Dans son dernier essai politique, 2011 au miroir de 1956 : pourquoi avons-nous échoué là où ils ont réussi ?, Baccar Gherib, professeur de sciences économiques à l’université de Tunis El-Manar, propose une lecture historique des dynamiques politiques et sociales qui ont marqué la Tunisie à deux moments clés de son histoire : l’indépendance en 1956 et la révolution de 2011. L’ouvrage, publié aux éditions Nirvana en 2024, interroge les continuités et les ruptures entre ces deux périodes fondatrices du destin national. Il propose une analyse comparative approfondie entre ces deux périodes, en mettant en lumière les logiques sous-jacentes qui ont façonné la construction de l’État tunisien. Ainsi, en adoptant une approche socio-politique rigoureuse, l’auteur explore les raisons pour lesquelles les élites tunisiennes ont réussi à transformer la société après 1956 tandis qu’elles ont échoué à réaliser les objectifs de la révolution en 2011.
Une réflexion engagée et stimulante
Baccar Gherib adopte un ton vif dans un texte argumenté, interpellant le lecteur sur les échecs de la transition tunisienne. Il puise dans les travaux d’Antonio Gramsci et de Pierre Bourdieu pour analyser les dynamiques de pouvoir et met en évidence la nécessité de penser une alternative politique et économique crédible. Sa réflexion ne se limite pas à une analyse historique, mais constitue également un appel à l’action pour les jeunes générations. L’un des grands mérites de cet ouvrage est sa capacité à éviter les simplifications. Gherib embrasse une posture critique et nuancée, mettant en évidence les complexités et les paradoxes de l’histoire tunisienne contemporaine. Il ne cherche ni à idéaliser les événements de 1956 ni à sacraliser ceux de 2011, mais plutôt à analyser comment ces deux moments de rupture ont façonné, chacun à leur manière, l’évolution politique du pays. Le contexte de 1956 a permis la construction d’un État fort, avec un projet de modernisation porté par des élites ambitieuses et homogènes, tandis qu’en 2011 la révolution a été marquée par une transition démocratique sans vision claire du « que faire ? » Le facteur générationnel a joué, aussi, un rôle clé : en 1956, les décideurs étaient jeunes et animés par une volonté de transformation, alors qu’en 2011 une gérontocratie sans ambition a dominé le paysage politique. L’approche comparative de 2011 au miroir de 1956 permet ainsi de mieux comprendre les défis actuels de la Tunisie : la consolidation démocratique, la gouvernance économique et la place de la religion dans l’espace public sont autant de questions qui s’inscrivent dans une histoire plus longue et ne peuvent être appréhendées sans une mise en perspective historique.
Une critique des élites de 2011
L’un des aspects les plus percutants est la critique sans concession des élites post-2011. Baccar Gherib met en avant le fait qu’elles ont adopté une vision essentiellement juridique et procédurale de la transition démocratique, au détriment des revendications économiques et sociales de la révolution. L’auteur analyse comment elles ont maintenu en place la même distribution du pouvoir économique et social, sans rupture avec l’ancien système. Il examine d’abord le contexte et les réalisations de chaque période, soulignant que les cadres de 1956 ont su moderniser la Tunisie et impulser un projet national de développement ambitieux, tandis que ceux de 2011 ont peiné à répondre aux attentes populaires. L’étude du profil des élites révèle un contraste saisissant : alors que celles de 1956, issues de la petite bourgeoisie, portaient un projet progressiste, celles de 2011, dominées par les classes moyennes supérieures, ont privilégié la transition démocratique sans vision économique claire. Les élites de 1956 ont su créer un bloc historique, en mobilisant la classe ouvrière et les organisations nationales, alors que celles de 2011 se sont enfermées dans des enjeux politiques éloignés des réalités sociales et économiques. Le rôle des forces sociopolitiques est également analysé, confrontant la solidité et la cohésion du Néo-Destour et de l’UGTT en 1956 à la fragmentation des partis politiques et aux critiques de corporatisme adressées à l’UGTT en 2011.
Une analyse des dynamiques sociales et politiques
L’auteur compare, ensuite, les politiques et réformes mises en œuvre : celles de 1956-1969 se distinguent par leur volontarisme et leur efficacité, contrastant avec la passivité et la régression de la « raison économique » observées entre 2011 et 2021. En 1956, sous la houlette de Habib Bourguiba, la Tunisie accède à l’indépendance et pose les jalons d’un État moderne, centralisé et réformateur : les choix politiques de cette période ont eu des répercussions durables sur le fonctionnement institutionnel du pays, notamment en matière de gouvernance et de structuration de l’appareil d’État, Aussi, les politiques socio-économiques de 1956-1969, avec des réformes profondes en éducation et en santé et pour l’industrialisation, ont été radicalement transformatrices. Le parallèle avec 2011 est instructif : la révolution qui renversa le régime de Ben Ali marque une rupture profonde, mais s’inscrit aussi dans une certaine continuité historique. Baccar Gherib montre que, malgré l’aspiration à la démocratie et aux libertés individuelles, les tensions entre modernité et tradition et entre centralisation et pluralisme continuent de façonner le paysage politique tunisien. L’ouvrage insiste sur le poids de l’héritage bourguibien dans la Tunisie post-révolutionnaire : les réformes éducatives et juridiques initiées après l’indépendance ont contribué à façonner une société civile dynamique, capable de porter les revendications démocratiques de 2011. Toutefois, l’auteur souligne aussi les limites de cet héritage, notamment en ce qui concerne la centralisation excessive du pouvoir et la difficulté à instaurer une véritable culture du pluralisme politique.
Conclusion
Baccar Gherib tire dans ce livre des leçons essentielles, insistant sur la nécessité d’un projet politique et économique structuré et clair pour assurer le succès d’un processus révolutionnaire, offrant ainsi une réflexion essentielle sur les défis et les leçons à tirer de ces deux expériences historiques pour la Tunisie. 2011 au miroir de 1956 est un essai capital pour tirer des leçons de l’expérience post-indépendance et comprendre les blocages de la transition tunisienne. En opposant les dynamiques politiques et économiques de ces deux périodes historiques, Baccar Gherib invite à repenser les transitions politiques non pas comme des événements isolés mais comme des processus inscrits dans le temps long de l’histoire. Il propose une analyse critique et fouillée qui apporte des éléments de réponse aux difficultés que traverse le pays. Ce livre est une lecture incontournable pour quiconque s’intéresse à l’histoire contemporaine du pays et aux défis de sa transition démocratique.