13/05/2019

Libye : révolution, contre-révolution

Ilustration_Libye

Par Salam Kawakibi
Directeur du CAREP Paris

L’offensive du maréchal Khalifa Haftar sur Tripoli dépasse un simple et énième épisode belliqueux de la Libye post-Kadhafi. Elle correspond, en plus de la course au pouvoir étatique des différentes factions armées nées de la révolution de 2011, à un jeu régional tendu porté par des visions antagoniques.

Le début de l’offensive sur Tripoli de l’« Armée nationale libyenne » (ANL), la force paramilitaire du maréchal Haftar, a été largement repris dans les médias dès son annonce le 3 avril 2019. Annoncée officiellement par son leader, cette attaque passablement inattendue n’a toutefois rien eu d’étonnant. Le leader de l’Est libyen n’a en effet jamais caché ses ambitions nationales ni son opposition au Gouvernement d’union nationale (GNA), fort pourtant de la légitimité que lui vaut la reconnaissance par les Nations unies.

Des dynamiques locales, mais avec soutien extérieur

Il serait erroné de croire qu’il n’y a pas de dynamique interne au conflit. La multitude des factions armées – qui ne correspondent que bien plus relativement aux clans qu’on a l’habitude de l’entendre – complique bien sûr la stabilité de l’État autant que les efforts de démocratisation du pays. Mais, contrairement à d’autres pays arabes qui ont vécu des révolutions populaires depuis 2011, la Libye se distingue largement par le fait que Mouammar Kadhafi, dictateur patenté aux grandes enjambées idéologiques, du panarabisme au panafricanisme, avait pris soin de ne laisser aucun État s’installer, et encore moins un État de droit, fût-il dictatorial. Deux générations sont nées en Libye dans cette situation où la manipulation des différentes structures sociales a remplacé tout mécanisme institutionnel dans le seul but d’éliminer toute possibilité pour une force alternative de diriger le pays.

Par ailleurs, il n’est pas dit que les différentes parties se complaisent dans le chaos actuel, loin de là. Elles tentent seulement de s’imposer aux autres, avec les moyens à leur disposition, afin de développer leur vision de la Libye et, dans un contexte de captation de tout élément de pouvoir qui puisse permettre aux siens de survivre et de l’emporter. En cela, la situation actuelle s’inscrit dans le parfait prolongement du règne du dictateur déchu et défunt. Elle est son héritage, en quelque sorte.

Cela n’exonère pas pour autant les factions politiques et armées de leur responsabilité au regard de la situation. Mais la convergence de différentes parties, avec le soutien des Nations unies, jusqu’à l’ « Accord politique libyen » (LPA) de décembre 2015 a permis au Gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez al-Sarraj, Président du Conseil présidentiel, de s’imposer comme un acteur crédible. Et entre les dissonances de la Chambre des Représentants de Tobrouk, qui est censée le soutenir, mais lui refuse sa confiance, et les oppositions du Gouvernement de salut national, soutenu par son Congrès général national (GNC, ou « Parlement de Tripoli ») de Khalifa al-Ghwell, il faut reconnaître que le dialogue national a malgré tout réussi à progresser, ne serait-ce qu’en marginalisant ce dernier. Il présente aujourd’hui un début d’institutionnalisation. De plus, ce processus rassembleur est doté de la légitimité onusienne et soutenu par les combats des milices de Misrata, soutiens du GNA, contre les milices locales se revendiquant de l’État islamique (EI) à Syrte en 2016.

Aussi, lorsque le maréchal Khalifa Haftar a tenté dès 2014 de s’imposer, en s’opposant d’abord au GNC, puis en s’opposant à la légitimité du GNA, il a été vu comme un élément empêchant la stabilisation du pays. Mais ses actions contre l’EI ont poussé les Occidentaux à la clémence, voire à la coopération avec le nouvel homme fort de l’Est.

Dans le même temps, le maréchal Haftar a pu bénéficier du soutien de puissances régionales essentielles pour sa progression militaire, à savoir l’Égypte d’Abdel Fattah al-Sisi et les Émirats arabes unis de Mohammed ben Zayed, hérauts de l’opposition à l’Islam politique et défenseurs de la contre-révolution en Libye, mais aussi dans d’autres pays tentés par une légitime volonté de démocratisation.

Enfin, élément important au regard du soutien efficace que Moscou a déployé pour soutenir un autre leader luttant pour s’imposer dans sa guerre civile, le soutien russe obtenu fin 2016 a participé à sa montée en puissance.

Il faut donc comprendre que les dynamiques locales sont, depuis plusieurs années maintenant, largement imprégnées par les dynamiques régionales et internationales, s’inscrivant elles-mêmes dans des processus de confrontation et de lutte d’influence qui leur sont propres.

Il est donc évident que si la « communauté internationale » légitime le GNA par esprit de coopération et force de droit international tout en soutenant l’ANL par des coopérations sécuritaires plus ou moins avancées et plus ou moins discrétionnaires, la stabilité est alors introuvable. Bien entendu, cette communauté internationale, concept vague, ne correspond à aucune unité – même de façade – dans le cas libyen, ce qui empêche encore plus toute possibilité de règlement du conflit.

Italie et France face au cas libyen

S’il existe des différences d’intérêts entre la France, acteur majeur de la révolution libyenne, et l’Italie, dont le rôle historique est au premier plan, surtout avec le gouvernement populiste actuel, elles ne sont pas nécessairement déterminantes. Certes l’enjeu énergétique est de taille, l’influence française étant vue par Rome comme une menace du pétrolier italien ENI, qui dispose d’infrastructure en Tripolitaine, par le groupe français Total. Mais ce qui semble être encore plus prégnant est le gain politique d’être le parrain septentrional de la Libye de demain.

En effet, si Paris est critiqué pour un « rôle ambigu » en Libye[1], il n’en reste pas moins que c’est bien sous une impulsion française que la mise en scène d’une tentative de réconciliation entre Fayez al-Sarraj et Khalifa Haftar a eu lieu, en juillet 2017, à La Celle-Saint-Cloud (sans que l’Italie ne soit invitée[2]).

En réalité, Paris a pour objectif de soutenir toute partie qui luttera peu ou prou contre l’EI, ce qu’ont fait en effet les deux hommes, et qui pousse à la fois à dire en 2017 que le maréchal Haftar, malgré son manque de légitimité internationale, « fait partie de la solution », et aujourd’hui à « [réaffirmer] le soutien de la France au gouvernement d’entente nationale, avec lequel la France poursuivra sa coopération », considérant « l’importance d’élargir et d’approfondir le dialogue avec l’ensemble des composantes de la nation libyenne, à l’est, au sud et à l’ouest [3] ».  Sur le registre de l’instrumentalisation de la peur de l’EI, les milices de Haftar ont publié un document « officiel [4] » interdisant l’entrée des ressortissants syriens sur le sol libyen par tous les postes frontaliers qu’ils contrôlent. Le prétexte souligné dans ce document est le risque d’infiltration d’éléments de l’EI. Or l’on sait que le seul aéroport utilisé par les Syriens est celui de Tripoli sous contrôle du gouvernement légitime. En imitant l’exemple de Bachar al-Assad, Haftar a bien compris qu’il suffisait de brandir le danger de l’EI pour que les Occidentaux soutiennent ses efforts contre-révolutionnaires ou, dans les meilleurs des cas, le laissent tranquille.

L’idée selon laquelle le soutien des différents camps peut permettre d’endiguer le djihadisme en général et l’EI en particulier est risquée. En effet, la perpétuation des conflits entre les factions induit des situations d’instabilité, de corruption et d’absence d’État de droit qui sert largement la propagande et le recrutement de l’EI.ˮ

Paris veut apparaître comme le parrain de l’unité libyenne, réunissant factions de Cyrénaïque et Tripolitaine, mais aussi le Fezzan des Toubous. En réalité, Paris veut aussi soutenir toutes les forces qui permettent de réduire le djihadisme (réel ou supposé) dans le pays et éviter la création d’un nouveau sanctuaire de Daech en face de l’Europe.

Par ailleurs, les soutiens du maréchal Haftar sont importants dans le dispositif stratégique, militaire et commercial français au Moyen-Orient, Paris ayant développé une proximité certaine avec Riyad, Abou Dhabi et Le Caire. Par ailleurs, le soutien russe est une nouvelle volonté du Kremlin d’étendre sa sphère d’influence à l’Afrique du Nord. Et, dernier en date, à la Maison-Blanche Donald Trump semble désormais également soutenir ouvertement le maréchal Haftar[5]. Autant dire qu’il est difficile pour Paris de se contraindre, en l’état actuel des choses, à suivre l’Italie en se contraignant au seul GNA.

Il y a pourtant peu à gagner dans la continuation de la situation actuelle.

Unité

Les soutiens de Khalifa Haftar sont dans une logique propre qui consiste en une restauration d’un régime autocratique contre-révolutionnaire qui pourrait d’ailleurs inspirer la suite des événements en Algérie et au Soudan. L’idée est que le maréchal libyen s’empare de Tripoli et y instaure son propre ordre sur l’ensemble du pays. Or une telle « unité » établie par la force, sans ouverture politique aux autres forces n’a guère de chance d’unifier le pays à court terme. Une nouvelle progression de l’autoritarisme, déjà forte dans le monde, ne serait par ailleurs que peu dans l’intérêt des démocraties.

Stabilité

Il est évident au regard des événements actuels que la situation ne sert aucunement la stabilisation du pays. Et l’argument selon lequel une restauration autoritaire pourrait œuvrer en ce sens omet deux éléments : à court terme, les combats et le maintien d’oppositions armées empêcheraient la stabilisation (a fortiori du fait que les forces de l’ANL seraient surestimées selon le géographe Ali Bensaad[6]) et à long terme, une nouvelle phase révolutionnaire contre un pouvoir autocratique apparaîtrait inévitablement.

Islamisme

Les soutiens régionaux d’Haftar défendent une lutte contre l’Islam politique des Frères musulmans qui serait à la fondation du radicalisme islamiste selon certaines analyses approximatives. Mais c’est omettre par ailleurs que l’ANL est soutenue par les Makhdalis, islamistes rigoristes[7]. En réalité, dans ce jeu complexe où chacun cherche des soutiens et des faits d’armes contre l’EI, les alliances se passent parfois entre des forces aux idéologies différentes. Les lectures simplistes de la situation engendrent ainsi des erreurs d’évaluation.

Djihadisme

L’idée selon laquelle le soutien des différents camps peut permettre d’endiguer le djihadisme en général et l’EI en particulier est risquée. En effet, la perpétuation des conflits entre les factions induit des situations d’instabilité, de corruption et d’absence d’État de droit qui sert largement la propagande et le recrutement de l’EI. De telles situations lui donnent par ailleurs la latitude d’évoluer et d’agir plus librement, attaquant notamment à la faveur des combats entre les parties belligérantes que le groupe terroriste entend toujours remplacer[8].

***

L’Europe a bien des leviers, sur les factions comme sur leurs soutiens, qui lui permettraient d’agir pour leur réconciliation et, au-delà, pour la stabilisation, la démocratisation et la construction institutionnelle de l’État en Libye. Ce serait dans son intérêt[9], mais il faudrait pour cela auparavant unifier les objectifs et les positions sur la Libye, ainsi que renforcer les mécanismes de soutien à la démocratie dans son voisinage sud.


Notes :

[1] Frédéric Bobin et Marc Semo, « Libye : la France critiquée pour son rôle ambigu dans la crise actuelle », Le Monde, 12 avril 2019, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/04/12/la-france-critiquee-pour-son-role-ambigu-dans-le-dossier-libyen_5449212_3212.html (consulté le 9 mai 2019).

[2] HuffPost avec AFP, « Qui sont Fayez al-Sarraj et le maréchal Haftar, ennemis libyens, que Macron mis d’accord ? », Huffpost, 25 juillet 2017, https://www.huffingtonpost.fr/2017/07/25/qui-sont-fayez-al-sarraj-et-le-marechal-haftar-ennemis-libyens_a_23046726/ (consulté le 9 mai 2019).

[3] Idem.

[4] La lLibye de « Haftar » interdit l’entrée des Syriens sauf ceux arrivant de Damas [arabe], Zaman al-Wasl, https://www.zamanalwsl.net/news/article/104307/, le 8 mai 2019 (consulté le 9 mai 2019).

[5] Ryan Browne, « Trump praises Libyan general as his troops march on US backed government in Tripoli », CNN, 19 avril 2019, https://edition.cnn.com/2019/04/19/politics/us-libya-praise-haftar/index.html (consulté le 9 mai 2019).

[6]Rim Taher, « Can Libya’s strongman Hafter capture Tripoli? », AFP, 6 avril 2019, https://news.yahoo.com/libyas-strongman-hafter-capture-tripoli-143224710.html (consulté le 9 mai 2019).

[7] Addressing the Rise of Libya’s Madkhali-Salafis, Report n°200, International Crisis Group, 25 avril 2019, https://www.crisisgroup.org/middle-east-north-africa/north-africa/libya/addressing-rise-libyas-madkhali-salafis (consulté le 9 mai 2019).

[8] Matteo Puxton, « En Libye, l’État islamique profite de l’offensive du maréchal Haftar sur Tripoli », France Soir, 30 avril 2019, www.francesoir.fr/en-coop-matteo-puxton/en-libye-letat-islamique-profite-de-loffensive-du-marechal-haftar-sur-tripoli (consulté le 9 mai 2019).

[9] Tarek Megerisi, « The march of Haftar: Why Europeans should stand in the way of the Libyan National Army », European Council on Foreign Relations, 5 avril 2019, https://www.ecfr.eu/article/commentary_the_march_of_haftar_why_europeans_should_stand_in_the_way_of_the (consulté le 9 mai 2019).