Pour beaucoup de Parisiens, notamment de la jeune génération, Bir Hakeim est une simple station de métro de la ligne 6. Certes, il s’agit d’une station un peu spéciale : perchée sur le viaduc aérien de la Seine, elle offre l’une des plus belles vues de la capitale, avec en ligne de mire la majestueuse Tour Eiffel. Mais cette station n’a pas toujours porté le nom de Bir Hakeim, un nom arabe, qui veut dire « puits du sage » (بئر حكيم ). Lors de son inauguration en 1906, la station s’appelait d’abord station Grenelle, avant d’être renommé « Bir Hakeim » en 1949[1] en souvenir d’une bataille qui a eu lieu pendant la Seconde guerre mondiale – du 26 mai au 11 juin 1942 – au fin fond du désert libyen. Mais 83 ans plus tard, la mémoire collective de cette bataille demeure conflictuelle, notamment en raison du manque de reconnaissance de la diversité des soldats qui y ont combattu. Le rôle décisif des troupes issues des colonies, notamment celui des soldats arabes engagés dans les Forces françaises libres, reste encore largement sous-représenté. Dans ce billet nous revenons sur cette histoire complexe en tenant d’en éclairer les zones d’ombre.
Une oasis oubliée, un nom immortalisé
Avant d’entrer dans l’histoire de France, Bir Hakeim était une simple oasis aride de la Libye, une source d’eau rare au milieu de l’immensité désertique de la Cyrénaïque. Un fort ottoman a été construit non loin du puits (el bir, en arabe), comme le laissent deviner les ruines sur la photo ci-dessous.

En 1942, ce point perdu sur la carte devient pourtant l’un des lieux les plus stratégiques du front nord-africain de la Seconde Guerre mondiale. À cette époque, l’Afrikakorps[2] du général allemand Erwin Rommel, surnommé le « Renard du désert », affronte les forces britanniques et leurs alliés sur un front mouvant qui court des confins égyptiens jusqu’à la Tripolitaine. Dans ce contexte tendu, les troupes françaises libres, sous la houlette du général Marie-Pierre Kœnig, reçoivent l’ordre de tenir la position de Bir Hakeim afin de protéger le flanc sud du dispositif allié. La mission semble presque suicidaire : les forces de la Première brigade française libre sont isolées, mal équipées, peu nombreuses. Mais elles sont déterminées.
L’histoire d’une résistance héroïque devenue un symbole pour la France libre
Du 26 mai au 11 juin 1942, les Français libres résistent avec acharnement aux assauts répétés de l’ennemi. Ils subissent des bombardements intensifs, des attaques au sol menées par des blindés allemands et italiens, des températures suffocantes et une pénurie d’eau croissante. Mais rien n’y fait : ils tiennent. Leur résistance ralentit l’avancée de Rommel et désorganise ses plans. Certains affirment que cette bataille aurait permis aux troupes britanniques de se replier stratégiquement vers El-Alamein où aura lieu, quelques mois plus tard, la grande victoire des Alliés en Afrique[3], affirmation pourtant remise en question par quelques historiens[4]. À la fin des seize jours de combat, Kœnig[5] prend une décision audacieuse : plutôt que de se rendre, il organise une percée nocturne, et parvient, avec l’essentiel de ses hommes, à échapper à l’encerclement ennemi. Les pertes sont lourdes, mais l’honneur est sauf – et la réputation des forces françaises libres est établie.

Bir Hakeim n’est pas une victoire stratégique en soi. Mais l’écho de cette bataille résonne bien au-delà du désert. À Londres, à Alger, à Washington, la France libre du général de Gaulle gagne en crédibilité. Elle prouve qu’elle n’est pas une force marginale ou symbolique, mais un acteur militaire réel du combat contre le nazisme. Pour les Alliés, la résistance de Bir Hakeim a imposé la France à la table des négociations à l’issue de la guerre. La bataille de Bir Hakeim devient alors un mythe fondateur pour la légitimité gaullienne.
Une histoire héroïque avec ses angles morts
Ce qui frappe dans cette bataille, c’est la diversité des soldats mobilisés pour la France[6] : issus de toutes les colonies – Afrique noire, Maghreb, Levant, Pacifique[7] –, juifs et musulmans combattent côte à côte, unis sous le drapeau de la France libre. La Légion étrangère, les tirailleurs sénégalais, les tabors marocains, les fusiliers kanaks et les volontaires de la France libre y écrivent ensemble une page de gloire. Ce sont eux qui, dans des conditions quasi inhumaines, ont tenu tête à un ennemi supérieur en nombre et en armement.

Mais, dans la mémoire officielle, la diversité de ces soldats a souvent été effacée ou reléguée au second plan. On célèbre la bravoure des « Français libres » sans toujours rappeler qu’une partie d’entre eux n’étaient ni libres, ni français au sens plein du terme, mais sujets d’un empire en guerre, mobilisés parfois sans réel consentement. Dans la France d’après-guerre, ces combattants coloniaux, y compris arabes[8], ne bénéficieront ni de la reconnaissance pleine et entière, ni des mêmes droits que leurs frères d’armes métropolitains. La mémoire de Bir Hakeim, comme d’autres grandes batailles coloniales, est donc à la fois glorieuse et incomplète. L’autre angle mort du récit réside dans le contexte libyen lui-même. La bataille de Bir Hakeim se déroule en Libye italienne, un territoire colonisé par l’Italie fasciste de Mussolini et marqué par une violente répression des résistances locales. Lorsque les troupes françaises libres affrontent les forces de l’Axe, elles le font dans un espace déjà profondément bouleversé par les années de colonisation de peuplement, d’expropriations massives et de déplacements forcés infligés aux civils libyens.
Il n’est donc guère surprenant que, dès l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés de l’Allemagne, de nombreux Libyens chassés de leurs terres aient rejoint les rangs alliés : les forces britanniques pour ceux réfugiés en Égypte, et les forces françaises pour ceux établis en Tunisie ou au Soudan[9]. Leur objectif était clair : libérer leur pays de l’oppresseur colonial. Pourtant, le vécu des populations locales est quasiment absent du récit français. Comme si ce désert n’était qu’un simple décor stratégique pour les armées européennes. Cette invisibilisation des peuples colonisés est un biais récurrent dans les récits de la Seconde Guerre mondiale hors Europe[10] : les batailles sont racontées comme des épisodes de bravoure entre grandes puissances, oubliant que le champ de bataille était aussi, et avant tout, un territoire habité.
Enfin, dernier élément à souligner c’est la mystification de la bataille de Bir Hakeim jusqu’à perpétuer certaines contre-vérités historiques. L’historien Benoît Rondeau soutient à cet égard que la bataille de Bir Hakeim « n’a nullement permis le rétablissement britannique sur El Alamein »[11]. Ce qu’il qualifie de « résistance locale », n’aurait pas empêché l’avancement des troupes de l’Afrikakorps de Rommel, ni modifié de manière décisive le cours des opérations militaires. Rommel aurait simplement contourné la position française, puis remporté une victoire majeure à Gazala, avant de poursuivre son offensive jusqu’à El Alamein. Rondeau souligne ainsi que le récit de Bir Hakeim, comme une bataille qui aurait changé le cours de la guerre, a été fortement instrumentalisé par le gaullisme de l’époque pour en faire un symbole de la légitimité militaire de la France libre. Cette valorisation mémorielle et politique a incontestablement contribué à exagérer l’impact stratégique réel de la bataille d’une part et d’effacer la pluralité des combattants. Ces critiques ne signifient pas qu’il faille renoncer à l’hommage. Bien au contraire. La résistance de Bir Hakeim mérite d’être connue, célébrée et transmise, notamment pour ce qu’elle révèle de l’engagement des soldats de la France libre et du rôle décisif de cette bataille dans la guerre en Afrique. Mais elle mérite aussi d’être replacée dans un cadre élargi, postcolonial et global et ce, afin de rendre grâce à toutes les personnes, y compris arabes, qui se sont battus au nom de la liberté et la justice.
Une portée symbolique forte
Aujourd’hui, en dehors des cercles d’historiens ou d’anciens combattants, rares sont ceux qui connaissent réellement cette page de l’histoire française. Elle ne bénéficie pas de la renommée de Verdun ou de la Libération de Paris. Et pourtant, la portée symbolique de la bataille de Bir Hakeim est immense : la France libre y a puisé sa force non pas malgré sa diversité, mais grâce à elle. Bir Hakeim, ce n’est donc pas seulement une station sur la ligne 6 du métro parisien, ni un simple panorama sur la Tour Eiffel. C’est un symbole d’endurance, de courage et d’universalité. Un moment d’histoire où des hommes venus de tous les horizons – d’Afrique, d’Asie, d’Europe et des Amériques – ont uni leurs destins pour défendre une idée plus grande qu’eux.
Dans un contexte où la tentation du repli et des divisions identitaires resurgissent, se souvenir de Bir Hakeim, c’est rappeler que notre force collective réside dans ce que nous avons de commun autant que dans ce qui nous distingue. C’est honorer ceux qui, dans les sables brûlants de Libye, ont prouvé que l’unité née de la diversité pouvait être une arme redoutable contre l’oppression et l’obscurantisme. Alors, la prochaine fois que vous passerez en métro par Bir Hakeim, souvenez-vous qu’au-delà des poutrelles d’acier et des quais bondés se dissimule une histoire de résistance — celle d’une France qui a su puiser sa force dans sa diversité, plutôt que de la rejeter.
Notes :
[1] La station est renommée « Bir Hakeim » le 18 juin 1949, en même temps que le pont de Passy fut renommé en pont Bir Hakeim. Une cérémonie a été organisée par le Conseil municipal parisien en présence du général de Gaulle et du général Marie-Pierre Koenig pendant laquelle le viaduc de Passy est rebaptisé pont Bir-Hakeim, en hommage à la première victoire des Forces françaises libres durant la guerre. Pour plus d’information sur l’histoire du pont, voir : « Retour sur l’histoire du pont de Bir Hakeim », Ville de Paris, 04/09/2023. URL : https://www.paris.fr/pages/le-pont-bir-hakeim-retrouve-une-seconde-jeunesse-cet-ete-8169 (consulté le 22/05/2025).
[2] L’Afrikakorps est la branche détachée de la Wehrmacht pour l’Afrique du Nord. Erwin Rommel était leur dirigeant de 1941 à 1943. Pour aller plus loin : Benoît RONDEAU, Afrikakorps : L’armée de Rommel, Paris, Tallandier, 2013 ; voir aussi : Mark CARTWRIGHT, « Afrikakorps », World History Encyclopedia (en français), n.d., URL : https://www.worldhistory.org/trans/fr/1-23250/afrikakorps/ (consulté le 16/05/2025).
[3] Voir par exemple : François BROCHE, La Cathédrale des sables. Bir Hakeim (26 mai – 11 juin 1942). Paris, Belin, 2019. Voir encore : Jacques MORDAL, Bir Hakeim. Paris, éditions Laville, 2011.
[4] Benoît RONDEAU, Afrikakorps : L’armée de Rommel, Paris, Tallandier, 2013 et du même auteur, Rommel. Paris, Perrin, 2018 Voir également : Jean-Marc Largeaud, Bir Hakeim. Evenement et mémoires. Paris, Les Indes Savants, 2022.
[5] Pour le récit de Pierre Koenig de cette histoire, voir : Pierre KOENIG, Bir Hakeim, présenté par François Broche, Paris, Nouveau Monde éditions, 2022. Voir également : Alya AGLAN, « La France libre sur le champ de bataille », La vie des idées, 29 janvier 2025.
[6] A ce sujet, le Général Pierre Koenig écrit dans son livre Bir Hakeim que les troupes de la France libre représentaient « tout ce qui était français dans le monde » cité dans Pierre KOENIG, op.cit., p.42.
[7] Sur l’histoire du bataillon Pacifique à Bir Hakeim, voir : Eric CINTAS, « Bataille de Bir Hakeim : il y a 80 ans, le Bataillon du Pacifique écrit son histoire en Libye », France Info, 2022, URL : https://la1ere.franceinfo.fr/bataille-de-bir-hakeim-il-y-a-80-ans-le-bataillon-du-pacifique-se-battait-en-libye-1288108.html (consulté le 20/05/2025).
[8] Voir par exemple Pascal BLANCHARD, Naïma YAHI, Yvan GASTAUT et Nicolas BANCEL, La France arabo-orientale. Treize siècles de présences du Maghreb, de la Turquie, d’Égypte, du Moyen-Orient et du Proche-Orient. Paris, La Découverte, 2013.
[9] Yolande MARTIN, « La Libye de 1912 à 1969 », in Centre de recherches et d’études sur les sociétés méditerranéennes (éd.), La Libye nouvelle. Rupture et continuité, Aix-en-Provence, Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, 1975, pp. 33-50.
[10] Le groupe de recherche ACHAC (Association pour la connaissance de l’Histoire de l’Afrique contemporaine) s’attache précisément à étudier les représentations, les discours et les imaginaires coloniaux et postcoloniaux, dans le but de redonner aux imaginaires des minorités la place qui leur revient. Voir par exemple Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire et al. (dir.), La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, coll. Cahiers libres, 2005, 322p. Plus spécifiquement sur le vécu de la Seconde Guerre mondial dans le monde arabe, voir : Alya AGLAN, Pierre VERMEREN et.al., Le Monde arabe et la Seconde guerre mondiale. Tome I – Guerre, société, mémoire. Histoires en partage en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Paris, Hémisphères / é d. Maisonneuve & Larose, 2022, 320p. Et Tome 2 – Des Empires disputés, Ed. Maisonneuve & Larose, 2024, 330p.
[11] Benoît RONDEAU, « Le mythe de Bir Hacheim : assez de contre-vérités », Site web Benoît Rondeau, 29 avril 2019. URL : https://benoitrondeau.com/le-mythe-de-bir-hacheim-assez-de-contre-verites/ (consulté le 22/05/2025).Voir aussi Benoît RONDEAU, Afrikakorps : L’armée de Rommel, op.cit.