Ce papier est issu de l’intervention donnée par l’auteure lors de l’événement : Droit, religion et principes universels qui a eu lieu le 12 décembre 2024.
Le droit tunisien contemporain, tel qu’il s’est constitué après l’indépendance, n’a pas suscité de vives controverses ni de débats sociaux majeurs. En grande partie codifiés et largement inspirés du droit français, plusieurs textes juridiques – tels que le Code de commerce, le Code du travail ou encore les codes de procédure civile et commerciale – se sont progressivement intégrés dans le paysage juridique tunisien. Leur adoption n’a pas donné lieu à des tensions notables, dans la mesure où ces instruments ont principalement servi à structurer les sphères administrative, judiciaire, économique et politique du pays. Tel ne fut cependant pas le cas du Code du statut personnel. Promulgué le 13 août 1956 et entré en vigueur le 1er janvier 1957[1], ce texte a, dès ses débuts, suscité de vives réactions au sein de la société tunisienne ainsi que dans plusieurs pays musulmans. Loin de faire consensus, il est resté au cœur des débats en raison de ses ruptures marquées avec certaines normes religieuses et sociales établies.
En effet, animé par la volonté d’améliorer le statut juridique et social des femmes tunisiennes, Habib Bourguiba fut à l’origine de la promulgation du Code du statut personnel. Pour concrétiser cette ambition réformatrice, Bourguiba entendit doter la Tunisie d’un code résolument moderne et laïc, rompant avec les normes traditionnelles jusque-là dominantes. Or, introduire une législation moderne et laïque au sein d’une société dont la religion officielle est l’islam constitua un véritable choc social. C’est pourquoi certaines voix s’élevèrent, dès les premières heures, contre ce bouleversement, dénonçant en particulier les dispositions qui contredisaient les principes du droit musulman. Ce texte, matériellement inspiré du droit musulman mais intégrant des règles en rupture manifeste avec celui-ci, continue jusqu’aujourd’hui à marquer la pratique juridictionnelle en Tunisie. Lorsqu’il s’agit d’interpréter une disposition légale obscure ou lacunaire, les juridictions tunisiennes oscillent entre deux approches. D’un côté, certains juges ont tendance à se référer spontanément au droit musulman pour combler les vides et trouver des solutions. D’un autre côté, certains magistrats s’efforcent au contraire de se détacher de cette source d’inspiration religieuse, privilégiant une lecture fondée exclusivement sur le système juridique tunisien et la hiérarchie des normes juridiques établies. Cette pratique juridictionnelle divergente a laissé les justiciables dans l’incertitude, semant le doute quant à leurs droits et à la sécurité juridique qui devrait pourtant être garantie par l’État de droit.
Face à cette situation de tension, il semble légitime, encore aujourd’hui, de poser explicitement la question qui, depuis des décennies, alimente débats et controverses : le Code du statut personnel doit-il être considéré comme un code religieux, intrinsèquement lié au droit musulman – ce qui impliquerait une interprétation stricte selon les principes de ce dernier ? Ou, au contraire, s’agit-il d’un code laïc, qui, bien qu’inspiré à l’origine du droit musulman, s’en détache clairement dans son interprétation et son application ? La réponse à cette question demeure aussi complexe que la question elle-même. Car en réalité, le Code du statut personnel est un texte né d’une matrice religieuse, ayant pour source d’inspiration initiale le droit musulman (I). Mais c’est également un texte qui, dans sa nature profonde et ses orientations, s’inscrit en rupture et en détachement par rapport à ce même droit, affirmant ainsi sa dimension laïque (II).
I Le fondement religieux du Code du statut personnel
Il est historiquement incontestable que le droit musulman a constitué la principale source d’inspiration du Code du statut personnel tunisien. Cette filiation se manifeste à la fois à travers l’identité même de l’organe chargé de son élaboration (A) et à travers plusieurs de ses dispositions matérielles (B).
A) L’influence religieuse à travers l’organe rédacteur du Code
L’inspiration musulmane du Code apparaît d’abord très nettement dans la composition de la commission chargée de son élaboration. En effet, cette instance réunissait des figures majeures issues de l’école charaïque : un mufti, deux cheikhs et deux cadhis, tous formés à la prestigieuse université Zeitouna[2]. Leur présence et leur participation active ont nécessairement imprimé une marque religieuse forte sur la version finale du texte promulgué en 1956. Il faut rappeler qu’à l’époque, dans une Tunisie tout juste indépendante, le recours à ces autorités religieuses apparaissait comme un choix quasi naturel. D’une part, leur expertise juridique était indissociable du droit musulman, qui constituait depuis des siècles le cadre normatif dominant ; d’autre part, leur implication symbolisait l’attachement de la jeune nation à ses racines religieuses et à son héritage juridique. La commission s’est appuyée sur un avant-projet élaboré sous la présidence du cheikh Mohamed Aziz Djaït, ainsi que sur l’examen de diverses législations régissant le statut personnel des musulmans dans d’autres pays arabes et islamiques, elles-mêmes fortement imprégnées de droit musulman classique[3]. Étant donné que la formation intellectuelle et académique des membres de cette commission reposait en grande partie sur l’enseignement des rites et des principes du droit musulman, il était presque inévitable qu’ils reproduisent, en tout ou en partie, les logiques qu’ils maîtrisaient et appliquaient quotidiennement. Ainsi, la composition même de l’organe rédacteur a exercé une influence profonde et directe sur le contenu normatif du Code.
B) L’influence religieuse à travers les dispositions du Code
La culture musulmane des rédacteurs s’est répercutée tant sur la forme que sur le fond des dispositions adoptées. Sur le plan formel, on observe que le style rédactionnel du Code adopte une langue complexe, parfois pesante, proche de celle utilisée par les jurisconsultes musulmans classiques. Cette influence stylistique se traduit notamment par l’usage d’une terminologie spécifique au droit musulman : des termes tels que naçeb (article 68), firach (signifiant « lit »), les expressions doukhoul et bina’ ou encore des notions comme mariage fâcid (« nul »), témoignent de cette continuité lexicale avec l’univers juridique islamique. Ces choix linguistiques, largement répandus à l’époque parmi les érudits religieux, ont imprégné la lettre même du texte. Sur le fond, plusieurs dispositions reprennent directement des principes établis par le droit musulman. C’est le cas, par exemple, des conditions du mariage : l’exigence de la dot, prévue aux articles 12 et 13, est expressément imposée par le Coran. De même, les empêchements au mariage pour cause de parenté (article 15), d’alliance (article 16) ou de colactation[4] (article 17) trouvent leur origine dans les prescriptions coraniques et jurisprudentielles.
S’agissant des rapports entre époux, le législateur de 1956 s’est également inspiré des conceptions musulmanes traditionnelles, en entérinant l’idée que le mari est le chef de famille, détenteur de l’autorité parentale. Dans le domaine de la filiation, la continuité avec le droit musulman est manifeste : les modes d’établissement de la filiation (firach, aveu paternel, témoignage), les durées minimale et maximale de la grossesse, ou encore la procédure de désaveu du mari (lia’n) pour contester la paternité en cas d’adultère supposé de l’épouse sont autant de dispositifs directement hérités des normes islamiques[5]. Enfin, la matière successorale illustre elle aussi cette inspiration religieuse : le législateur tunisien a repris textuellement les dispositions coraniques, notamment les versets 11 et 12 de la sourate An-Nisa (les femmes), relatifs au partage des héritages. Cependant, malgré cette forte empreinte du droit musulman sur la genèse et les premières versions du Code, celui-ci s’est progressivement affirmé comme un texte en rupture et en détachement vis-à-vis de cette source religieuse, ce qui explique sa dimension laïque, objet de la section suivante.
II Le Code du statut personnel : vers une autonomie normative
Bien que largement inspiré du droit musulman à ses origines, le Code du statut personnel tunisien apparaît, dès sa promulgation, comme un texte profondément détaché de ce cadre religieux, affichant clairement une orientation laïque. En effet, ce détachement se manifeste à la fois dans les dispositions innovantes introduites dès la rédaction initiale, qui rompent avec les normes du droit musulman, et dans l’évolution de la pratique jurisprudentielle, qui marque une prise de distance progressive et consciente vis-à-vis des référents religieux.
A) Les nouveautés en rupture avec le droit musulman
La volonté politique et législative qui sous-tend la rédaction du Code de 1956 reflète une ambition assumée de modernisation et de transformation sociale, portée notamment par le président Habib Bourguiba. Ce dernier, profondément convaincu que le progrès du pays passait par une réforme en profondeur du statut de la femme, a personnellement veillé à ce que le Code du statut personnel devienne un instrument avant-gardiste, porteur de changements radicaux, même au prix d’un affrontement avec les normes religieuses établies. Parmi les réformes les plus emblématiques figure l’interdiction formelle de la polygamie, énoncée à l’article 18. Cette disposition, qui a suscité un tollé aussi bien en Tunisie que dans plusieurs pays musulmans, a été introduite sous l’impulsion directe de Bourguiba, qui considérait la polygamie comme une atteinte fondamentale à la dignité humaine des femmes et une cause majeure d’instabilité familiale. Ce choix législatif, en rupture manifeste avec la permissivité du droit musulman en la matière, incarne la volonté d’affirmer une vision égalitaire des rapports conjugaux, débarrassée des asymétries traditionnelles.
Autre innovation majeure, le divorce judiciaire tel qu’instauré par l’article 35, qui stipule que « le divorce ne peut avoir lieu que devant le tribunal ». Cette disposition constitue une réorientation radicale par rapport au droit musulman, où la répudiation unilatérale par le mari (ṭalāq) reste la forme de dissolution matrimoniale la plus courante. Désormais, l’acte de divorce en Tunisie relève d’une décision judiciaire encadrée, soumise au respect de droits réciproques, notamment ceux de l’épouse. La réforme touche également la formation du mariage lui-même : l’article 3 exige le consentement libre et éclairé des deux époux, mettant fin au droit de jabr, qui permettait aux tuteurs d’imposer un mariage contre le gré des femmes. Cette disposition consacre ainsi une avancée considérable en matière de libertés individuelles et d’égalité des sexes, rompant délibérément avec les contraintes et les hiérarchies inhérentes au droit musulman classique. Mais les innovations du Code du statut personnel ne se limitent pas à sa rédaction initiale. Tout au long de son application, de nouvelles réformes ont été introduites, consolidant progressivement son orientation laïque et égalitaire. Ainsi, dès 1957, la loi du 1er août confère au contrat de mariage le statut d’acte solennel, renforçant son caractère juridique et institutionnel[6]. En 1958, la loi du 4 mars institue l’adoption comme mode de protection de l’enfant sans famille, s’écartant ainsi des conceptions musulmanes traditionnelles qui rejettent le modèle d’adoption au profit de la kafala (prise en charge sans filiation). En 1966, la loi du 3 juin consacre l’intérêt supérieur de l’enfant comme critère primordial dans l’attribution de la garde, un principe qui s’aligne davantage sur les standards internationaux que sur les règles classiques du droit musulman[7].
Les réformes ultérieures, notamment celles de 1981 et de 1993, attribuent à la mère des prérogatives renforcées en matière de tutelle, prérogatives autrefois réservées au père[8]. Enfin, la loi du 28 octobre 1998 marque un tournant majeur en instaurant un mécanisme permettant d’accorder un nom patronymique aux enfants dépourvus de filiation paternelle établie, autorisant même le recours aux tests génétiques pour établir la paternité en dehors de tout lien matrimonial. Cette réforme représente une rupture frontale avec l’interdiction musulmane classique de reconnaître un enfant né hors mariage[9]. Ces réformes, successives et cumulatives, traduisent la consolidation d’une approche laïque et égalitaire, qui s’éloigne toujours davantage des fondements religieux initiaux et donne au droit de la famille tunisien une physionomie résolument moderne. Par ailleurs, ces évolutions législatives ont profondément influencé la jurisprudence tunisienne, les juges s’inscrivant progressivement dans le sillage réformateur tracé par le législateur.
B) Une jurisprudence marquée par un détachement progressif du droit musulman
Au-delà des réformes législatives, le détachement du Code du statut personnel vis-à-vis du droit musulman se manifeste également dans la pratique jurisprudentielle. Il est important de souligner que ce détachement est déjà inscrit structurellement dans le texte même : en effet, le Code s’abstient explicitement de mentionner le droit musulman comme source subsidiaire ou complémentaire du droit positif tunisien. Autrement dit, aucune disposition formelle ne vient imposer ou même suggérer aux juges de se référer au droit musulman pour combler les éventuelles lacunes législatives ou interpréter des notions floues[10]. Historiquement, on peut toutefois distinguer deux grandes phases dans la manière dont les juridictions tunisiennes ont abordé l’interprétation de ce code. La première période, qui s’étend de l’indépendance jusqu’à la fin des années 1990, est marquée par une forte prégnance des références au droit musulman. Les juges, qu’il s’agisse des juridictions de fond ou de la Cour de cassation, avaient tendance à se tourner vers les principes islamiques, soit pour interpréter certaines notions ambiguës (comme la validité d’un mariage entre une musulmane et un non- musulman), soit pour combler les lacunes de la loi (par exemple dans les affaires liées au changement d’état civil, à l’adoption internationale ou aux empêchements successoraux pour disparité de culte). Cet attachement au référentiel musulman s’explique par le profil de ces magistrats, qui pour beaucoup étaient issus de l’enseignement zitounien, et même, pour ceux formés dans les facultés modernes, demeuraient imprégnés d’une culture juridique islamique considérée comme indissociable du droit de la famille.
La seconde période, plus récente, est marquée par une hésitation entre une interprétation traditionnelle et une approche plus libérale. De nos jours, les juridictions, s’appuyant sur les principes des droits fondamentaux consacrés par les constitutions tunisiennes et les conventions internationales ratifiées par le pays, ont amorcé un tournant en adoptant une lecture plus moderne et cohérente du Code du statut personnel, intégrée au système juridique national. L’application rigoureuse du principe de la hiérarchie des normes permet aux juges d’examiner la conformité des dispositions du Code aux standards supérieurs, sans recourir systématiquement aux principes islamiques. Cette approche a contribué à affaiblir l’argument tiré de l’article 1er de la Constitution, qui affirme que « l’Islam est la religion de l’État », et qui avait longtemps servi de justification à l’idée selon laquelle le droit musulman constituait une source implicite du droit tunisien[11]. Pourtant, cette transition ne s’est pas faite sans tensions ni hésitations. Des juges continuent, dans certains cas, de s’appuyer sur les références musulmanes pour justifier leurs décisions, tandis que d’autres s’en détachent résolument. Cette disparité interprétative alimente une insécurité juridique pour les justiciables, qui peinent à anticiper les solutions appliquées à leur cas. Dès lors, il apparaît légitime et nécessaire d’envisager une révision globale et positive du Code du statut personnel, afin de clarifier définitivement son positionnement juridique et de garantir une application uniforme et cohérente de ses dispositions. Une telle réforme permettrait non seulement d’assurer l’égalité des citoyens devant la loi, mais aussi de consacrer pleinement les choix historiques de la Tunisie en faveur d’un droit de la famille moderne, laïque et affranchi des contraintes religieuses.
Notes
[1] Décret du 13 août 1956, JORT no 66 du 17 août 1956.
[2] Mohamed Moncef Bouguerra, « Le code tunisien du statut personnel, un code laïc ? », Mouvement du droit contemporain, Mélanges offerts au Professeur Sassi Ben Halima, CPU, 2000, p. 529-585.
[3] Il s’agit de la loi égyptienne de 1920 et celle de 1929, relatives au mariage, celle de 1926 relative au testament et celle de 1943 relative aux successions, ainsi que le Code du statut personnel syrien de 1953.
[4] Le verset 23 de la sourate les femmes.
[5] Lire Sassi Ben Halima, La Filiation légitime en droit tunisien, thèse d’État en droit privé, faculté de droit et des sciences économiques et politiques de Tunis, Tunis, 1976.
[6] Loi no 57-3 du 1er aout 1957 réglementant l’état civil. JORT no 2 et 3 des 30 juillet et 2 août 1957.
[7] Loi no 66-42 du 3 juin 1966, portant modification du statut personnel. JORT 1966, no 24.
[8] Loi no 81-7 du 18 février 1981. JORT no 11 du 20 février 1981. Loi no 93-74 du 12 juillet 1993. JORT no 53 du 20 juillet 1993.
[9] Loi no 98-75 relative à l’attribution d’un nom patronymique aux enfants abandonnés ou de filiation inconnue. JORT no 87 du 30 octobre 1988.
[10] Mohamed Charfi, « Le droit tunisien de la famille. Entre l’Islam et la modernité », RTD, 1969-1970 ; Ali Mezghani, « Réflexions sur les relations du Code de statut personnel avec le droit musulman classique », RTD, 2, 1975.
[11] Lire Amel Bouhjar, « La disparité des cultes et le problème de succession. Arrêt cassation no 31115, 5 février 2009 », Lectures d’œuvres prétoriennes I, sous la direction de Hedi Mrad, unité de decherche Jurisprudence/CPU 2018 ; Souhayma Ben Achour, « Le juge tunisien reconnaît enfin le trouble de l’identité sexuelle, commentaire du jugement du tribunal de première instance de Tunis, « Lina-Rayen », 9 juillet 2018, no 12304 », Lecture d’œuvres prétoriennes IV, unité de recherche jurisprudence/CPU 2022.