L’année 2024 s’achève, et la Syrie se trouve à un moment charnière de son histoire, où les défis sont aussi nombreux que les espoirs sont immenses. Après des années de tyrannie d’un régime autoritaire, marquées par la répression, s’ouvre une nouvelle ère, incertaine mais pleine de potentialités. Ce tournant est également le théâtre de débats intellectuels passionnés, où les voix s’élèvent pour défendre des perspectives opposées. Un chercheur français de renom m’a reproché d’aborder la question syrienne sous un angle émotionnel, qu’il considérait comme incompatible avec l’objectivité académique. Un reproche qui, tout en se drapant de neutralité, semblait surtout justifier son soutien au régime d’al-Assad, dont la brutalité n’est plus à prouver. Cet universitaire, en qualifiant le soulèvement populaire de mouvement « terroriste islamiste », ne cachait guère sa proximité avec un pouvoir tyrannique. Son exemple montre combien certaines voix, au nom de la rigueur, cherchent à occulter les souffrances d’un peuple en quête de liberté.
L’émotion face à une tragédie humaine de l’ampleur de celle vécue par les Syriens, loin d’être une entrave à l’analyse, est une réaction légitime. Comment rester insensible face aux 500 000 morts, aux centaines de milliers de disparus ou emprisonnés et à la destruction systématique de villes par des armes chimiques et des barils explosifs ? L’indignation et l’empathie ne disqualifient pas l’analyse ; elles l’enrichissent au contraire, en mettant en lumière la dimension humaine de ce conflit. Dans ce contexte, la Syrie se trouve aujourd’hui dans un moment crucial : comment reconstruire une société dévastée tout en garantissant une transition vers un avenir démocratique, juste et réconcilié ? Dans le but de garantir une paix durable pour les générations futures, la gestion de ce passage complexe et semé d’embûches nécessitera de considérer les injustices passées sans y répondre aveuglément.
Une Syrie à la croisée des chemins
Avec la chute et la fuite du tyran, la Syrie entre donc dans une nouvelle ère, synonyme d’immense espoir et de détermination renouvelée. La fin d’un régime autoritaire, après des années de répression et de violences, offre aux Syriens et aux Syriennes l’occasion de réinventer leur avenir, mais elle les confronte aussi à des choix décisifs et cruciaux. Il s’agit, d’une part, de tourner la page d’un passé sombre, marqué par l’oppression, et, d’autre part, d’éviter de tomber dans le piège de la vengeance, qui risquerait de prolonger les divisions et de perpétuer le cycle de violence.
La question de la justice transitionnelle apparaît dès lors comme un impératif moral et politique pour répondre aux crimes commis sous le régime précédent, tout en préparant le terrain pour un avenir apaisé et réconcilié. Bien qu’imparfaite et parfois symbolique, cette justice doit jouer un rôle clé dans la reconnaissance des torts subis, la réparation des injustices et la préservation de la mémoire collective. Elle ne doit pas se limiter à un simple exercice juridique, mais elle doit également participer à la reconstruction du tissu social du pays, en offrant aux victimes les moyens de retrouver une forme de dignité et en permettant à la société syrienne de guérir des blessures profondes qu’elle a subies.
Il est essentiel, pour cela, de distinguer clairement différents niveaux de responsabilités. Certains individus, coupables de violations mineures, pourront être désignés publiquement et appelés à rendre des comptes, par exemple à travers des mesures de réparation symboliques ou des actions de justice réparatrice. En revanche, les responsables de crimes systématiques – crimes de guerre ou crimes contre l’humanité – devront être jugés dans le cadre de procès équitables, respectant les standards internationaux de justice et les droits fondamentaux. Cette approche différenciée permettra non seulement de garantir l’application d’une justice proportionnée, mais aussi de renforcer la crédibilité des nouvelles institutions, en évitant toute forme d’injustice et en préservant la légitimité du processus transitionnel dans son ensemble.
Les choix que fait aujourd’hui la Syrie seront déterminants pour les générations à venir. Le chemin vers la réconciliation sera sans doute semé d’obstacles, mais offre également la promesse d’une société plus juste et plus inclusive, capable de surmonter les traumatismes du passé pour construire un avenir fondé sur la paix, la justice et la dignité humaine.
Vers une citoyenneté renforcée
Les années de conflit, accompagnées de pertes humaines tragiques et de traumatismes psychologiques profonds, ont néanmoins contribué à l’émergence d’une société syrienne plus éveillée et plus résolue dans la défense de ses droits. Cette période tumultueuse a servi de catalyseur pour une transformation collective, où les citoyens, longtemps perçus comme de simples sujets soumis à l’autorité, revendiquent désormais un rôle actif dans les processus décisionnels et dans la gestion des affaires publiques, ceci malgré les tentatives répétées du régime syrien d’exploiter et de réorienter à son avantage la notion de citoyenneté. Pendant des décennies, le pouvoir a en effet habilement joué sur les concepts de mujtama’ ahli (« société familiale ou tribale ») et de mujtama’ madani (« société civile ») pour affermir son contrôle : en favorisant des logiques communautaires et tribales d’une part, il a cultivé une fragmentation sociale où les allégeances locales et traditionnelles prenaient le pas sur une citoyenneté unifiée. Cette stratégie visait à réduire le potentiel de mobilisation collective en maintenant la société divisée en groupes étanches et dépendants du régime pour leur survie.
Le pouvoir a, d’autre part, systématiquement étouffé toute émergence d’une véritable société civile capable de transcender ces divisions pour revendiquer des droits citoyens universels. Les associations, les syndicats et d’autres structures civiques ont été cooptés ou surveillés de près, transformant ces espaces potentiellement émancipateurs en prolongements du régime. Cette instrumentalisation délibérée visait à réduire la notion de citoyenneté à une simple adhésion passive à l’autorité étatique, dépouillant ainsi les individus de toute capacité réelle de participation aux affaires publiques ou de contestation des abus de pouvoir.
La guerre a bouleversé cet équilibre soigneusement orchestré. Dans un contexte où les solidarités locales se sont parfois muées en mécanismes de survie et où des réseaux civiques indépendants ont émergé pour pallier l’effondrement des institutions étatiques, une conscience nouvelle de la citoyenneté s’est affirmée. Les citoyens syriens, libérés en partie des contraintes imposées par le régime, aspirent désormais à dépasser les logiques du mujtama’ ahli pour construire une véritable société civile fondée sur les principes de justice, d’égalité et de participation démocratique.
Dépasser la peur de l’islamisme
La prise du pouvoir par des islamistes inquiète les régimes occidentaux. Il convient toutefois de souligner avec insistance que l’interprétation par les sociétés occidentales de la situation en Syrie est profondément déformée par les prismes exclusifs du religieux et du terrorisme. Cette lecture unilatérale, imprégnée de préjugés historiques et politiques, masque la complexité des réalités syriennes et conduit à des jugements simplificateurs, voire erronés. Elle empêche non seulement une compréhension fine et nuancée des dynamiques locales, mais aussi une prise de décision éclairée et pertinente sur la scène internationale. Il est impératif de changer de grille d’analyse pour ne pas reproduire les erreurs du passé, notamment celles qui ont conduit à écarter des islamistes du pouvoir en favorisant le retour de dictateurs.
L’accent mis sur le supposé islamisme des nouveaux dirigeants de Damas reflète cette tendance à réduire des phénomènes complexes à des catégories idéologiques figées. Une telle approche, qui survalorise les origines idéologiques de ces acteurs, occulte les multiples facteurs – politiques, sociaux ou économiques – qui ont façonné leur trajectoire et qui expliquent leur émergence sur la scène syrienne. En se focalisant uniquement sur cet aspect, les analyses échouent à saisir la richesse et l’interdépendance des dynamiques en jeu, et elles risquent de produire une vision caricaturale, inadéquate pour comprendre les défis réels que doit relever la Syrie contemporaine.
C’est aussi dans cette même perspective que les droits des minorités religieuses et ethniques sont souvent discutés. Bien que légitime, l’insistance sur cette question détourne souvent l’attention du concept plus large de citoyenneté. En concentrant le discours sur les minorités, certains en viennent à penser que les droits de la majorité sont négligés, ce qui alimente des tensions inutiles.
Enfin, la sécurité d’Israël demeure la troisième focale des gouvernements occidentaux. Les interrogations sur la menace pour Israël que pourrait représenter la nouvelle gouvernance à Damas ignorent les réalités du terrain : depuis la chute du régime al-Assad, Israël a intensifié ses frappes sur les infrastructures syriennes, tout en continuant à occuper illégalement des territoires syriens.
Accepter les défis d’une transition démocratique
La Syrie se trouve donc aujourd’hui face à des défis majeurs qui entravent la réalisation d’une transition démocratique véritable et durable. Parmi ces défis, l’une des plus grandes menaces demeure celle d’une contre-révolution interne, soutenue et exacerbée par des acteurs régionaux et internationaux dont les intérêts sont diamétralement opposés à toute forme de transformation démocratique. Ces acteurs, étatiques ou non, n’hésitent pas à exploiter les fractures internes du pays pour alimenter la violence, semer la division et maintenir des régimes autoritaires en place. Le soutien financier et logistique apporté à des groupes armés, à des milices ou à des factions politiques dissidentes est un levier stratégique utilisé pour déstabiliser tout processus démocratique susceptible de remettre en cause leur influence ou leurs priorités géopolitiques. La gestion d’une transition démocratique en Syrie se révèle ainsi être un exercice particulièrement délicat.
Les dirigeants syriens, qu’ils proviennent de l’ancienne élite politique ou des forces de changement, se trouvent face à une réalité imposant une vigilance extrême et une capacité à anticiper les manœuvres autant des puissances étrangères que des forces réactionnaires internes. La réconciliation nationale, dans un tel environnement, exige une approche qui transcende les logiques de domination et de marginalisation, en favorisant une véritable ouverture au dialogue. L’inclusivité doit être la pierre angulaire de ce processus : il est impératif que toutes les voix, y compris celles des groupes historiquement marginalisés, des minorités et des opposants politiques, soient entendues et prises en compte dans le cadre d’une gouvernance partagée.
La réussite d’une transition démocratique en Syrie ne se limite pas à la simple mise en place de mécanismes de pouvoir plus transparents et plus ouverts. Elle implique une gestion minutieuse des aspirations de chacun, des attentes – souvent contradictoires – et des intérêts – parfois inconciliables. C’est pourquoi les nouveaux dirigeants syriens doivent adopter une approche marquée par l’humilité, en reconnaissant leurs limites et en faisant preuve de résilience face aux tentatives de déstabilisation. Ils devront aussi témoigner d’une grande ouverture, en accueillant des initiatives de réconciliation et en acceptant les compromis nécessaires pour éviter l’escalade des violences. Par ailleurs, une telle transition nécessite une démarche participative, non seulement dans la formulation des politiques mais aussi dans leur mise en œuvre, pour assurer l’adhésion populaire et éviter les erreurs du passé, quand des processus de réformes étaient souvent imposés sans consultation des citoyens ni prise en compte de la diversité des attentes.
La gestion de cette transition, par sa nature même, sera un terrain d’expérimentation pour un système politique syrien repensé, dans lequel la transparence, le respect des droits de l’homme et de l’État de droit seraient des valeurs fondamentales. Cependant, ces idéaux devront être adaptés aux réalités du terrain et à la complexité du tissu social syrien, marqué par des décennies de dictature, de guerre et de division. La clé résidera dans la capacité des nouveaux dirigeants à transformer cette multitude de défis en autant de chances, en favorisant une culture politique basée sur le dialogue, la coopération et la recherche constante du compromis.