21/10/2021

Maroc : décryptage de l’échec électoral du PJD aux élections législatives

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Par Abdelali Hamidine

Tout observateur des élections législatives, régionales et collectives, qui se sont déroulées au Maroc le 8 septembre 2021, ne peut que constater avec étonnement et grande surprise la chute retentissante du Parti de la justice et du développement (PJD) après une trajectoire ascendante dans l’institution législative du Maroc depuis sa première participation officielle à des élections en 1997.

En effet, le PJD connaît une ascension politique relativement stable depuis 1997, mais c’est en 2002, année au cours de laquelle le parti devient la première force d’opposition avec 42 sièges qu’il décolle véritablement. Lors des élections législatives de 2007, le parti arrive même à la 2e place avec 46 sièges mais préfère rester dans l’opposition.

C’est à la suite du printemps arabe de 2011 et à l’apparition du Mouvement du 20 février[i], que le parti islamiste sort vainqueur du scrutin législatif de novembre 2011, en obtenant 107 sièges sur les 395 constituant la chambre basse marocaine. Cette victoire doit beaucoup aux mouvements de contestation de la jeunesse qui ont créé les conditions objectives favorables à la participation du PJD au gouvernement.

Le 29 novembre 2011, le secrétaire général du PJD, Abdelilah Benkiran, est nommé chef du gouvernement par le roi Mohammed VI, donnant ainsi droit au parti de constituer le nouveau gouvernement. Cette tâche était loin d’être facile pour le PJD, non seulement à cause du climat régional contre-révolutionnaire qui ralentissait la progression du printemps arabe, mais aussi en raison de la modeste expérience du parti en matière de gestion des politiques publiques, et de l’hostilité des composantes de la coalition gouvernementale à son égard.

Malgré ces obstacles au démarrage, le gouvernement a réussi à gagner la confiance des électeurs le 4 septembre 2015 lors des élections communales et a renforcé sa présence représentative en assurant la gouvernance de plusieurs grandes villes du Maroc (Casablanca, Rabat, Salé, Fès, Meknès, Marrakech, Agadir, Tanger, Tétouan et autres).

En octobre 2016, les électeurs ont renouvelé leur confiance au PJD, qui a obtenu la première place aux élections législatives avec 125 sièges à la Chambre des représentants et 12 sièges à la Chambre des conseillers. Ces résultats viennent confirmer que le PJD est devenu en l’espace de vingt ans une force politique dominante dans le Royaume chérifien, et ce au point de devenir le premier parti dans l’histoire du Maroc à diriger deux fois de suite le gouvernement.

Abdelali Hamidine

Abdelali Hamidine

Ex-parlementaire (PDJ), professeur de science politique et de droit (systèmes constitutionnels comparés) à l’université Mohammed V à Rabat, Abdelali Hamidine occupe les fonctions de Secrétaire général de l’Association marocaine de droit constitutionnel, et de membre du Bureau exécutif de l’Association marocaine des sciences politiques. Il est l’auteur de deux ouvrages (en arabe) sur le droit constitutionnel, l’islam et l’Etat, et a contribué à la rédaction d’ouvrages collectifs, de rapports stratégiques et de nombreux articles d’opinion dans la presse marocaine et arabe.

 

Cette success-story du PJD a cependant été violemment interrompue lors des dernières élections législatives qui se sont déroulées le 8 septembre 2021. Le Parti de la justice et du développement des islamistes modérés, s’est effondré avec seulement 13 élus, selon les résultats du ministère marocain de l’Intérieur. Ce scrutin a été largement analysé par des journalistes et chercheurs, dont beaucoup concluent à un vote sanction face à l’augmentation des inégalités au sein du royaume chérifien. Mais cette conclusion un peu hâtive mérite d’être nuancée à plusieurs égards. Dans cet article, nous esquissons les raisons externes et internes qui expliquent ce soudain déclin du Parti de la justice et du développement.

Les signes d’un épuisement de l’exercice du pouvoir

Depuis l’indépendance du Maroc, aucun parti politique marocain n’a jamais réussi à diriger le gouvernement pendant deux législatures complètes. Ce qui a constitué un véritable exploit pour le PJD d’un côté, a également affecté le crédit de confiance populaire dont le Parti a joui progressivement depuis 1997 de l’autre.

En effet, le parti – étant pris en étau dans ce que les politologues appellent la path dependency (dépendance de trajectoire) – a dû assumer la responsabilité d’un certain nombre de décisions, sur lesquelles le parti n’avait, soit aucun moyen de contrôle, soit qui étaient en opposition avec son discours et ses valeurs et pouvaient même affecter négativement les intérêts de son électorat. Plusieurs exemples peuvent étayer notre propos ici, tels que la normalisation des relations avec Israël ou la légalisation du cannabis, deux décisions portées par le PJD qui n’étaient pas en phase avec la politique du parti et les attentes de ses électeurs.

En effet, le parti a accepté l’accord tripartite maroco-américano-israélien en décembre 2020, perdant ainsi le soutien d’un grand nombre de sympathisants dans la récente campagne électorale, notamment les membres du Mouvement d’unicité et de réforme (MUR)[ii], dont les dirigeants ont exprimé leur rejet de l’accord de normalisation avec Israël.

Par ailleurs, le parti a également défendu la position du chef de gouvernement, Saad Eddine El-Otmani, sur des projets de loi qui étaient en contradiction avec les idées et les valeurs du PJD. On peut ici penser à la loi-cadre relative à l’éducation et à la formation, dont certains articles donnent un statut privilégié à la langue française dans l’enseignement des matières scientifiques. Autre exemple criant concerne les débats houleux autour du projet de loi pour la légalisation de la culture du cannabis, projet sur lequel le PJD avait une position stricte, rejetant toutes les tentatives de légalisation de sa culture et de son commerce. 

Afin de comprendre, pourquoi le PJD a accepté de porter des projets contraires à son idéologie, il convient de rappeler qu’au Maroc le pouvoir exécutif n’est pas exercé directement par le Conseil de gouvernement, mais par le Conseil des ministres présidé par le Roi et détenant d’importants pouvoirs exécutifs, notamment au niveau souverain et au niveau stratégique. C’est le Conseil des ministres qui a donc souvent le dernier mot sur les grands dossiers.

L’ingénierie électorale en cause

Le 6 mars 2021, le Parlement marocain a approuvé une réforme des lois électorales qui visait clairement à « fermer la porte aux partis islamistes » lors des prochaines élections législatives prévues en septembre de la même année. Le principal amendement de cette réforme porte sur la révision du quotient électoral.

En effet, le Maroc a adopté en 2002 un système basé sur la représentation proportionnelle par listes électorales, avec la méthode « du plus fort reste » calculée sur la base de votes valables. Avec cette réforme, le quotient électoral sera calculé à partir des listes d’électeurs inscrits, qu’ils aient voté ou non.

Plusieurs personnes, dont le professeur de droit constitutionnel, Ahmed El-Bouz, ont déclaré que cette nouvelle réforme mettra un terme aux progrès réalisés par le Maroc depuis 2002, dans la mesure où elle engendre une rationalisation de la vie politique, dont l’objectif principal est d’augmenter le degré de certitude quant aux résultats des élections et de contrôler les règles du jeu. Dans les faits, ce nouveau mode électoral rend impossible qu’un parti obtienne plus d’un siège dans une circonscription.

C’est donc ce nouveau système qui a été mis en application lors des élections législatives du 8 septembre dernier, entraînant le déclin programmé du PJD. Par ailleurs, les ingénieurs de cette réforme électorale ont bien compris que la base électorale du PJD se situait dans les grandes villes du pays, où il devenait quasi impossible pour d’autres partis de s’imposer électoralement (étant donné ses résultats aux élections du 4 septembre 2015 et du 7 octobre 2016). Le vote dans ces grandes agglomérations laisse penser que, quel que soit le mode de scrutin, des transformations sociales et culturelles pousseraient l’électorat à un vote d’adhésion au PJD.

Aujourd’hui, le système électoral écrase les scores des partis. L’abolition du seuil dans les circonscriptions des scrutins à listes et la restriction de la couverture du PJD en milieu rural, constituent un manque à gagner pour le parti. Selon nos estimations, la modification du scrutin se traduit par une absence de candidats dans environ 75 % des circonscriptions du monde rural et semi-urbain, ce qui équivaut à 800 000 voix en moins pour le parti.

Au vu de ces chiffres, on comprend mieux l’insistance de certains pour organiser des élections communales, régionales et législatives, toutes dans la même journée, et ce dans le but de noyer le vote politique des villes dans le vote « extensif » du monde rural. Ce dernier a été soumis à une exploitation hideuse de ses votes – parfois achetés – par le Rassemblement national des Indépendants (RNI), parti très proche du pouvoir.

L’épuisement de l’exercice du pouvoir du PJD, ainsi que la réforme de la loi électorale sont des facteurs qui permettent de comprendre le déclin du parti lors des dernières élections. Toutefois, ces éléments ne peuvent à eux seuls expliquer le résultat décevant. Des facteurs internes, comme la crise interne du PJD et des désaccords sur la vision du parti, nous permettent de compléter notre analyse.

Des dissensions internes

Le PJD a vécu de vives dissensions au sein de ses institutions dirigeantes, et ce depuis la nomination de Abdelilah Benkirane au poste de chef de gouvernement en octobre 2016. Benkirane était alors chargé de former un gouvernement, une tâche qui s’est soldée par un échec. En effet, Abdelilah Benkirane avait refusé de se plier à la demande de la coalition quadripartite – composée du RNI, du Mouvement populaire, de l’Union socialiste des forces populaires et de l’Union constitutionnelle – qui exigeait de rejoindre le gouvernement ensemble. À la suite de ce refus, la coalition a annoncé son retrait laissant Benkirane sans forte majorité parlementaire.

Après six mois de polarisation et d’impasses, le roi lui-même est intervenu pour nommer Saad Eddin El-Otmani, également issu du PJD, à la tête du gouvernement. Cette décision a entraîné des répercussions sur l’atmosphère organisationnelle interne du PJD. Elle a notamment fait resurgir l’idée de modifier les statuts du parti afin de permettre à Abdelilah Benkirane d’exercer un troisième mandat à la tête du PJD, une idée qui n’était pas partagée par tous les membres.

Si pour les uns, la reconduite de Benkirane à la tête du parti semblait être une réponse politique et organisationnelle appropriée à l’obstruction qu’il a rencontrée pour former un gouvernement sous sa direction pour la deuxième fois, pour les autres, elle constituait ni plus ni moins qu’un « mauvais choix ».

Cette polarisation a persisté au sein du parti et a conduit Abdelilah Benkirane à refuser tout engagement dans les institutions du PJD, ce qui a empêché le parti de profiter de la personnalité charismatique et populaire de Benkirane. Quant à son remplaçant Saad Eddin El-Otmani, à la tête d’un gouvernement hétérogène de cinq partis politiques, ce dernier paraît incapable d’incarner la présence politique d’un chef de gouvernement. Son manque de courage et sa réticence à prendre des positions politiques claires lui ont été reprochés à plusieurs reprises par des membres du PJD.

Ces faits énoncés nous amènent à nous interroger sur la nature de la crise que traverse le PJD. S’agit-il d’une simple crise de leadership comme l’ont connue d’autres partis avant lui, ou est-ce une crise plus profonde qui touche à la vision du parti et son approche du politique ?

Crise de leadership ou divergence de visions ?

La génération des leaders historiques du PJD a émergé dans des milieux intellectuels, culturels et politiques, qui ont assumé la volonté de construire une œuvre politique basée sur le référentiel islamique, tout en effectuant les aggiornamenti nécessaires. Cela a permis au parti d’occuper une position respectable dans l’arène politique nationale et d’assumer la gestion gouvernementale pendant deux mandats consécutifs. Le fait que cette formation se soit bien intégrée dans le paysage politique est certes un gage de qualité, malheureusement, elle est encore régie par de réelles appréhensions, que dix années de gestion gouvernementale n’ont pas réussi à surmonter.

Le complexe de l’appartenance historique au mouvement islamiste n’a pas permis à la génération fondatrice, même si elle s’est engagée depuis dans une expérience politique avancée au sein d’un parti politique, de dépasser un ensemble de concepts théoriques et d’affirmations héritées de la phase où il était encore un mouvement / groupement. Un ensemble de positions demeurent régies par les préoccupations des débuts où l’objectif de l’action politique était de « sécuriser » l’existence du mouvement islamiste et d’éviter les coups de l’autorité despotiques et ses pièges.

Aujourd’hui, malgré leur présence au Parlement pendant cinq mandats législatifs et à travers le poste de chef de gouvernement durant deux mandats, les dirigeants de la première génération ont encore tendance à comparer leur situation à celle des partis au référentiel islamiste des pays d’Orient et à demeurer dans une sorte de contemplation de leur sort dramatique. Ceci les empêche non seulement de s’engager dans un débat sérieux sur la nécessité de démocratiser le pouvoir et de rationaliser la pratique politique dans le pays, mais aussi de jouer pleinement leur rôle dans la transition démocratique du Maroc.

L’incapacité de trancher les questions relatives aux valeurs sociétales et aux droits de l’Homme, du point de vue théorique (la peine de mort, les libertés individuelles, etc..) a également créé des barrières culturelles, psychologiques et politiques avec d’autres catégories politiques et sociales ayant d’autres sensibilités et d’autres choix concernant le mode de vie et les actes de la vie quotidienne. Ce sont toutes des questions pour lesquelles des espaces communs de convergence peuvent être trouvés avec d’autres courants, d’une façon qui ne soit pas en conflit avec les grands objectifs islamiques de liberté, de justice et de consultation démocratique.

Il est donc également possible d’expliquer l’échec électoral du PJD le 8 septembre dernier par l’incompétence de la génération fondatrice à parvenir à une normalisation globale avec les priorités du régime politique et des institutions de l’État central, et son échec à construire des alliances politiques sur la base d’intérêts mutuels… Partant de ces constats, on peut admettre que sortir de cette étape avec une nouvelle lecture, une nouvelle approche du politique, reste un impératif pour parvenir à la nécessaire intégration et à la reconnaissance objective du parti dans le paysage politique marocain.

De plus, les oppositions internes entre différents membres fondateurs, ont aussi entraîné des répercussions négatives sur l’état d’esprit général au sein du parti. Ces dissonances ont ébranlé la confiance des militants en leurs « dirigeants historiques ». Une transition générationnelle devient donc nécessaire, afin de laisser la place aux jeunes membres du parti, et de sortir des relations de dépendance avec des associations de prédication qui apparaissent aujourd’hui comme dépassées ou appartenant à une autre époque.

Enfin, le renouvellement de la ligne politique du PJD devra passer par la clarification théorique afin de repositionner le parti dans l’arène nationale comme un véritable acteur politique, réformiste, démocratique, capable d’exercer la fonction de médiation et de représentation, sans toutefois renier le référentiel islamique comme pilier majeur de l’identité politique du parti.

Conclusion

Tous les éléments évoqués dans cet article appellent de toute urgence une vision éclairée et intégrée de la transition démocratique au Maroc. Force est de constater que le PJD a manqué d’une telle vision ces dernières années. Le parti a brillé par l’absence d’un discours politique clair avec un contenu démocratique assumé. Il a, au contraire, glissé dans l’adoption d’une rhétorique purement administrative, en s’appuyant sur la simple addition des performances des ministres et des présidents de régions et de communes.

On ne peut que déplorer le manque d’attention accordé aux droits de l’Homme par la direction du PJD et du gouvernement dans les actions publiques. Il s’agit là pourtant d’un point décisif pour consolider des libertés et des droits de citoyenneté pour tous les Marocains et résidents au Maroc. Il s’agit, là encore, d’une priorité dans la réforme des structures de l’État et de son fonctionnement, qui sont loin d’être en parfaite observation des règles et droits établies par la Déclaration universelle des droits de l’Homme.

Tout cela nécessite, au-delà de l’adoption d’une vision claire de la transition démocratique, une démarche de clarification avec tous les acteurs. Une telle démarche aboutira, espérons-le, à la construction d’une démocratie consensuelle, capable de jeter des ponts entre les différentes forces politiques et de parvenir à une reconnaissance mutuelle entre tous. Une telle approche permettrait enfin de sortir de l’instrumentalisation des périodes électorales comme simples « occasions » de redistribuer les cartes du jeu politique.

Notes :

[i] Ce mouvement de contestation est apparu au Maroc le 20 février 2011 à la suite du printemps arabe dans d’autres pays de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Le pouvoir marocain a éliminé ce mouvement du champ social et politique. 

[ii] Le Mouvement de l’unicité et de réforme (MUR) est une association marocaine à caractère religieux et caritatif, fondé en 1996 par Ahmed Raïssouni et Abdelilah Benkiran. Le MUR est considéré comme l’ossature idéologique du PJD, ou son aile religieuse, avec lequel l’aile politique entretient des rapports croisés.