24/03/2019

Élections présidentielles algériennes : report controversé et opportunité de réforme

Après Bouteflika

Près d‘un mois après avoir annoncé sa candidature à un cinquième mandat, le président algérien Abdelaziz Bouteflika y a renoncé le 11 mars 2019, à la suite des nombreuses manifestations qui ont eu lieu dans tout le pays, et déclaré le report des élections présidentielles. Il a également annoncé un remaniement gouvernemental avec la destitution du Premier ministre Ahmed Ouyahia, remplacé par le ministre de l’Intérieur Noureddine Badawi, et la nomination de Ramtane Lamamra, ancien ministre des Affaires étrangères, au poste de vice-président. Dans la foulée, Bouteflika a relevé de leurs fonctions le président et les membres du Haut comité national de contrôle des élections, et appelé à la tenue d’une conférence nationale chargée de reformer le pays et d’élaborer une nouvelle Constitution, qui devrait être animée par l’ancien ministre des Affaires étrangères Lakhdar Brahimi. L’opposition a réagi en questionnant la constitutionnalité de ces décisions, et notamment le maintien au pouvoir du président à l’expiration de son mandat en avril 2019. Certains ont émis des doutes quant aux intentions réelles du régime tandis que d’autres ont mis en garde contre les tentatives de contournement des revendications populaires.

Le renoncement au cinquième mandat

L’ampleur des manifestations commencées le 22 février 2019 a contraint le régime à cesser de proférer des menaces à l’encontre des manifestants et à revenir sur la candidature de Bouteflika. Elles ont culminé le 8 mars 2019 lorsque la population d’Oran, d’Annaba, de Constantine et de Sétif est descendue dans la rue après les prières du vendredi, à la suite des Algérois qui étaient à l’origine du mouvement de contestation.

 

Unité d’analyse politique

de l’ACRPS

L’Unité d’analyse politique est un département du Arab Center for Research and Policy Studies (Doha) consacré à l’étude de l’actualité dans le monde arabe. Elle vise à produire des analyses pertinentes utiles au public, aux universitaires et aux décideurs politiques de la région et du reste du monde. En fonction des questions débattues, elle fait appel aux contributions de chercheurs et de spécialistes du ACRPS ou de l’extérieur. L’Unité d’analyse politique est responsable de l’édition de trois séries de publications scientifiques rigoureuses : Évaluation de situation, Analyse politique et Analyse de cas.

En parallèle aux manifestations, les activistes des médias sociaux ont appelé à une grève générale des commerçants le 10 mars 2019, qui n’a été que partiellement suivie. Les médias officiels se sont fait l’écho de cette grève[1] et ont reconnu qu’elle a touché, en plus d’une partie de la capitale Alger, les provinces de Blida, Chelif, Tipaza, Médéa, Boumerdès, Bouira, Bejaia et Tizi Ouzou. Elle est venue accentuer la pression sur le régime, de même que les protestations des étudiants – qui n’ont pas cédé à la tentative du pouvoir de perturber les universités en décidant d’avancer et de prolonger les vacances de printemps – et la fronde menée par un millier de juges – qui ont refusé de superviser les élections présidentielles en cas de maintien de la candidature du président Bouteflika. L’adhésion des juges algériens au mouvement de protestation a, en effet, porté un coup sévère à la légitimité du processus électoral et nui aux efforts déployés par le gouvernement pour le mener à bien. Les juges ont également affiché leur intention de former une nouvelle fédération de la magistrature distincte du syndicat officiel. Les médias ont annoncé la démission de plusieurs députés du Front de libération nationale (FLN) – un des partis de l’alliance présidentielle au pouvoir – et de plusieurs membres de son comité central, par solidarité avec les manifestants et en soutien au changement.

Ces diverses pressions simultanées ont contraint le régime à revoir son approche de la scène politique algérienne. Le ton a commencé à changer avec des déclarations du chef d’état-major de l’armée, Ahmed Kayed Saleh, qui a commencé à parler de vision unifiée entre le peuple et l’armée et d’un consensus avec les masses contestataires. À travers son média officiel (La revue de l’armée), l’armée a tenté de reprendre le contrôle de la situation, affichant à sa une son nouveau slogan « Renforcer le lien armée-nation », accompagné d’une citation de Kayed Saleh : « La jeunesse d’aujourd’hui n’est pas moins patriotique que celle d’hier[2] ». « L’armée algérienne et le peuple ont la même vision de l’avenir […] les relations entre l’armée et le peuple sont solides[3] ».

Cette citation de Kayed Saleh vint contrebalancer le premier message qu’il a adressé aux contestataires le 24 février 2019, affirmant que la foule des manifestants était manipulée. Il a évoqué dans ce discours le souvenir des événements de la « décennie noire » (la période de chaos et de violence qui a suivi l’annulation des résultats des élections de décembre 1991 et qui s’est poursuivie jusqu’en 2002).

Moins de vingt-quatre heures après les déclarations apaisantes de l’état-major de l’armée, la présidence a publié une déclaration annonçant le retour du président de son séjour thérapeutique en Suisse, juste avant qu’il ne préside une réunion avec les piliers du régime au palais présidentiel. À l’issue de cette réunion, Bouteflika a adressé une lettre à la nation dans laquelle il a avoué n’avoir jamais eu l’intention de se présenter pour un cinquième mandat et a fait part des résolutions suivantes[4] :

      • Retrait de sa candidature à un cinquième mandat et ouverture d’une nouvelle phase consacrée à bâtir une nouvelle république.
      • Remaniement gouvernemental avec destitution du Premier ministre et nomination d’un remplaçant.
      • Lancement d’une « conférence nationale plénière indépendante » ayant le rang de commission jouissant de l’ensemble des pouvoirs requis pour étudier, préparer et adopter toutes sortes de réformes, avec garantie d’une représentation équitable des diverses catégories et opinions de la société algérienne, et accomplissement de sa mission avant la fin de l’année 2019.
      • Projet de nouvelle Constitution préparé par la conférence nationale, puis soumis à referendum (date des élections présidentielles arrêtée par la conférence).
      • Tenue des élections présidentielles à la conclusion des travaux de la conférence nationale plénière indépendante, sous la supervision exclusive d’une commission nationale électorale indépendante.
      • Formation d’un « gouvernement de compétences nationales et de large ouverture » soutenu par l’ensemble des composantes de la conférence nationale. Ce gouvernement supervisera les missions de service public et des intérêts sécuritaires, tout en assistant la commission électorale nationale indépendante. Le Conseil national continuera à assumer ses missions relatives aux élections présidentielles, telles que prévues par la Constitution et les lois.

Prolongation du quatrième mandat ou transition ?

La lettre de Bouteflika a soulevé de vifs débats politiques et juridiques sur le fondement constitutionnel de son maintien au pouvoir après la fin de son mandat en avril 2019. Elle a suscité également des interrogations sur le calendrier des réformes et la date des prochaines élections présidentielles, tandis que certains ont exprimé leurs doutes quant aux intentions réelles du régime, considérant que les mesures prises ne visent qu’à éluder les revendications des manifestants et trahissent une volonté de s’accrocher au pouvoir en prolongeant le quatrième mandat de Bouteflika au lieu d’en briguer un cinquième.

Les sceptiques estiment que le maintien au pouvoir du chef de l’État, sous prétexte de parrainage de la période de transition, est anticonstitutionnel, car les articles 105, 107 et 110 de la Constitution de 2016 ne suffisent pas à légitimer les mesures prises par le président. En effet, son article 105 prévoit qu’« en cas de nécessité impérieuse, le Haut conseil de sécurité réuni, le président du Conseil de la nation, le président de l’Assemblée populaire nationale, le Premier ministre et le président du Conseil constitutionnel consultés, le président de la République décrète l’état d’urgence ou l’état de siège, pour une durée déterminée et prend toutes les mesures nécessaires au rétablissement de la situation. La durée de l’état d’urgence ou de l’état de siège ne peut être prorogée qu’après approbation du Parlement siégeant en chambres réunies ».

L’article 107 stipule quant à lui que « lorsque le pays est menacé d’un péril imminent dans ses institutions, dans son indépendance ou dans son intégrité territoriale, le président de la République décrète l’état d’exception. Une telle mesure est prise, le président du Conseil de la nation, le président de l’Assemblée populaire nationale, et le président du Conseil constitutionnel consultés, le Haut conseil de sécurité et le Conseil des ministres entendus. L’état d’exception habilite le président de la République à prendre les mesures exceptionnelles que commande la sauvegarde de l’indépendance de la nation et des institutions de la République. »

L’article 110 dispose enfin que « pendant la durée de l’état de guerre, la Constitution est suspendue, le président de la République assume tous les pouvoirs. Lorsque le mandat du président de la République vient à expiration, il est prorogé de plein droit jusqu’à la fin de la guerre. Dans le cas de la démission ou du décès du président de la République, ou tout autre empêchement, le président du Conseil de la nation assume en tant que chef de l’État et dans les mêmes conditions que le président de la République, toutes les prérogatives exigées par l’état de guerre. En cas de conjonction de la vacance de la présidence de la République et de la présidence du Conseil de la nation, le président du Conseil constitutionnel assume les charges de chef de l’État dans les conditions prévues ci-dessus. »

Les mesures prises par le président soulèvent une autre problématique : le manque de confiance en la capacité du gouvernement et des personnalités désignées à superviser la phase de transition de manière juste et efficace. Toutes les personnalités nommées par le président font partie du régime, et en premier lieu Noureddine Badawi, Ramtane Lamamra et l’impopulaire Lakhdar Brahimi, qui pense que le président lui confiera la tâche d’organiser la transition, alors que les nouveaux arrangements n’incluent aucun des leaders de l’opposition. Par conséquent, les manifestants ont estimé qu’elles n’étaient qu’une manœuvre dilatoire visant à prolonger la vie du régime et à préparer en interne la succession de Bouteflika. D’où la poursuite des manifestations dans certaines régions qui appellent à un changement radical et exigent que les revendications populaires soient entendues et satisfaites.

Conclusion

Le renoncement de Bouteflika à son cinquième mandat peut être considéré comme une réalisation majeure du mouvement de contestation algérien. Le plan du président et les mesures qu’il a annoncées, quels que soient les questions juridiques et constitutionnelles soulevées et le rôle de l’opposition, constituent un point de départ pour le changement souhaité. Ce changement doit être renforcé par une déclaration de transition vers la démocratie et par l’instauration d’un climat de confiance entre la population et le régime. Il importe à ce stade que le mouvement populaire soit représenté dans le dialogue national, et qu’y participe également l’opposition partisane à qui la confiance populaire fait aussi défaut. Cette opposition doit promouvoir un programme démocratique clair qui engage l’ensemble de ses composantes. Elle doit également saisir cette occasion pour consolider les avancées acquises par la population et participer ainsi à la construction d’un autre avenir du pays, tout en se préparant pour les prochaines élections présidentielles. Cependant, personne ne doit nourrir l’illusion que l’État profond et les réseaux d’intérêts qui profitent du régime rendront facilement les armes. Il y a fort à parier qu’ils s’accrochent au pouvoir et qu’ils cherchent à préserver l’ordre ancien par tous les moyens, ce qui ne saurait être toléré. Certains cercles formés d’anciens bénéficiaires du régime s’y opposent déjà aujourd’hui, mais pour des raisons qui n’ont rien à voir avec les revendications populaires. Il ne faut pas que ces forces politiques puissent chevaucher la vague et parviennent à instaurer une nouvelle oligarchie dans laquelle elles reprendraient leur place en tant qu’acteurs majeurs.

Une transition démocratique pacifique effective dépendra de la capacité des élites algériennes à parvenir à des règlements et compromis, sur la base de règles équitables du jeu démocratique qui garantissent à tous les candidats au pouvoir une égalité des chances pour s’adresser aux électeurs et les convaincre de l’efficacité de leur vote. L’opportunité pour y parvenir se présente enfin à l’ensemble des Algériens, après que toutes les autres voies de recours ont été épuisées, avec les résultats catastrophiques que l’on connaît.

(traduction de l’arabe par Abdallah Haddad)


Notes : toutes les références sont en arabe.

[1] « Présidentielles : grève des commerçants et marches pacifiques dans la capitales et de nombreuses provinces » Agence algérienne de presse, 10 mars 2019, https://bit.ly/2UuOuOd (consulté le 13/3/2019).

[2] « Editorial de l’Armée », La Revue de l’armée, n° 668, mars 2019, https://bit.ly/2T2pHiZ (consulté le 13/3/2019).

[3] « Le chef d’état-major des armées algérien déclare que les relations entre l’armée et le peuple sont solides », Reuters, 10 mars 2019, https://bit.ly/2JaudMN (consulté le 13/3/2019).

[4] « Le président Bouteflika adresse une lettre à la nation où il annonce le report des élections présidentielles », Agence algérienne de presse, 11 mars 2019, https://bit.ly/2u1qkPQ (consulté le 13/3/2019).