20/06/2022

Le grand enfumage : populisme et immigration dans sept pays européens

Couverture Le grand enfumage
Recension d’ouvrage par Florian Perillier

L’immigration favorise la montée des populismes tout particulièrement dans les zones rurales. Voilà un mythe qui a la vie dure et que l’ouvrage d’Hervé le Bras tente de déconstruire en croisant des données démographiques et électorales de sept pays européens. À contre-pied des idées reçues, l’auteur du livre Le grand enfumage fait un constat paradoxal et identique pour les sept pays étudiés : la géographie du vote et l’immigration ne se recoupent pas.

La part d’imaginaire du vote populiste

Selon les données mobilisées par l’auteur, le vote populiste est très élevé dans les communes pauvres et rurales où les immigrés sont peu présents. Ce constat révèle que migration et vote populiste ne sont pas interdépendants dans les faits, et que leur rapprochement est le fruit d’un imaginaire entretenu par des discours politiques de la part de certains acteurs. Comment expliquer alors que l’immigration soit le champ de bataille des populistes et que ce soit sur cette base que se fonde leur électorat ? Les différents partis d’extrême droite en Europe traitent-ils l’immigration de la même manière ? La France se singularise-t-elle ?

L’objectif de l’ouvrage est ainsi de montrer l’absence de lien de causalité entre la présence d’immigrés et la montée du populisme en s’appuyant sur une approche comparative, qui mobilise différents domaines des sciences humaines, l’histoire, la géographie politique, la sociologie et bien sûr la démographie.

L’ouvrage se divise en deux parties. Après avoir passé en revue les particularités socio-historiques et politiques propre à chacun des sept cas d’étude, l’auteur cherche à expliquer, dans un deuxième temps, le paradoxe qu’il soulève à savoir que le vote populiste et l’immigration obéissent à deux logiques distinctes alors qu’ils semblent pourtant liés par le discours.

Populisme et immigration : deux logiques différentes

Immigration et populisme répondent incontestablement à deux logiques différentes, telle est la thèse défendue par l’auteur. Aucune relation stable émerge de l’étude de la répartition géographique des immigrés et celle des voix populistes. Parfois, les deux sont inverses l’une de l’autre. Les différences sociales ne permettent pas non plus d’expliquer à elles seules ce paradoxe général, car la « clientèle » populiste varie considérablement d’un pays à l’autre comme les études de cas le montrent : ouvriers en France et en Allemagne, travailleurs indépendants en Italie, en Suisse et en Autriche, classes moyennes en Espagne. Enfin, les différences démographiques ne constituent pas davantage un facteur explicatif convaincant. En France et en Espagne, les actifs d’âge moyen votent plus que les autres pour le parti d’extrême droite, en Italie, ce sont plutôt les jeunes et en Angleterre, plus on est âgé, plus on choisit le Brexit. Dès lors il ne faut pas rechercher dans le vote populiste une logique sociale, mais une logique politique, et celle-ci diffère totalement de la logique économique de l’immigration, d’où l’indépendance des deux.

couverture livre Hervé Le Bras

Hervé Le Bras, Le grand enfumage. Populisme et immigration dans sept pays européens, Paris : éd. de l’Aube, 2022.

Hervé Le Bras

Ancien élève à l’École Polytechnique, Hervé le Bras poursuit ses études à l’Institut de démographie de Paris puis rejoint l’institut national des études démographiques (INED) en tant qu’ingénieur de recherche. Enseignant à l’EHESS, ses travaux portent notamment sur la géographie du peuplement, les modèles de géodémographie ou encore la géographie historique des mœurs.

Quelle est alors la logique du vote populiste s’il n’est pas causé directement par la présence des immigrés ? Hervé Le Bras en distingue trois. La première logique est celle de la remise en cause de l’unité de la « nation ». Pratiquant un nationalisme souvent agressif, la répartition géographique de ses suffrages fait ressurgir d’anciennes fractures à l’intérieur du pays, comme le montrent les menaces sur l’intégrité de la nation en Espagne par le parti VOX, en Italie par le Mouvement 5 étoiles et en Grande-Bretagne par les partisans du Brexit. La seconde logique est que le vote populiste se moule à l’intérieur des frontières historiques. En France bien que le Front national (FN) devenu Rassemblement national (RN) ait été un instant tenté par le régionalisme, la distribution de ses votes n’a pas de rapport avec les frontières des provinces du temps de la royauté, ni avec l’ancienneté de leur rattachement définitif à la France. Ainsi, l’Alsace vote RN, la Bretagne non. Il s’agit de l’antique différence entre pays de champs ouverts et pays de bocage où deux types de sociétés paysannes se sont développés dans ces deux paysages et, en conséquence, deux types de sociabilité. Enfin, la troisième logique est celle de l’opposition géographique. En Autriche, la distinction entre les régions montagneuses, qui ont soutenu le FPÖ, et les plaines qui l’ont largement ignoré est prégnante. Il n’existe pas de cause unique à la polarisation populiste d’une région plutôt qu’à une autre, mais un terrain très général, celui du mécontentement à l’égard du pouvoir central qui prend diverses formes.

Le mécontentement à l’égard du pouvoir central à l’origine de la montée des populismes européens

Si le mécontentement le plus fort et le plus grand se concentre aujourd’hui dans les petites villes et les communes rurales, le nombre d’immigrés y reste largement inférieur à la moyenne nationale. La France en est d’ailleurs l’un des meilleurs exemples comme le montrent les votes de l’élection présidentielle de 2017. En effet, l’auteur fait le constat d’une stabilité géographique, voire d’un élargissement géographique du vote FN en comparant les résultats obtenus par le parti en 1984 à ceux de Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle de 2017. Or, si changement géographique du vote FN il y a, celui-ci n’est pas corrélé à l’immigration. En effet, « les avancés du Front national se sont produites là où les immigrés étaient peu nombreux, alors que le reflux a un lien dans les grandes agglomérations où, au contraire, l’immigration est importante » (p. 22). Ainsi, dans la capitale, Paris, seulement 5 % des votants ont accordé leur voix à Marine Le Pen, alors qu’ils étaient 32 % dans les communes de moins de 1 000 habitants.

Un phénomène semblable est observable dans les autres pays européens où le vote pour l’extrême droite revêt aussi d’un ancrage rural fort, laissant apparaître un écart entre les grandes villes d’un côté et les petites de l’autre. Cet écart est non seulement géographique, mais incarne également une réalité socio-économique :  les revenus médians sont moins élevés dans les zones rurales et les « chances pour un rural d’accéder à une position de pouvoir ont diminué compte tenu du niveau d’éducation des postulants » (p. 134). On trouve ici, en trame de fond, une application empirique de la thèse de l’économiste et philosophe indien, Amartya Sen[1], sur les « capabilités » des individus à participer à la vie politique. Pour Amartya Sen, il convient de s’intéresser aux moyens dont dispose une personne pour accomplir ce qu’elle souhaite, car c’est de là que découle sa liberté d’action.  

Le fait que les ruraux n’aient plus les capabilités de choisir entre différentes conditions de vie, car le niveau d’éducation est souvent moins bon et de fait la reproduction d’élites locales moins importante. Ainsi seuls 34,5 % de ceux qui ont étudié après le bac font partie de la classe supérieure dans les communes de moins de 1000 habitants (p. 135). Pour Hervé le Bras, la colère des « Gilets jaunes sert d’exemple parfait, car, vu de loin, leur comportement a été violemment anti-urbain » (p. 135) et incarne cet éloignement entre les grandes villes et les campagnes.

Se pose ainsi un double problème de représentation : d’abord concrète, au sens de voir son opinion être partie prenante des décisions de l’Assemblée nationale et du gouvernement ; ensuite, abstraite, au sens du fonctionnement général de la démocratie.  

Le rejet de l’immigration hors-sol

Le rejet de l’immigration prend sa source dans un déficit de la représentation politique qui répond à une injonction pratique mais pose dès lors deux problèmes : d’une part, la méritocratie est inefficace, comme le montre l’expérience ; d’autre part, l’inefficacité des partis politiques à représenter la pluralité des opinions a facilité le rejet de la représentation. Pour pallier ce déficit, les mouvements populistes ont mis en avant le recours au référendum d’initiative populaire qui annule la représentation par le biais d’une démocratie directe. Mais cette solution est inefficace face à la diversité et à la complexité des problèmes à résoudre. Par conséquent, s’il n’y a pas d’intermédiaire, pas de représentant, la réponse empirique face à cette absence est claire pour les populistes : il faut un chef. Tous les membres du peuple étant égaux en droit puisqu’il n’existe plus de corps politique intermédiaire, chacun est le peuple à lui seul, le chef comme tous les autres. En vertu du postulat d’homogénéité du peuple, celui qui prend le pouvoir ne représente pas le peuple, n’est pas choisi par lui, il est le peuple.

Toutefois, la fusion entre le peuple et le chef se traduit par un biais cognitif grave, à savoir la confusion entre le particulier et le général. Puisque le chef est un membre du peuple et le peuple tout à la fois, il n’y a plus de distance entre le cas individuel et la proposition générale : si un immigré viole une jeune femme, tous les immigrés sont des violeurs. Au refus de la représentation politique a suivi le refus de la représentation statistique. Mais reste également à définir le peuple. Or, son absence d’homogénéité empêche de le délimiter. Les partis populistes vont donc tenter de le définir non pas par ses membres, mais par ce qui constitue son opposé, l’oligarchie pour les partis populistes de gauche, l’immigration pour ceux de droite. Dès lors l’immigration est l’« anti-peuple » par construction politique. Elle devient la cause universelle et unique, le pivot autour duquel s’articulent toutes les récriminations et les propositions des populistes de l’extrême droite, le motif de tous leurs griefs comme la raison qui dicte les mesures à prendre à son encontre. Leur liste est fournie : les immigrés sont la cause de l’insécurité, ils remplissent les prisons, ils prennent le travail des « Français de souche » … Face à cela, la réponse est sans appel : stopper l’immigration et expulser les immigrés.

Un paradigme idéologique : imaginaire et immigration

Le rejet de l’immigration est une clé universelle utilisable pour résoudre tous les problèmes, l’opérateur par lequel toutes les difficultés transitent ou encore un attracteur idéologique. Ce rejet de l’immigration est le paradigme qui unifie les discours populistes de droite. Or il s’agit d’un discours que l’auteur qualifie de « hors-sol », car « il n’y a plus besoin d’être en rapport avec la présence des immigrés à tel ou tel endroit » (p. 145). Ainsi s’explique que dans aucun des pays étudiés il n’ait été possible de trouver une correspondance, localement, entre la proportion d’immigrés et l’importance du vote en faveur des partis populistes de droite et d’extrême droite.

L’immigré devient la représentation de ce qui effraie. Son image est associée au danger, à la source des problèmes sociaux, économiques. Hervé Le Bras le souligne ainsi : « Les populistes ont ôté l’immigré du terrain pour le mettre dans la tête de leurs partisans. Or, il est beaucoup plus difficile de changer ce qui est dans la tête que ce qui se trouve sur le terrain. » (p. 145). La dissociation entre l’immigré empirique et l’immigré imaginé est le lieu même d’où s’expriment les discours populistes et explique l’écart entre la géographie du vote et l’immigration.

Grand remplacement ou grand enfumage ?

La lecture de l’ouvrage d’Hervé Le Bras présente un intérêt certain pour prendre à contre-pied les idées reçues sur le lien entre le populisme et l’immigration. Néanmoins, si l’objectif est de décrypter les mutations de la ligne idéologique des populismes, jamais le populisme n’est lui-même défini et la distinction entre populisme de gauche et de droite ainsi qu’extrémisme et populisme est timidement évoquée. Également, bien que l’ouvrage emploie une méthode comparative dans l’analyse des études de cas, une approche transnationale aurait certainement permis de montrer comment les idées populistes circulent d’un pays à l’autre et comment les différents acteurs sociaux se les réapproprient.

Mais ces deux remarques n’enlèvent en rien à tout l’intérêt de l’ouvrage qui interroge finalement l’avenir des populismes en Europe occidentale. Deux situations sont envisagées. La première est celle d’un éternel retour : les populistes adoucissent leur discours, se rapprochent d’une droite plus modérée mais un autre parti plus radical émerge et le cycle se poursuit. La seconde est l’accession des populistes au pouvoir (aurait pu être emprunté en Autriche) et l’évolution vers un totalitarisme. Mais pour l’instant, le populisme n’est pas comparable à une forme de totalitarisme car le discours se fonde sur le passé, tandis que le nazisme et le stalinisme avaient un discours tourné vers le futur. En se débarrassant des immigrés, les populistes pensent revenir à un passé idyllique sans immigration alors que les totalitarismes sont braqués vers la construction d’un homme nouveau.

Va-t-on alors vers un « grand remplacement » ? Les immigrés vont-ils se substituer à la population française et européenne conduisant à un changement de civilisation ainsi qu’a pu le soutenir le candidat à la présidentielle, Éric Zemmour, en 2022 ? Bien que l’auteur ne démontre pas explicitement la fausseté de cette thèse, les données mobilisées parlent d’elles-mêmes et récusent cette idée. Le « grand remplacement » fonde son argumentaire sur la base de la peur des individus d’être dépossédés d’eux-mêmes. Or, cette peur est la conséquence à la fois des représentations qu’entretiennent les discours populistes, mais aussi du recul démographique dans les campagnes et leur éloignement des centres du pouvoir. La rhétorique populiste est donc dialectique : le discours crée la peur et la peur fait le lit du populisme. Telle est la conclusion vers laquelle Hervé Le Bras amène le lecteur. 

Note

[1] Amartya Sen, Inequality reexamined. New York, Harvard University Press, 1992. Selon A. Sen, la capabilité est entendue comme vecteur de modes de fonctionnement exprimant la liberté, pour un individu, de choisir entre différentes conditions de vie.