iran. Ainsi, après que Trump a décidé de retirer son pays du traité, Washington a entrepris d’imposer des sanctions croissantes à l’Iran. Commençant par viser son secteur pétrolier et bancaire, en août 2018, elle a ensuite imposé un embargo sur ses exportations pétrolières, en novembre 2018, embargo dont elle a exempté huit pays pour une durée de six mois, délai qui a pris fin début mai 2019. Brusquement, les exportations de pétrole iranien sont alors passées de 2,5 millions de barils par jour à environ 400 000 barils par jour – sachant que la rente pétrolière représente près de 40 % des revenus de l’État iranien. Par ailleurs, Washington a imposé de nouvelles sanctions contre le secteur minier et métallurgique iranien (qui représente 10 % de l’ensemble des exportations du pays), puis contre le secteur pétrochimique (dont les exportations sont évaluées à 14 milliards de dollars par an). Enfin, en avril dernier les États-Unis ont inscrit les Gardiens de la révolution islamique sur la liste des organisations terroristes étrangères.

Dans le même temps, pour dissuader l’Iran de réagir à ces mesures sans précédent visant son économie et son régime, Washington a progressivement renforcé sa présence militaire dans la région. Ainsi, le 9 mai 2019, le département américain de la Défense a déployé le porte-avions USS Abraham Lincoln dans le golfe Persique, accompagné d’un détachement de 27 bâtiments de combat (navires de guerre, destroyers et sous-marins). Le même jour étaient également envoyés quatre bombardiers B-52 pouvant être armés de missiles nucléaires.

Le lendemain, le navire de guerre USS Arlington[1], conçu pour le transport de troupes de Marines, se dirigeait vers la région avec à son bord des véhicules amphibies, des équipements de débarquement, des hélicoptères de combat, ainsi qu’une batterie de missiles Patriot (un système de défense antiaérienne testé contre les avions, les drones, les missiles de croisière et les missiles balistiques tactiques). Parallèlement à ce renforcement des capacités militaires américaines dans la région, le président Trump et les piliers de son administration ont adressé des messages particulièrement dissuasifs au régime iranien. Trump a menacé l’Iran de « représailles dévastatrices » au cas où il s’attaquerait à la présence ou aux intérêts américains dans la région, et le conseiller à la sécurité nationale, John Bolton, a déclaré dans un communiqué que l’envoi du porte-avions Lincoln et de son « groupe de frappe » auprès du Commandement central américain de la région visait à « adresser un message clair et sans équivoque au régime iranien et [à] l’avertir que toute attaque contre les intérêts des États-Unis ou de [leurs] alliés se heurterait à une force implacable ». Quant au secrétaire à la Défense par intérim, Patrick Shanahan, il a affirmé que Washington répliquerait « de manière appropriée » à toute attaque iranienne contre les États-Unis ou les intérêts américains[2].

La stratégie iranienne

Face à cette stratégie d’embargo dont les effets sur l’économie iranienne sont dévastateurs, Téhéran a réagi de deux manières : d’une part elle a averti que si on l’empêchait d’exporter son pétrole, elle pourrait elle aussi empêcher les autres pays d’exporter le leur, ce qui a été interprété comme une allusion à une éventuelle fermeture du détroit d’Ormuz ou à des attaques ciblées contre les pétroliers qui y transitent ; d’autre part elle a décidé de revoir ses engagements liés à l’accord sur le nucléaire. Le 8 mai 2019, le président iranien Hassan Rouhani a ainsi déclaré que son pays allait cesser d’appliquer certains de ses engagements pris dans le cadre de l’accord de Vienne et a menacé de reprendre son programme d’enrichissement d’uranium de manière intensive et de remettre en marche le réacteur nucléaire d’Arak si dans un délai de 60 jours les autres pays signataires de l’accord ne mettaient pas en œuvre leurs promesses de protéger les secteurs bancaire et pétrolier iraniens des sanctions américaines[3]. En outre, le président iranien a annoncé que son pays allait cesser ses ventes d’uranium enrichi et d’eau lourde – or l’accord de 2015 stipulait que l’Iran devait limiter son stock d’uranium enrichi à 3,67 % à 300 kg et ses réserves d’eau lourde à 130 tonnes.

De nombreux rapports internationaux indiquent que les sanctions américaines ont eu des répercussions bien plus graves que prévu sur l’économie du pays : le cours du rial iranien s’est effondré face au dollar et le taux d’inflation pourrait atteindre 40 % cette année. D’après les estimations du Fonds monétaire international, l’économie iranienne s’est contractée de 3,9 % en 2018 et pourrait encore se contracter de 6 % en 2019[4], sachant que le rapport en question a été publié avant que les sanctions américaines sur le pétrole n’entrent en vigueur début mai 2019, et avant l’application de nouvelles sanctions contre les secteurs minier et pétrochimique.

On ne peut s’attendre à ce que l’Iran reste passif face à toutes ces mesures visant à asphyxier son économie. C’est là le principe même de la stratégie américaine : tenter d’acculer le pays économiquement pour qu’il finisse par céder aux exigences de Washington quant à la renégociation de son programme nucléaire et balistique et de son influence régionale. Selon l’analyse des agences de renseignements américaines, le pouvoir iranien, ou du moins un courant du régime, pourrait chercher à entraîner les États-Unis dans une intervention militaire limitée afin de relever sa popularité à l’intérieur du pays et de raffermir sa position stratégique à l’extérieur[5]. Mais ce point de vue contredit une analyse américaine antérieure prévoyant que Téhéran s’efforce de composer avec les sanctions américaines jusqu’à l’échéance des prochaines élections américaines, en novembre 2020, dans l’espoir que Trump ne soit pas réélu et qu’elle puisse alors traiter avec un nouveau président. Il est possible qu’entre-temps, le poids des sanctions imposées par l’administration Trump ait poussé les Iraniens à changer de stratégie et à chercher à provoquer une opération militaire américaine en menaçant les intérêts des États-Unis et de leurs alliés dans la région, entre autres en fermant partiellement le détroit d’Ormuz, par où transite près d’un tiers du pétrole brut transporté par voie maritime dans le monde, ou en s’attaquant aux navires marchands, notamment aux pétroliers, voire aux navires militaires américains présents dans la mer Rouge, le détroit de Bab-el-Mandeb et le golfe Persique[6]. Reste que cette analyse ignore une stratégie iranienne bien connue consistant à ne pas être le seul pays à subir les dommages de l’embargo, ainsi qu’une tendance historique de l’Iran à éviter la confrontation directe avec les États-Unis, car il est conscient qu’il n’est pas en mesure de maîtriser l’ampleur de la riposte américaine – or la stratégie de provocation évoquée plus haut exige une telle maîtrise.

La médiation japonaise en ligne de mire

Les attaques menées contre les deux pétroliers en mer d’Oman ont coïncidé avec la visite à Téhéran du Premier ministre japonais, Shinzo Abe, visite au cours de laquelle il a transmis un message que le président Trump lui avait confié lors de sa venue à Tokyo à la mi-mai 2019. Rassurant, le message disait en substance que Washington ne cherchait pas entrer en guerre, ni à changer le régime en place à Téhéran, mais voulait au contraire négocier avec lui un nouvel accord sur le nucléaire, au lieu de celui de Vienne dont les États-Unis se sont retirés. La concomitance des attaques et de cette visite officielle n’a pas manqué de faire débat et de susciter toutes sortes de conjectures sur les responsables de ces actes. D’une manière générale, ils ont été interprétés comme une tentative pour saboter les efforts de médiation japonais, d’autant que les deux pétroliers visés étaient en route pour le Japon. L’Iran, qui a démenti toute implication dans ces incidents, a accusé des tierces parties voulant « aviver les tensions entre Téhéran et Washington ». Plus précisément, il a pointé du doigt les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et Israël, considérés comme les pays les plus enthousiastes à l’idée d’une confrontation américaine avec l’Iran. La controverse suscitée par les modalités mêmes de ces attaques n’a fait qu’accroître le flou entourant cette affaire. Une vidéo publiée par le Pentagone montrerait une vedette iranienne dont l’équipage tente de retirer une mine non explosée de la coque d’un des deux pétroliers, et d’après des témoignages recueillis auprès d’un des deux équipages, leur embarcation aurait été visée par un « objet volant » (vraisemblablement une torpille). Hormis la Grande-Bretagne, aucun des pays signataires de l’accord sur le nucléaire ne s’est aligné sur la version américaine. L’Allemagne a déclaré que la vidéo publiée par le Pentagone n’était pas une preuve suffisante pour incriminer l’Iran, la Russie et la Chine ont appelé à ne pas se précipiter pour désigner les responsables, et la France s’est abstenue de commentaires. Quant au secrétaire général de l’ONU, il a appelé à l’ouverture d’une enquête indépendante visant à déterminer l’origine des attaques – ce que demande également l’Iran.

Force est de constater que les États-Unis ont beaucoup de mal à mobiliser un soutien international à leur campagne ant­i-iranienne, et ce pour deux raisons. D’une part, en se retirant de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, Washington a rompu ses engagements, alors que l’Agence internationale de l’énergie atomique a souligné que, jusqu’à présent, Téhéran a respecté ses obligations prescrites par le traité ; en conséquence, les autres pays signataires considèrent que l’administration Trump est responsable de la crise actuelle. D’autre part, la crédibilité globale des États-Unis est en berne en raison des allégations mensongères auxquelles ils ont eu recours pour justifier l’invasion de l’Irak en 2003.

Conclusion

Les dernières attaques perpétrées contre des pétroliers en mer d’Oman ont fait monter la tension d’un cran entre l’Iran et les États-Unis, notamment après que ces derniers ont envoyé le destroyer USS Mason sur les lieux mêmes de l’incident, à quelques kilomètres des côtes iraniennes, et qu’ils ont révélé que l’Iran avait tenté d’abattre un drone américain qui survolait la zone avant l’attaque contre les deux pétroliers. Toutefois, il est clair que, pour l’instant, l’administration Trump ne souhaite pas une confrontation directe avec l’Iran. Le Commandement central américain a publié un communiqué affirmant qu’une telle confrontation « ne servirait pas les intérêts stratégiques des États-Unis dans la région », avant de déclarer : « malgré tout, nous défendrons nos intérêts ». Selon nous, ni les États-Unis ni l’Iran ne souhaitent entrer en guerre, mais cela n’est pas une condition suffisante pour empêcher l’escalade. Il est possible que les attaques contre les pétroliers se poursuivent et deviennent plus violentes, car l’Iran n’acceptera pas qu’on lui interdise d’exporter son pétrole alors que les autres pays exportent le leur librement. L’éventualité que l’Iran se retire de l’accord sur le nucléaire est de plus en plus plausible, du fait de l’impuissance des pays européens, en particuliers ceux qui ont signé le traité (l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne), à mettre en œuvre un dispositif protégeant les entreprises européennes traitant avec l’Iran contre les sanctions américaines, mais aussi parce que les autres pays, y compris la Chine, se conforment à l’interdiction d’importer du pétrole iranien. Or il ne fait pas de doute qu’une telle décision de la part de l’Iran ferait à nouveau monter la tension dans la région.

(traduction de l’arabe par Stéphanie Dujols)


Notes :

[1] Amanda Macias, « The US is sending another warship and more missiles to the Middle East amid Iran tensions », CNBC, 10 mai 2019 : https://cnb.cx/2Vd0xiM (consulté le 17 juin 2019)

[2] Ibid.

[3] « EU rejects Iran nuclear deal “ultimatum”, regrets US sanctions », Aljazeera, 9 mai 2019 : https://bit.ly/2PUGYL0 (consulté le 17 juin 2019).

[4] Michael Lipin & Guita Aryan, « Iran Sees Oil Exports Falter, Trade Slump with Germany, US » VOA News, 11 mai 2019 : https://bit.ly/2JggdQW (consulté le 17 juin 2019).

[5] Julian E. Barnes & Eric Scrhmitt, « Pentagon Builds Deterrent Force Against Possible Iranian Attack », The New York Times, 10 mai 2019 : hiittps://nyti.ms/2x4heTH (consulté le 17 juin 2019).

[6] Tucker Reals, « As B-52 bombers arrive in region, defiant Iran says U.S. “will not dare” attack », CBS News, 10 mai 2019 : https://cbsn.ws/2LBAkel (consulté le 17 juin 2019).