18/09/2023

La jeunesse marocaine engagée pour le développement durable

Entretien avec Mohamed Ali Hatimy et Mehdi Mikou de Nechfate

Propos recueillis par Inès Jabri et Isabel Ruck
Photo champs Maroc
Photo de Timi Moiz sur Unsplash
Ce travail est le fruit d’une réflexion commune menée pendant les mois de juillet et août 2023 entre les membres de Nechfate et le CAREP Paris dans le cadre de l’axe de recherche « Écologie et politique ».

Alors que le Maroc s’insère dans une initiative de développement durable multisectoriel, le World Resources Institute prédit un stress hydrique extrême pour le pays d’ici 2040. Une stratégie nationale d’adaptation au changement climatique a bien été amorcée, mais cette dernière vise surtout à dynamiser l’exportation agricole et à promouvoir l’irrigation pour pallier les effets néfastes de la sécheresse extrême et l’aridité des sols.                                                                             

Pourtant, l’objectif de résilience climatique et de durabilité pour le secteur agricole se heurte à de nombreux défis : les politiques environnementales se retrouvaient confondues avec des objectifs socio-économiques tels que la création d’emploi, la distribution de richesse et l’import-export dont les résultats se révèlent être souvent contre-productifs pour l’ambition écologique.

Par ailleurs, la politique gouvernementale en matière de changement climatique ne laisse plus l’opinion indifférente. En effet, la société civile et les citoyens marocains se sentent davantage concernés par les politiques environnementales et leurs effets concluants ou décevants, d’autant plus lorsqu’ils constatent une inadaptation des mesures entreprises par les élites politiques qui ne remédient pas à la vulnérabilité climatique du pays.

C’est dans ce contexte qu’est née la plateforme médiatique Nechfate, initiée par un groupe de jeunes marocains, visant à offrir les outils nécessaires aux citoyens marocains pour comprendre les enjeux liés au changement climatique et les leviers pour y faire face. Une équipe ambitieuse et motivée, formée d’ingénieurs, d’économistes, d’agronomes et de juristes, produit des articles concis, intelligibles et illustrés de schémas scientifiques qui vulgarisent les données sur le problème du changement climatique, ses conséquences et les moyens d’action pour le contrer au Maroc.

 Nechfate œuvre donc à contextualiser les carences de la situation climatique au Maroc en revenant sur les propositions ambitieuses de la classe politique et en analysant leurs limites, afin d’engager une re-politisation du débat autour des questions environnementales tout en soulignant une perspective à la fois technique et scientifique. Comment le Maroc parvient-il à amorcer une transition écologique tout en érigeant le secteur de l’agriculture comme un pilier du développement socio-économique du Royaume ? Quels sont les obstacles et vicissitudes d’une ambition écologique et économique aussi périlleuse ? Pourquoi la sensibilisation à ces sujets paraît-elle aussi primordiale aujourd’hui ?

Nous avons interrogé Ali Hatimy (ingénieur agronome et analyste de politiques publiques) et Mehdi Mikou (candidat au doctorat en économie du changement climatique), membres actifs de l’équipe de Nechfate.

I.J. et I.R. : Quand et comment est née l’initiative Nechfate ? Quels sont les objectifs de cette initiative ? Est-ce un projet éducatif ou plutôt une campagne de sensibilisation ?

Nechfate : Ce projet est né de la volonté d’étudiants marocains de sensibiliser le public aux questions de changement climatique et de crises environnementales que subit le Maroc. Initialement constitué de quelques personnes, le projet s’est au fur et à mesure élargi pour compter plus d’une dizaine de personnes aujourd’hui avec des profils variés (ingénieur agronome, doctorant en sciences du climat, économiste, science politique, juriste…) permettant de couvrir un large spectre de sujets. Grâce à ces différentes compétences, nous sommes en mesure de rédiger des articles de vulgarisation au sein de nos trois principales thématiques, que sont le changement climatique, l’agriculture et l’eau, ainsi que la gouvernance et la société.

I.J. et I.R. : Beaucoup pensent encore que les enjeux écologiques ne sont pas une préoccupation première des sociétés arabes. Comment est né votre intérêt pour l’écologie au Maroc ? Le fait que vous soyez tous des jeunes chercheurs qui ont eu le privilège de faire leurs études supérieures en France ou en Occident a-t-il joué un rôle dans le développement de votre intérêt pour ces enjeux ?

 Nechfate : La sensibilité écologique existe partout, mais nulle part elle ne se manifeste de la même manière. S’il nous est impossible d’exposer ici le point de vue de toutes les sociétés arabes, il n’en reste pas moins que la société marocaine est profondément et historiquement écologique. Par le contexte climatique en majorité semi-aride à aride du pays, la société marocaine est très sensible aux variations météorologiques, en témoignent les dénominations « pluies du bonheur » ou les prières pour la pluie en cas de sécheresse prolongée. L’attention portée à la qualité des ressources naturelles n’est pas non plus étrangère à la société marocaine : Fès était ainsi, dès le XIe siècle, dotée d’un système ingénieux de séparation des eaux potables et des eaux usées.

Cependant, l’entrée de la société marocaine dans une « modernité », caractérisée par l’urbanisation, l’introduction de nouvelles technologies ou l’infinitude illusoire des ressources naturelles, a certainement altéré ce rapport à l’écologie. Malgré tout, le cycle historique de sécheresse que vit le Maroc depuis 2019 réveille la corde sensible d’une société qui a longtemps été à (écrasante) majorité agricole.

Chez Nechfate, notre intérêt pour l’écologie est né avant notre départ à l’étranger. Notre contexte familial a joué un rôle important dans le développement de cette sensibilité qui s’est d’abord construite grâce à notre exposition aux questions agricoles dès notre jeune âge. Cette sensibilité s’est ensuite accentuée après notre départ pour l’étranger grâce à nos différents cursus universitaires, nos rencontres avec des chercheurs ou expériences de travail. Cela nous a permis de développer une vision plus complexe de l’écologie, avec ses volets techniques, sociologiques, politiques, juridiques, géopolitiques et de nous spécialiser sur certaines thématiques.

I.J. et I.R. : À Nechfate, vous vous intéressez surtout au changement climatique, à l’agriculture et aux questions relatives à la gestion de l’eau, mais aussi aux enjeux de gouvernance et de société. Pourquoi avoir choisi de travailler sur ces axes de recherche plutôt que d’autres ? En quoi sont-ils importants pour le cas marocain ?

Nechfate : Comme partout, au Maroc, il y a un besoin d’expliquer le changement climatique et surtout la complexité de ses effets : montée du niveau des mers, augmentation de la fréquence et de l’intensité des évènements extrêmes, évolution des volumes de précipitations…

Un secteur où ces effets ont un impact conséquent et auquel les Marocains sont sensibles est celui de l’agriculture, car ce secteur représente toujours environ 15 % du PIB et 40 % des actifs mais surtout parce que la majorité des Marocains sont issus (en remontant d’une ou deux générations) du milieu rural et agricole.

L’eau est indissociable du secteur agricole qui est responsable de 85 % de la consommation hydrique du pays. Cette ressource est rare (par habitant, elle est 6 fois plus rare qu’en France) et est en raréfaction à cause de l’augmentation des pressions humaines (croissance démographique, agriculture) et du changement climatique (diminution de 30 % de la disponibilité en eau en 2050). Par conséquent, ces sujets sont vitaux au Maroc.

Malgré tout, nous avons décidé de ne pas limiter nos articles de vulgarisation à ces thématiques car alerter simplement sur les limites physiques et climatiques que nous rencontrons n’apporterait pas de réelle valeur ajoutée sinon une amplification des discours officiels. C’est lorsqu’on parle des solutions techniques, et non-techniques, que notre valeur ajoutée est la plus grande.

Les médias conventionnels se contentent en effet le plus souvent d’exposer les solutions techniques adoptées au Maroc sans regard critique. Or, ces solutions techniques sont souvent sous-optimales. Sur la question de l’eau par exemple, le Maroc a peut-être besoin de techniques « d’irrigation localisée » et de stations de dessalement, mais ces innovations techniques ne règlent pas le fond du problème qui est la surconsommation d’eau par le modèle agro-exportateur marocain.

Aborder les enjeux de gouvernance et de société paraît donc essentiel et permet de poser des questions qui ne sont pas agréables pour les politiciens, mais qui sont nécessaires pour avancer. Ainsi, sur la question de l’eau, on s’interrogera par exemple sur : Qui consomme la ressource hydrique ? Pour quelles cultures ? L’État doit-il (peut-il) mieux contrôler l’exploitation des eaux souterraines ?

I.J. et I.R. : Depuis quelques années, le développement durable est devenu une véritable « religion » pour les institutions internationales et les Objectifs de développement durable (ODD). Comment l’État marocain aborde-t-il l’enjeu du changement climatique et du développement durable ? Quelles initiatives ont été mises en place pour répondre aux injonctions internationales et comment s’insèrent-elles dans la concrétisation des Objectifs de Développement Durable à l’horizon 2030 ?

Nechfate : En 2015, les Nations unies ont adopté les Objectifs de développement durable (ODD) visant à éradiquer la pauvreté et à protéger la planète. La même année, 196 parties ont signé l’Accord de Paris dont l’objectif principal est de maintenir « l’augmentation de la température moyenne mondiale bien en dessous de 2 °C au-dessus des niveaux préindustriels ».

Au niveau national, cela s’est traduit par la publication d’une Contribution Déterminée au niveau National (CDN)[1] qui a rehaussé les ambitions du pays pour la transition écologique le classant parmi les pays les plus ambitieux en la matière, selon le projet scientifique indépendant Climate Action Tracker[2]. En plus du plan du Nouveau modèle de développement, qui a récemment souligné l’importance de la protection de l’environnement pour la trajectoire de développement du Maroc, il existe de nombreux autres plans qui ont été élaborés ces dernières années comme la Stratégie nationale de développement durable (SNDD), le Plan pluriannuel pour le développement des énergies renouvelables réalisé par le ministère de la transition énergétique et du développement durable, la Feuille de route de l’hydrogène vert ou encore le Plan Maroc Vert (PMV).

Au-delà de l’intérêt pour la protection de l’environnement, il faut comprendre que ces stratégies participent aussi à renforcer l’indépendance énergétique du pays en baissant le poids des produits fossiles importés, ce qui permet in fine d’assainir les finances publiques du pays. Malgré tout, il faut insister sur le fait que ces stratégies, même si elles remplissent les critères internationaux, ne sont pas toujours pertinentes et se concentrent souvent sur les enjeux techniques délaissant les enjeux de gouvernance ou de partage des ressources par exemple.

L’exemple du Plan Maroc Vert en est typique. Il s’agit d’un plan national traduisant une stratégie de développement sur le long terme qui se veut durable mais qui, en réalité, faute de volonté politique forte sur les enjeux de gouvernance de l’eau notamment, a mené le Maroc vers une crise hydrique sans précédent et qui sera probablement amplifiée par le changement climatique.

I.J. et I.R. : En effet, dans l’une de vos publications intitulée Comment les politiques d’économie d’eau assoiffent le Maroc, vous interrogez de manière critique l’efficacité du Plan Maroc Vert (PMV). Vous montrez que les choix politiques véhiculés par ce dernier sont en réalité contre-productifs pour le développement durable. Pourriez-vous revenir sur le PMV pour nos lecteurs, expliquer en quoi il consiste et pourquoi vous estimez qu’il contient des failles en matière de développement durable ?

Nechfate : Le Plan Maroc Vert (PMV) a duré de 2008 à 2020 et est souvent cité comme un modèle en Afrique pour une politique de développement agricole. Pourtant, dès qu’on le regarde de plus près, ses résultats sont contrastés.

Il est incontestable que le PMV a donné un cadre structurant à l’agriculture marocaine. On le voit notamment au niveau du PIB agricole qui a doublé en 12 ans. Le Maroc est devenu un exportateur majeur de nombreux produits agricoles. Si ce succès peut impressionner, il doit néanmoins être relativisé.

D’une part, le PMV a été mis en œuvre pendant une période, certes avec des variabilités interannuelles fortes, de pluviométrie plutôt favorable. D’autre part, si les exportations agricoles ont augmenté de 9 % par an, les importations agricoles ont augmenté à un rythme supérieur. Le Maroc est ainsi une puissance agro-exportatrice dont la balance commerciale agricole est devenue largement négative. Enfin, l’essentiel de la croissance économique a été porté par l’irrigation et par l’exploitation « extractiviste » d’une rente hydrique souterraine. Nous allons nous attarder sur ce dernier point qui démontre la non-durabilité de cette politique agricole.

Les nappes phréatiques sont des ressources en eaux souterraines naturellement formées suite à l’infiltration d’eau dans le sol. Les nappes les plus superficielles contiennent de l’eau d’infiltration annuelle, les nappes plus profondes contiennent des eaux plus anciennes ainsi qu’une part variable d’eau annuelle.

Dans sa volonté de promouvoir l’irrigation, le PMV a laissé libre cours aux agriculteurs d’exploiter cette ressource souterraine. L’État marocain a donc adopté une approche libérale, complètement dérégulée et court-termiste dans l’exploitation de ces nappes. Pire encore, l’État subventionne l’installation des systèmes de pompage et d’irrigation de 80 à 100 %, encourageant ainsi la surexploitation des nappes phréatiques du pays.

Par ailleurs, la promotion généralisée du goutte-à-goutte, innovation censée permettre l’économie d’eau, n’a permis aucune économie au vu de l’ampleur de l’extension de l’irrigation privée par cette exploitation des nappes phréatiques. Les surfaces irriguées à partir des nappes sont ainsi passées d’environ 200 000 hectares à la fin des années 1990 à plus de 800 000 aujourd’hui, soit près de 10 % de la surface agricole utile du pays.

Le résultat de cette politique est que le Maroc surexploite ses ressources souterraines de 1 milliard de mètres cubes par an, soit 25 % du volume de rechargement annuel de ces nappes. Au vu des dernières sécheresses et de l’augmentation continue de l’irrigation, ces chiffres sont non seulement sous-estimés, mais aussi assez exceptionnels dans le monde. Cette surexploitation des eaux souterraines entraîne un enfoncement des nappes. Les agriculteurs doivent les chercher de plus en plus loin, renouveler leurs forages, etc. Cela creuse davantage les inégalités entre les petits et les grands exploitants agricoles.

Le changement climatique vient y ajouter un risque important. Si les années de sécheresses, comme on les a vécues depuis 2019, deviennent la norme et que la température augmente davantage, les besoins des parcelles à irriguer vont augmenter considérablement, alors que les nappes seront bien moins remplies.

Maintenir les niveaux de production actuels n’est donc tout simplement pas durable, et la généralisation de « l’irrigation localisée » et la construction de nouvelles stations de dessalement ne résoudront que très partiellement ce problème.

I.J. et I.R. : Si le secteur agricole est souvent cité comme étant le plus grand consommateur d’eau au Maroc, c’est plutôt le modèle économique orienté vers une agriculture de l’export, qui poserait problème. Qu’en dites-vous ?

Nechfate : L’agriculture consomme 85 % de l’eau au Maroc et sa seule surexploitation des eaux souterraines (1 milliard de mètres cubes par an) équivaut à 5 fois la consommation annuelle de l’agglomération de Casablanca. Pourtant, le fait que l’agriculture soit première consommatrice d’eau au Maroc n’est pas un fait problématique. Il est plutôt normal, c’est le cas dans la majorité des pays du monde, dans des proportions souvent similaires.

Cette surconsommation est en effet liée à un modèle agricole orienté vers l’exportation. Les surfaces les plus intensivement irriguées sont les surfaces de maraîchage, d’agrumes et même d’avocats, une culture particulièrement gourmande en eau. Le Maroc est devenu un fournisseur majeur sur les marchés internationaux de ces différents fruits et légumes, en particulier en tomates et oranges.

Ces productions sont le plus souvent réalisées à l’échelle de grandes exploitations, profitant davantage des subventions du Plan Maroc Vert (PMV) et employant une main-d’œuvre salariée journalière, constituée de petits agriculteurs voisins, précarisés par les récentes politiques agricoles. Pourtant, il n’est pas évident que ces grandes exploitations produisent plus de valeur ajoutée à l’hectare que les petites exploitations, lorsque le facteur de production « eau » est disponible et utilisé de façon similaire. De plus, ces petites exploitations cultivent proportionnellement plus de productions d’intérêt pour le marché national, parce qu’elles s’en nourrissent et parce qu’elles comprennent mieux la structure et la volatilité des marchés nationaux.

Il devient alors nécessaire de se poser la question de la pertinence d’épuiser les ressources en eaux souterraines du pays pour les prochaines décennies avec l’objectif de battre des records d’exportation sur un horizon plus court. Cela revient à poser la question du modèle agricole auquel le Maroc aspire : un modèle agro-exportateur favorisant les grandes exploitations ou un modèle de souveraineté alimentaire favorisant les petites et moyennes exploitations diversifiées.

Mais évoluer vers un modèle de souveraineté alimentaire paraît illusoire tant il s’agirait d’un aveu d’échec de vingt ans de politiques publiques et tant cela bousculerait les intérêts économiques de nombreuses élites. Pourtant, l’État marocain a adopté le narratif de la « souveraineté alimentaire » dans le plan Génération Green, héritier du PMV, sans que cela ne change réellement la posture agro-exportatrice du pays. Et tant que ce changement de posture n’intervient pas, la situation hydrique restera problématique.

S’ajoute à cela que les arguments pro-exportation qui dominent sont aujourd’hui pertinents. L’agriculture marocaine est effectivement confrontée à une limite physique pour la production de « produits de base » (céréales, sucre, huiles) du régime alimentaire de la population marocaine. Et ces productions ne peuvent plus augmenter de façon significative, du moins dans les paramètres actuels en termes de répartition des ressources en eau, en foncier, de structure et d’impact du conseil agricole.

Dans une telle situation, le Maroc est incapable de produire la nourriture dont sa population a besoin, sauf si des politiques alimentaires cohérentes et ambitieuses permettaient de modifier l’assiette de la population marocaine pour la rendre plus saine et cohérente avec les capacités de production de l’agriculture locale et ce, dans une dynamique approfondie de « souveraineté alimentaire ».

I.J. et I.R. : Malgré leur impact concret sur la vie des personnes, les questions écologiques ont encore tendance à être traitées comme des sujets non-politiques dans de nombreux pays arabes. Comment expliquez-vous cela ? Et comment repolitiser le débat autour des enjeux environnementaux ? Est-ce également un objectif que vous poursuivez avec Nechfate et si oui, pourquoi est-ce important à vos yeux ?

Nechfate : Clairement, les questions écologiques sont traitées aujourd’hui (lorsqu’elles le sont) comme des problèmes techniques, ce qui les dépolitise. Pourtant les questions écologiques sont profondément politiques puisque les citoyens sont inégalement confrontés à ces enjeux. Les solutions techniques bénéficient rarement à l’ensemble de la population et les Etat, par leurs décisions ne sont en aucun cas neutre. Tous ces aspects soulèvent des questionnements politiques : Qui est le plus impacté par les sécheresses ? Qui bénéficie le plus du dessalement et pourquoi ? L’État marocain a-t-il intérêt à pousser en faveur de la souveraineté alimentaire ? (Probablement non, car il percevrait moins de taxes liées aux importations et exportations de produits agricoles).

Le solutionnisme technique est donc utilisé comme un outil de dépolitisation de la société et d’entretien d’un enthousiasme naïf et dangereux au vu des risques climatiques pesant sur les pays arabes dont le Maroc.

Il serait ambitieux de dire que Nechfate a pour objectif de repolitiser le débat autour des enjeux environnementaux, du moins au stade de développement actuel de notre plateforme. Néanmoins, par des articles sur les sujets de gouvernance comme celui sur les politiques d’économie d’eau, l’objectif est de fournir les outils, les arguments et les chiffres nécessaires pour ouvrir le débat.

I.J. et I.R. : Les mobilisations environnementales ont souvent été l’apanage de la jeunesse dans le monde arabe et ailleurs. Comment expliquez-vous cela et est-ce que votre initiative s’adresse aussi essentiellement à ce public ? Si oui, par quels canaux et pourquoi ?

Nechfate : Les mobilisations environnementales sont effectivement souvent l’apanage de la jeunesse, mais au Maroc, la jeunesse se mobilise assez peu et ce sont plutôt les populations en première ligne des désastres écologiques qui prennent les initiatives. Les « manifestations de la soif » à Zagora depuis 2017 en sont l’exemple le plus caractéristique : une oasis asséchée par les cultures d’exportation en périphérie de l’oasis qui prive les parcelles oasiennes et les habitants d’eau.

Avant la mobilisation, il y a donc un enjeu d’étendre et de démocratiser la compréhension des questions environnementales et climatiques. Et notre objectif est d’étendre cette compréhension à toutes les catégories d’âge : la jeunesse bien sûr (à travers les réseaux comme Instagram), mais aussi les actifs (à travers LinkedIn).

Par ailleurs, il serait difficile d’affirmer avec certitude qu’au Maroc la jeunesse est plus sensible aux enjeux environnementaux. Cette génération baigne en effet dans un univers de réseaux sociaux, de productions cinématographiques où l’imaginaire de la réussite est celui où elle peut voyager en avion, profiter d’une maison avec piscine, une grosse voiture, surconsommer. D’un autre côté, l’émigration depuis le monde rural commence souvent à être ancienne, déconnectant les plus jeunes d’une connexion avec l’environnement et l’agriculture.

Par conséquent, transmettre des messages écologiques auprès de la jeunesse marocaine peut être délicat. Il faut pouvoir sensibiliser sur le climat, expliquer la nécessité de limiter son empreinte écologique, l’urgence de l’adaptation sans rendre cet avenir répulsif. Pour cela, il faut créer de nouveaux imaginaires, positifs et enthousiastes sur un Maroc qui s’adapte au changement climatique. Autrement, la mobilisation restera mineure et cantonnée, comme on le voit dans les pays industriels et post-industriels, à la jeunesse et aux classes sociales les plus favorisées.

Un média comme Nechfate ne sera pas capable à lui seul de générer de tels imaginaires, et il faudra bien sûr s’appuyer sur d’autres acteurs pour y parvenir.

I.J. et I.R. : Pourquoi avoir choisi d’employer l’arabe dialectal (avec des sous-titres en français) pour le format audiovisuel de vos publications tandis que vous avez privilégié une publication en langue française sur le site ?

Nechfate : L’idéal de Nechfate est de sensibiliser et d’informer efficacement le plus grand nombre de Marocains et de Marocaines. La question de la langue dans laquelle sont véhiculés nos messages est donc capitale. Plusieurs choix s’offraient à nous : arabe classique, arabe marocain, français, anglais…

La décision varie selon le public cible. Sur notre site et sur notre plateforme LinkedIn, ils sont sensiblement similaires : cadres, ingénieurs, décideurs.

Malgré l’engouement affiché au Maroc pour l’anglais, cette langue est rarement maîtrisée au même niveau que le français, qui reste aussi la langue des études supérieures au Maroc. Nous avons donc décidé de rédiger notre site et de publier sur LinkedIn en français.

Sur d’autres plateformes comme Instagram, le public est différent : plus jeune, moins diplômé ou en études. Pour atteindre ce public, l’arabe marocain a été privilégié pour maximiser l’impact. En particulier, lorsqu’il s’agit de contenu vidéo, l’arabe dialectal permet de créer une proximité marquée et utile avec ce public.

En fonction des retours de notre public, du temps et des moyens à notre disposition, nous pourrions dans le futur envisager une version arabe du site. Nous aimerions aussi sur le moyen terme rendre le contenu de nos productions disponibles en arabe. 

Notes :

[1] Une CDN, ou contribution déterminée au niveau national, est un plan d’action climatique visant à réduire les émissions et à s’adapter aux effets des changements climatiques. Chaque Partie à l’Accord de Paris est tenue d’établir une CDN et de la mettre à jour tous les cinq ans.

[2] Le Climate Action Tracker est un projet scientifique indépendant qui suit et évalue les actions des gouvernements en matière de climat par rapport à l’objectif de l’Accord de Paris. Pour plus d’information, voir : https://climateactiontracker.org/