28/04/2025

État fort, État faible en Tunisie (1956-2024)

Éléments de réflexion
Hamadi Redissi
Photo d'un Canon du fort de Kélibia, Tunisie.
Un Canon du fort de Kélibia, Tunisie. Photo : Wikimédia commons

Ce papier fait partie du dossier : « Les transformations de l’État dans le monde arabe », coordonné par la chercheuse Asma Nouira.

Résumé

Cette analyse prolonge deux précédents essais, l’un sur l’État fort postcolonial contre une société civile faible (2007) et l’autre sur les conditions de possibilités d’un « État démocratique fort » (2015). Qu’entend-on par un État fort ? Et quelles sont nos propositions ? Un État fort n’est pas un État autoritaire. C’est un État dit « organique » dont la force se mesure à ses capacités à pénétrer la société et à la façonner sans rencontrer une grande résistance. Un État faible manque d’autorité, de légitimité et de capacités. La grille de lecture s’applique aux États postcoloniaux qui affrontent les défis de la modernisation et puis ceux de la transition démocratique. Appliquée au cas tunisien, la thèse est la suivante : dans une première phase (1956-2010), l’État postcolonial a été un État fort. Il a modernisé par le haut une société apprêtée et docile, débouchant finalement avec Ben Ali (1987-2011) sur un autoritarisme institutionnalisé. La révolution de 2011 inaugure une seconde phase (2011-2021) où la société devient plus forte que l’État. La transition est empoisonnée par l’opposition entre les islamistes et les laïcs, résorbée dans un consensus concrétisé par trois coalitions gouvernementales (2012, 2014 et 2019). L’auto-coup d’État (self-coup) du 25 juillet 2021 constitue un « retour en arrière » (backsliding) vers un régime autoritaire, confondu à tort avec un « État fort ». Est-ce une troisième phase, inscrite dans la durée (2021- ) ? Et quelle est sa signification du point de vue de l’interaction entre État et société ? 

Introduction

Cette contribution se veut une réflexion sur la dialectique entre État et société en Tunisie, en termes de force et de faiblesse. Elle prolonge deux précédents essais, l’un sur l’État fort postcolonial contre une société civile faible, publié en 2007, et l’autre sur les conditions de possibilités d’un « État démocratique fort », publié en 2015[1]. Qu’entend-on par « État fort » ? Et quelles sont nos propositions ? Selon Max Weber, l’État est un groupement de domination institutionnalisé qui monopolise, dans les limites d’un territoire, la violence physique légitime[2]. Mais il est plus que cela. Dans l’approche « l’État en société » (state-in-society), il est à la fois dans la société et en dehors. L’État est un acteur autonome, en compétition avec d’autres pour le contrôle des divers segments de la société – avec l’avantage d’avoir une meilleure offre et de disposer de plus d’atouts : il est en compétition avec la famille (pour la socialisation des individus), avec la société civile (pour le contrôle de l’influence et des idées), avec la religion (pour la production du sens), avec les entreprises privées (pour la régulation du marché), avec les organisations professionnelles (pour le contrôle des forces sociales), avec des forces centrifuges (pour le contrôle du territoire). En dehors, l’État surplombe la société qu’il contrôle mais est lui-même l’enjeu de forces contraires. Ensuite, l’État est fort ou faible. La problématique de l’État fort versus une société faible (et inversement) concerne au premier chef les pays postcoloniaux affrontant les défis de la modernisation et de la démocratisation.

Hamadi REDISSI

Hamadi Redissi

Hamadi Redissi est politologue et essayiste.
Ses travaux portent sur la transition politique en Tunisie ainsi que sur l’histoire des idées politiques dans l’islam moderne et contemporain.
Son ouvrage L’islam incertain : révolutions et islam post-autoritaire (2017) a reçu le prix des Rencontres philosophiques d’Uriage (2017) ainsi que le Prix du livre tunisien (2018). Parmi ses dernières publications figurent S’exprimer librement en islam (Paris, Seuil, 2023) et la direction de l’ouvrage collectif consacré à la dérive autoritaire en Tunisie : Le pouvoir d’un seul (Tunis, Éditions Diwen, 2023).

Or, on a tendance à imaginer un État fort comme un État autoritaire, un État effrayant (fierce state) qui instaure un état de peur généralisée. Autant le dire d’emblée, ce type d’État répressif est un État faible, tout comme un État failli (failed state), même si les deux catégories ne sont pas identiques. La notion de force englobe plusieurs autres significations. Dans la perspective des transformations nécessaires des sociétés postcoloniales, un État fort est un État dit « organique », dont la force se mesure à ses capacités « à pénétrer la société, à réguler les relations sociales, à extraire des ressources, à s’approprier des ressources ou à les utiliser dans des canaux déterminés[3] ». Un État fort dispose de telles capacités, constitutives de ce que Max Weber appelle « domination », par opposition à « puissance » ou « pouvoir », et ce qu’Antonio Gramsci appelle « hégémonie culturelle ». Paradoxalement, plus un État est alourdi par des appareils de coercition qui étouffent la société, plus il est considéré comme un État faible ; plus il laisse la société s’organiser selon les règles de la liberté, y compris du libre-échange, plus il est dit fort. À l’opposé l’un de l’autre, les exemples historiques de l’Angleterre et de l’Empire ottoman à la sortie du moyen-âge sont érigés en modèles. L’Angleterre du XIIIe au XVIIIe siècle est un État fort, qui laisse à la société la latitude de s’organiser selon ses propres règles : un appareil d’État de taille raisonnable ; un État minimal collecteur d’impôts ; des droits qui permettent à la société civile de s’organiser librement ; l’entrée de la bourgeoisie au parlement tenu par l’aristocratie. À l’inverse, durant la même période, l’Empire ottoman est l’exemple type d’un État faible caractérisé par une bureaucratie pléthorique, une armée en surnombre entretenue par une imposition irrégulière et injuste, une économie administrée et des droits civiques et politiques inexistants.
Enfin, la force ou la faiblesse de l’État est mesurée à l’aune de critères en rapport avec l’autorité, la légitimité et la capacité[4]. L’autorité se mesure à l’effectivité des décisions, à la stabilité, à l’absence de violence, à l’État de droit et à la qualité des régulations. La légitimité se réfère à la soumission ou à l’acceptation des règles du jeu comme étant justes et au soutien international, notamment des institutions financières. La capacité est évaluée par les réalisations économiques et sociales et l’aptitude à mettre en place des structures de participation des individus et des groupes. Plus l’autorité est incontestée, plus la légitimité est assurée, plus les demandes sont satisfaites, plus l’État est fort – l’inverse étant vrai. Mais la force de l’État n’implique pas ipso facto la faiblesse de la société. Il se peut que la force de l’État (ou sa faiblesse) soit congruente à celle de la société.

Quel est le lien entre l’État fort et la nature du régime ? Dans le contexte de la modernisation, un État qui échoue à transformer la société est un État faible aux mains d’un commandement ou d’un « homme fort » (strong man) qui cherche à survivre, en gouvernant par des méthodes autoritaires – Et « le danger d’une reprise en main militaire est même plus aigu »[5]. En période de transition démocratique, la société a tendance à prendre le pas sur l’État, qui doit s’adapter à un contexte instable. En phase de « consolidation », la démocratie « devient la seule règle du jeu » (the only game in town), intériorisée par l’opinion publique et par les forces politiques qui se décident à résoudre les conflits conformément aux lois, aux procédures et aux institutions[6]. La consolidation n’est pas un moment sans risques, parce qu’elle est propice à la montée du populisme et au retour à l’autoritarisme[7]. Enfin, dans une démocratie stable et ininterrompue, société et État sont dans une relation d’équilibre, de sorte que la somme des forces contraires est égale à zéro. En fait, une telle démocratie n’est pas non plus à l’abri du « retour en arrière » (backsliding)[8].

À la lumière de cette grille de lecture, et dans le cas de la Tunisie, on peut avancer les propositions suivantes, relatives aux trois phases de l’« État en société ». Dans une première phase (1956-2010), l’État tunisien postcolonial a été un État fort, c’est-à-dire qui a pénétré, transformé et façonné une société docile qui ne lui a opposé presque aucune résistance. Il a modernisé par le haut toutes les sphères de la vie, ouvrant la possibilité d’une démocratisation graduelle et négociée, repoussée sine die dans les années 1970, débouchant finalement avec Ben Ali (1987-2011) sur un autoritarisme institutionnalisé. Ainsi, l’État plus fort que la société se révèle en fait être un État faible fondé sur la force non consentie. La révolution du 17 décembre-14 janvier ouvre un nouveau cycle où la société est plus forte que l’État (2011-2021). Force contre force, l’État tente désespérément de résister à une société qui aspire au changement mais, décrédibilisé, il cède. La transition évolue entre conflit des valeurs et entente politique. Le consensus prévaut de la création de l’instance politique aux coalitions gouvernementales (en 2012, en 2014 et en 2019) issues des urnes. À l’intersection de l’État et de la société, le parti islamiste Ennahdha n’arrive pas à étendre son hégémonie à la société dans son ensemble et les laïcs, pour leur part, n’arrivent pas à préserver l’État. Ensemble, ils ne parviennent pas à consolider la transition, à créer de la richesse et à réduire les inégalités ; ensemble, ils ont affaibli l’État et ont participé au discrédit de la politique. Sur fond de crise multiforme, l’auto-coup d’État (self-coup) du 25 juillet 2021 engage un processus inverse, une « déconsolidation », un « retour en arrière » (backsliding) vers un style autoritaire, confondu à tort avec un État fort. Est-ce un troisième cycle, inscrit dans la durée qui commence en 2021 ? Et quelle est sa signification du point de vue de l’interaction entre État et société ?  

1956-2010 : de l’État fort au système autoritaire

À la différence des autres pays arabes, la modernisation de la Tunisie bourguibienne (1956-1987) a été menée par des élites civiles (non militaire), urbaines (non rurales) et laïcisées (ni scripturaires ni confessionnelles)[9]. Elle a transformé par le haut (par l’État), en profondeur et à un rythme soutenu, une société docile et molle et toutes les sphères de la vie (pas seulement la sphère économique). La paysannerie n’a pas résisté à l’urbanisation, la tribu au lien interpersonnel et la hiérarchie religieuse à la démolition de ses institutions entre 1956 et 1962 (l’abolition des biens de mainmorte, la dissolution des tribunaux religieux et le rattachement de l’école religieuse à l’enseignement laïc). L’émancipation des femmes est promue par le Code de statut personnel (1956) et la planification familiale, réduisant la famille à une taille raisonnable (4,5 membres par foyer). L’État-providence assure une éducation gratuite, obligatoire et généralisée pour les deux sexes et il consacre 51,6 % de son budget à la couverture sociale dont bénéficient près de 83 % des Tunisiens. L’État fort prolonge son hégémonie sur la société à travers les corporations (des travailleurs, des industriels et commerçants, des agriculteurs et des femmes) auxquelles il accorde le monopole de la représentation en contrepartie de leur allégeance à l’État. C’est ce qu’on appelle l’État néo-corporatiste[10]. Ces tendances lourdes assurent un taux de croissance se situant sur trente ans aux alentours de 5 % et un revenu brut par habitant qui devait classer le pays dans la catégorie des pays partiellement démocratiques[11]. Pourtant, la démocratie a été reportée dans un premier temps par la « dictature éducative » de Bourguiba[12], institutionnalisée avec Ben Ali (1987-2011). Cependant, la répression n’est pas la seule composante de cet autoritarisme qui se conjugue sûrement avec la « légitimité de réalisation » (achievement legitimacy), chiffres à l’appui. Pour résumer, l’équilibre entre la force et le consentement est rompu, de sorte que, écrit Gramsci, l’État perd son « hégémonie culturelle », cette « direction intellectuelle et morale » des forces sociales, pour se réduire à la « force armée »[13]. La domination au sens wébérien, c’est-à-dire « la chance, pour un commandement, de rencontrer une docilité » de la part des dominés n’est plus qu’« un pouvoir [Macht] de commandement autoritaire »[14]. La révolution renverse la relation au profit de la société, désormais plus forte que l’État.

2011- 2021 : société contre État

Le 14 janvier 2011 inverse le rapport de force entre État et société : la société devient plus forte que l’ État. Ce bouleversement a été analysé par les concepts de révolution et de transition démocratique qui se rejoignent dans les trois modalités types du changement, par le « bas », par le « haut » ou par la « négociation », si bien que les chercheurs utilisent indistinctement les termes de révolution et de transition démocratique[15]. L’État joue un rôle central quand la transition-révolution démocratique a lieu par le haut ou par la « réforme » menée par les élites au pouvoir[16] ; il s’efface lorsque la transition-révolution est provoquée par la « rupture » ou le remplacement d’une élite par une autre ; il joue enfin un rôle secondaire dans le cas où la transition-révolution est accomplie par le « compromis » ou la négociation entre les partenaires politiques[17]. La transition radicale en Tunisie a combiné les trois modes (le bas, le haut et la négociation) : à y regarder de près, elle a instauré la centralité de la société, qui a fait éclater ses propres contradictions au grand jour. En 2011, un bras de fer s’engage entre l’État-parti et la société. Les forces sociales, à l’œuvre sur le mode protestataire depuis le 17 décembre 2010, organisent deux sit-in spectaculaires, en janvier et février 2011. Des comités de protection de la révolution se créent, chapeautés par un comité national[18]. Plus de 13 000 associations[19] et plus de 200 partis politiques voient le jour[20]. L’État est forcé de composer avec tout cela. La transition sera ainsi rythmée par l’entente et la lutte, le consensus et le conflit des valeurs et des politiques, entre État et société d’une part, et entre forces au sein de la société, d’autre part. Diverses péripéties brouillent les frontières entre État et société. En effet, en s’imposant comme acteur clé de la transition, l’islamisme s’est posé à l’interface de la société et de l’État[22]. À la fois dans la société (par la profondeur de son ancrage dans le tissu social) et au pouvoir (par les urnes), le Tandhim (l’« Organisation ») développe une stratégie de Tamkin, c’est-à-dire une conquête du pouvoir total « pour contrôler l’État et la société[23] ».

Ennahdha est un acteur dominant parmi les « partis influents » (relevant parties), mais il n’arrive pas à étendre son « hégémonie » à l’« État dans son ensemble » – et ce n’est pas faute d’essayer : il s’empare des leviers de l’État en nommant à tour de bras des milliers de fidèles dans les ministères sensibles et régaliens, et il islamise sur un mode qui a même suscité la résistance de l’islam officiel quiétiste[24]. Il cherche à « pénétrer » la société et à la façonner sur le modèle de l’État organique modernisateur des années 1960, sans y parvenir. Le rapport de force se déplace de ce fait de la dialectique entre État et société au travail du négatif au sein de la société à elle-même. C’est ce que Ghannouchi a appelé « la confrontation sociale » ou « l’émulation sociale » (al-tadafu’ al-ijtimâ’i), une sorte de guerre hobbesienne de tous contre tous, où les individus rivalisent jusqu’à ce que les plus coriaces des laïcs soient défaits. L’islam politique au pouvoir a laissé faire des phalanges organisées dont les Ligues de la protection de la révolution, légalisées par Ali Larayedh, à l’époque en juin 2012 ministre de l’Intérieur, alliées aux salafistes jihadistes qui sèment la terreur[25]. Le monopole de la violence, la quintessence même de l’État, était menacé par ces forces centrifuges. L’État faible risquait de devenir un État failli (failed state)[26]. Tout bascule en juillet 2013 quand les forces laïques et libérales réagissent en organisant un sit-in d’un mois au Bardo, siège de l’Assemblée nationale constituante, forçant Ennahdha à abandonner ses velléités hégémonique et théocratique. Le tadafu’ (la « confrontation ») cède devant le tawafuq (le « compromis »). Ce grand moment de réconciliation politique est le point d’équilibre de l’État et de la société, où le jeu est à somme nulle. La transition est en voie de « consolidation » pour faire de la démocratie la « seule règle du jeu », préparant la démocratie stable et ininterrompue, la phase finale de tout le processus de transition. Elle s’arrête net le 25 juillet 2021.

Depuis 2021 : l’« Homme-État » populiste

Une vague populiste submerge la Tunisie lors des élections législatives et présidentielles en 2019, portée par une mobilisation des jeunes, représentée par des partis et incarnée par certains candidats, surtout Kaïs Saïed, sorti victorieux des urnes[27]. Il entre aussitôt en conflit d’attributions avec les forces politiques coalisées, celles-là mêmes qui l’ont fait élire. Le 25 juillet il procède à un « auto-coup d’État » (self-coup) s’arrogeant les pleins pouvoirs pour une durée et dans des conditions strictement délimitées[28]. Le populisme n’est ni un État ni à proprement parler un régime politique, tout au plus est-il une politique. C’est principalement une « idéologie peu substantielle » qui divise la société en deux camps homogènes et antagonistes, le « peuple pur » et « l’élite corrompue[29] ». La politique de Saïed partage des traits communs aux populismes : l’hostilité aux élites et aux corps intermédiaires, le souverainisme, le complotisme, l’identité exclusive, le recours aux médias alternatifs, le culte du chef[30]. Dans l’interaction entre État et société, il se présente comme « l’Homme-Peuple » agrégé à « l’Homme-État », écrit Sahbi Khalfaoui[31]. Dans la vision populiste, le peuple inclut des citoyens et en exclut d’autres[32]. En rapport avec le peuple-société, Saïed ne se prive pas d’afficher une haine viscérale des élites, les pourchassant de sa vindicte et affichant une proximité surjouée aux catégories populaires les plus vulnérables et les plus exposées à la précarité sociale. Rend-il la société forte ? Rien n’est moins sûr quand on oppose la société à elle-même. Et qu’en est-il de l’État ? Saïed sublime l’autorité de l’État-nation et défend son rôle social, mais il a tendance à confondre l’État avec sa propre personne.

Or, si on entend par « Homme-État », une « politique centrée sur les appareils coercitifs de l’État[33] », force est de reconnaître qu’il s’agit dans ce cas d’un État faible, dès lors qu’il recourt systématiquement à la répression contre ses « ennemis », des opposants aux journalistes, en passant par les milieux d’affaires. La faiblesse se manifeste également dans le rôle social assigné à l’État, matérialisé dans le refus de négocier avec le FMI les conditions d’un prêt impliquant la compression du personnel dans l’administration, la privatisation des entreprises publiques et la liquidation progressive de la Caisse de compensation sociale. « Ce social-Étatisme redistributif est une illusion lorsque les conditions favorables à la création de richesses sont bafouées[34]. » En fait, la force ou la faiblesse de ce « populisme d’État » se mesure à l’aune de deux critères : sa capacité à répondre aux attentes de la société et à organiser les structures de participation des citoyens, les deux mamelles de l’autorité et de la légitimité. Pour ce qui est de sa performance socio-économique, elle est particulièrement faible. En octobre 2021, soit deux ans après son élection, Kaïs Saïed n’a réalisé que 6 % de ses promesses (soit 3 sur 32), selon I Watch[35]. En juillet 2023, la même organisation reprend l’évaluation de deux années d’exercice exclusif du pouvoir à partir du 25 juillet 2021 : le taux de réalisation des promesses est de 10 % (soit 5 sur 49). Il est de 45 % pour les promesses non réalisées (soit 22 sur 49). Dans 26 % des cas (soit 14 sur 49), les promesses ont été trahies par des actions contraires[36]. Enfin, dressant en 2024 le bilan de cinq années d’exercice du pouvoir, I Watch élève le taux global de non-réalisation à 87,5 % des engagements[37]. La Tunisie a stagné, voire reculé de 2011 à 2020-2021. La situation ne s’est pas améliorée avec le self-coup de Saïd au niveau du PIB par habitant (4 200 $ en 2010 et aux environs de 4 300 $ de 2019 à 2024), du pourcentage du chômage (autour de 15 %) et du chômage des diplômés (23 % de 2010 à 2023). Le poids de la dette publique dans le PIB a été multiplié par deux entre 2010 et 2020. Le taux de croissance qui était de 5 % avant la révolution se situe entre 1 à 2 % (2011-2021). À la limite, les grandes tendances remontent aux années 1980, marquées par l’essoufflement du modèle de développement, mais qui se font sentir plus tard[38].

Sur le plan politique, la force ou la faiblesse se mesure en période de construction nationale à la capacité à organiser des structures de participation des individus et des groupes. Une fois la modernisation accomplie, la force réside dans le respect des institutions démocratiques. Or, dès le 25 juillet, Saïed procède à « la destruction méthodique des institutions constitutionnelles[39] » et s’emploie à les remplacer par de nouvelles, ce qui n’est pas sans rappeler ce que l’un des premiers populistes, le brésilien Getulio Vargas, élu par le Congrès national du Brésil en 1934 nomme « l’État nouveau » (Stato nuovo). Ce « proto-populisme », sans charisme, écrit Taggart, établit une dictature sur la base d’une nouvelle constitution (1937)[40]. En s’arrogeant par décret présidentiel le 22 septembre tout le pouvoir exécutif (qu’il partageait avec un chef de gouvernement) et le pouvoir législatif, Saïed instaure un « État nouveau », un État de la force. Par des actes successifs, il met fin aux institutions démocratiques[41]. Il dissout l’Assemblée des représentants du peuple de manière unilatérale le 30 mars 2022, et enclenche le processus d’une nouvelle constitution, après une consultation populaire à travers une plate-forme numérique (mars 2022), suivie d’un référendum (le 25 juillet 2021). Il parachève l’édifice par la tenue d’élections législatives anticipées (17 décembre 2022), des éléctions au suffrage indirect du Conseil national des régions et des districts (mars 2024) et de l’élection présidentielle (décembre 2024). Censées organiser des structures de participation, les nouvelles institutions souffrent d’un manque de légitimité, vu les faibles taux de participation (11 % à la consultation électronique, 30 % au référendum, 11 % aux élections législatives, 28 % aux élections présidentielles).

En l’absence de sondages crédibles, on se demande si cette désaffection de près de 70 % du corps électoral exprime une indifférence à l’égard de la politique, un rejet de la démocratie ou un désaveu personnel du chef de l’État. L’« Homme-État » est en fait un État-Homme. Sommes-nous encore en présence d’un « populisme autoritaire » comme le qualifie à raison Hatem Nafti ? Le populisme pervertit la démocratie, mais sans vraiment la détruire, « transforms (indeed, disfigures) representative democracy », écrit Nadia Urbinati[42]. Ainsi, le populisme s’installe dans une zone grise, entre démocratie et dictature. C’est ce qui fait dire à Hatem M’rad, repris par Hatem Nafti, que le régime de Saïed est une « démocrature », « un État quasi dictatorial revêtant l’aspect formel d’une démocratie[43] ». C’est un « pouvoir populiste autoritaire et solitaire » écrit Zyed Krichen[44], une « dictature plébiscitaire » renchérit Sadri Khiari[45]. Les qualificatifs importent du point de vue de la nature du régime. Mais du point de vue de l’interaction entre État et société, le populisme post-25 juillet 2021 a fait de l’État un appareil coercitif aux mains d’un seul. Ainsi a-t-il affaibli la société sans renforcer l’État.

Conclusion

Les rapports entre État et société en Tunisie ont évolué en dents de scie. Dans une première période (1956-2010), l’État s’illustre par une capacité remarquable à moderniser la société par le haut, là où l’État beylical avait échoué au xixe siècle. Il entre vers les années 1980 en crise d’hégémonie. Sa domination consentie est doublement contestée, au sein du « bloc historique » au pouvoir par de multiples dissidences, y compris de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), la colonne vertébrale de l’État néo-corporatiste, et en dehors de l’État par l’islam politique, une contre-société en voie de constitution. Avec Ben Ali (1987-2011), l’hégémonie est réduite à la coercition. Affaibli, l’État autoritaire est balayé par une révolution qui ouvre une seconde période (2011-2021) où la société se révèle plus forte que l’État. Portée au pouvoir par le vote populaire, Ennahdha ne parvient pas à étendre son « hégémonie culturelle », c’est-à-dire sa « direction intellectuelle et morale » (Gramsci) au-delà des partisans, des alliés et assimilés. Une grande partie de la société résiste à son idéologie, à ses valeurs et à son projet, autant que l’« État profond » ou l’appareil politico-administratif. Ennahdha échoue ainsi là où l’État organique postcolonial avait réussi, à savoir façonner une société docile et malléable. Les trois marqueurs de l’État fort sont au rouge : l’autorité s’est fragilisée, la légitimité est fractionnée à l’image d’une assemblée fragmentée et la capacité du gouvernement à répondre aux attentes est défaillante. De ce point de vue « le phénomène Kaïs Saïed ne vient pas de nulle part. Il marque un nouveau stade d’une crise d’hégémonie qui a ouvert une fenêtre d’opportunité pour une prise du pouvoir par un “homme fort”[46]. »

Notes :

[1] Hamadi Redissi, « État fort, société civile faible en Tunisie », Maghreb Machrek, 192, 2007, p. 89-117 ; Hamadi Redissi et Afifa Ayadi, « Shall Tunisia Succeed in Becoming a Strong Democratic State », EUSpring, 14 déc. 2015. URL : https://www.epc.eu/en/Publications/EUSpring-Shall-Tunisia-Succe~256e08

[2]  Max Weber, Le Savant et le politique, Paris, Plon, 1959, p. 108.

[3] Joel Migdal, Strong Societies and Weak States. State-Society Relations and State Capabilities in the Third World, Princeton, Princeton University Press, 1988, p. 4. Les italiques sont de l’auteur.

[4] P. Tikuisis et D. Carment, « Categorization of States Beyond Strong and Weak. Stability », International Journal of Security & Development, 6 (1), 12, 2017, p. 4-5. Cette triade recoupe celle de Migdal : la conformité aux décisions du pouvoir, la participation et la légitimité, dans Strong Societies and Weak States, op. cit., p. 32-33.

[5] Migdal, Strong Societies and Weak States, op. cit., p. 221: « The danger of a military takeover is even more acute. »

[6] Juan J. Linz et Alfred C. Stepan, « Toward Consolidated Democracies », Journal of Democracy, 7, 1996, p. 14-33 ; Juan J. Linz et Alfred C. Stepan, Problems of democratic transition and consolidation. Southern Europe, South America, and post-communist Europe, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1996, p. 6.

[7] Lire Nadia Urbinati, Me the People. How Populism Transforms Democracy, Cambridge, Harvard University Press, 2019.

[8] Voir divers cas examinés y compris le cas américain, Roberto Stefan Foa et Yascha Mounk, « The Signs of Deconsolidation », Journal of Democracy, 28, 2017, p. 1-15.

[9] Pour plus d’éléments, se reporter à Hamadi Redissi, « État fort, société faible en Tunisie », op. cit. Et pour un bilan exhaustif de l’époque Bourguiba, lire Michel Camau et Vincent Geisser (dir.), Habib Bourguiba. La trace et l’héritage, Aix-en-Provence, Karthala, 2004.

[10] Philippe Schmitter, « Still the Century of Corporatism ? », dans F. Pike et Th. Stritch, The New Corporatism. Social and Political Structures in the Iberian World, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1974, p. 93-94. Ce modèle du « corporate-authoritarianism » est appliqué à la Tunisie par Stephen J. King, « The Political Logic of Economic Reform in Tunisia », dans Azzedine Layachi (dir.), Economic Crisis and Political Change in North Africa, Westport, London, Praeger, 1998, p. 107-127.

[11] Mahmoud Ben Romdhane, Tunisie. État, Économie et société, Tunis, Sud-Editions, 2011, p. 33.

[12] Clément Henry Moore, « De Bourguiba à Ben Ali. Modernisation et dictature éducative », dans M. Camau et V. Geisser (dir.), Habib Bourguiba, op. cit.,  p. 193 et sq.

[13] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, t. V, cahiers 19 à 29, Paris, Gallimard, 1992 ; cahier 19, § 24, p. 59 et Antonio Gramsci, L’Hégémonie culturelle, Paris, Payot & Rivages, 2024, p. 120 et 133-134. Lire une réflexion approfondie et stimulante sur la transition fondée sur le concept d’hégémonie : Baccar Gherib, Penser la transition avec Gramsci. Tunisie (2011-2014), Tunis, Diwen, 2017.

[14] Sur le concept de domination, lire Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1971, chap. 1, « Les concepts fondamentaux de la sociologie », p. 56 et Max Weber, La Domination, Paris, La découverte, 2013, p. 49. Lire Catherine Colliot-Thélène, « La théorie de la domination chez Max Weber. Éléments d’analyse », dans Emmanuel Droit et Pierre Karila-Cohen (dir.), Qu’est-ce que l’autorité ? France-Allemagne(s), XIXe-XXe siècles, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2016, p. 27-48.

[15] Hatem M’rad, Tunisie. De la révolution à la constitution, Tunis, Nirvana, 2014, p. 7-10 ; Mahmoud Ben Romdhane, La Révolution tunisienne. Une longue œuvre historique, Tunis, Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts, 2024, p. 346-358 et p. 405-418 ; Yahd Ben Achour, L’Éthique des révolutions, Tunis, AC, 2023, p. 29-53 et p. 328-344.

[16] Lire notre mise au point : Hamadi Redissi, « Remarques sur la révolution tunisienne (2011-2021) », Revue tunisienne de science politique, 5, 2021, p. 7-17 ; et l’une des rares études de la révolution focalisée sur la rationalité de l’État et de son rôle dans la modernisation : Adel Ltifi, Win mechin (« Où allons-nous ? »), Tunis, La Maison du livre, 2024.

[17] Sur le concept de révolution négociée appliqué à la Tunisie, lire Michel Camau, « Une révolution sans révolution ? Une révolution peut en cacher une autre », Revue tunisienne de science politique, 5, 2021, p. 39-40.

[18] Chaker Houki, « Les conseils pour la protection de la révolution », dans H. Redissi, A. Nouira et A. Zghal, La Transition démocratique en Tunisie. État des lieux. Les acteurs, Tunis, Diwen, 2012, p. 189-215.

[19] https://www.businessnews.com.tn/combien-pesent-les-associations-en-tunisie,519,139012,3. Voir le registre des associations : http://www.ifeda.org.tn/fr/index.php?id_page=5&lang=fr

[20] https://www.businessnews.com.tn/le-227eme-parti-politique-tunisien-voit-le-jour,520,101267,3

[21] Lire Hamadi Redissi, « Conflits de valeurs et compromis politique en Tunisie (2011-2023)», dans Mélika Oulbani (dir.), Les Conflits. Valeurs, sociétés et religions, 1, « Le conflit des valeurs », Tunis, Publications de la chaire UNESCO de philosophie 2023-2024, Nirvana, 2024, p. 139-150.

[22] Asma Nouira, « Les mouvances islamistes et la transition démocratique », dans H. Redissi, A. Nouira et A. Zghal, La Transition démocratique, op. cit., p. 127-168.

[23] Sarah Ben Néfissa et Jalel Saada, « Affaiblissement de l’État et solidité du tanthim », dans Hamadi Redissi, Mustapha Haddad, Asma Nouira et Hafedh Chékir, La Transition bloquée, Tunis, Diwen, 2021, p. 75-101.

[24] Asma Nouira, « L’islam officiel, entre subordination et résistance », dans Hamadi Redissi, Mustapha Haddad, Asma Nouira et Hafedh Chékir, La Transition bloquée, op. cit., p. 102-111.

[25] Lire Mustapha Haddad, Chronique de la violence politique, Tunis, Arabesque, 2018. Lire aussi le bilan d’Ennahdha au pouvoir, Sarah Ben Néfissa et Pierre Vermeren (dir.), Les Frères musulmans à l’épreuve du pouvoir. Égypte, Tunisie, Paris, Odile Jacob, 2024, chap. 5 et 6, p. 127-191.

[26] Quoique la notion d’État failli soit discutable, les indicateurs avancés pour en rendre compte sont inapplicables à la Tunisie, classée 95 sur 178 dans le « Fragile State Indexe 2020 » établi par The Fund For Peace, 11 mai 2020. https://fragilestatesindex.org/.

[27] Lire Hamadi Redissi, Hafedh Chékir, Mahdi Elleuch et Sahbi Khalfaoui, La Tentation populiste. Les élections de 2019 en Tunisie, Tunis, Cérès, 2022 et Michel Camau, « Un moment populiste tunisien ? Temporalité électorale et temporalité révolutionnaire », Revue tunisienne de science politique, 3, 2020, p. 65-98.

[28]L’auto-coup d’État, de l’espagnol autogolpe, a lieu quand un président en exercice s’empare du pouvoir, souvent avec l’assistance des appareils coercitifs d’État, dissout le parlement et rejette l’opposition, et ce à la différence du putsch militaire qui renverse un pouvoir civil : George Thomas Kurian (dir.), Encyclopedia of Political Science, Washington, SG Press, 2011, vol. 1, p. 107.

[29] Cas Mudde et Cristóbal Rovira Kaltwasser, Brève introduction au populisme, préface de Jean-Yves Camus, Paris, Éditions de l’Aube, 2018, p. 19.

[30] Lire Hatem Nafti, Tunisie, vers un populisme autoritaire, Paris, Riveneuve, 2022.

[31] Sahbi Khalfaoui, « Un bréviaire du populisme », dans Hamadi Redissi (dir.), Le pouvoir d’un seul, op. cit., p. 19- 21.

[32] Lire Ernesto Laclau, La Raison populiste, Paris, Le Seuil, 2008, p. 101 et 115.

[33] Sahbi Khalfaoui, « Un bréviaire du populisme », art. cité, p. 21.

[34] Hachemi Alaya, « La Tunisie dans le monde en délire », Ecoweek, 10, 9 mars 2025, p. 2.

[35] https://www.webdo.tn/fr/actualite/national/i-watch-sur-32-promesses-electorales-seulement-3-tenues-par-kais-saied/135436

[36] https://www.iwatch.tn/ar/uploads/Said-meter-2023.pdf

[37] https://www.iwatch.tn/ar/uploads/RP_meter_KS_final_web.pdf et https://kapitalis.com/tunisie/2024/07/28/i-watch-kais-saied-na-pas-realise-765-de-ses-promesses/

[38] Hakim Ben Hammouda, « Le contrat social et les voies d’une nouvelle modernité économique », dans Hamadi Redissi, Mustapha Hadda, Asma Nouira et Hafedh Chékir, La Transition bloquée, Tunis, op. cit, p. 209-253 ; A. Zouari, H. Fehri, L’Économie tunisienne à l’épreuve de la démocratie, Tunis, Leaders, 2024.

[39] Rafaa Ben Achour, « Tunisie : le retour au pouvoir autocratique », Revue française de droit constitutionnel, 132, 2022, p. 1001-1018.

[40] Paul A. Taggart, Populism, Buckingham, Open University Press, 2000, p. 61. Le biographe de Vargas commence son livre par ceci : « Tout ce qui le concerne est moyen, médiocre » (« Everything about him is medium, mediocre »). John F. W. Dulles, Vargas of Brazil. A Political Biography, Austin, University of Texas Press, 1967, p. 9. Les pages 169-197 se rapportent aux années 1937 et 1938.

[41] Nous renvoyons aux diverses contributions couvrant toutes les pièces du dispositif de Saïed : Hamadi Redissi (dir.), Le Pouvoir d’un seul, op. cit.

[42] Nadia Urbinati, Me the People, op cit., p. 5. Les italiques sont de l’auteure. Lire aussi Nadia Urbinati, Democracy Disfigured. Opinion, Truth, and the People, Cambridge, Harvard University Press, 2014, p. 129.

[43] Hatem M’rad, Les Dérives contraires en Tunisie. Autour de Carl Schmitt, Cérès Éditions, 2022, p. 138-142 ; et Hatem M’rad, Naissance d’une démocrature, Tunis, Nirvana, 2024, p. 10-11 ; Hatem Nafti, Notre ami Kaïs Saïed. Essai sur la démocrature tunisienne, Paris, Riveneuve, 2024, p. 16.

[44] Zyed Krichen, « Les paradoxes d’un pouvoir populiste autoritaire et solitaire », dans Hamadi Redissi (dir.), Le Pouvoir d’un seul, op. cit., p. 33-44.

[45] https://www.researchmedia.org/democratisme-dictature-plebiscitaire-essai-de-sadri-khiari/

[46] Michel Camau, « Le phénomène Kaïs Saïed. Puissance du peuple, pouvoir d’un seul », dans Nathalie Bernard-Maugiron et Baudouin Dupret (dir.), Droits et sociétés du Maghreb et d’ailleurs, Aix-en-Provence, Karthala, 2023, p. 268.