Entretien avec Hajer BEN BOUBAKER
Propos recueillis par Racha ABAZIED
Formée en Histoire et sciences politiques, Hajer Ben Boubaker travaille sur les politiques migratoires européennes et leurs influences dans les pays de la rive sud de la Méditerranée. Elle est la créatrice du podcast « Vintage Arab » qui interroge la place des transmissions culturelles et politiques en diaspora et qui s’attache à se réapproprier un patrimoine, loin des imaginaires orientalistes[1]. Tout en poursuivant son travail sur « Vintage Arab », entamé il y a plus de trois ans, Hajer Ben Boubaker a conçu une série documentaire radiophonique diffusée sur France Culture sur l’histoire du Mouvement des travailleurs arabes en France en s’appuyant sur des entretiens, des archives et des bandes-son jamais exploitées jusqu’ici.
En cette période électorale où l’on entend dans les médias des discours racistes visant les communautés arabes et musulmanes en France, il est important de revenir sur l’histoire des luttes antiracistes des immigrés arabes et de leur donner de la voix. Dans cette série en quatre volets, Hajer Ben Boubaker remet en lumière la première organisation antiraciste autonome, le Mouvement des travailleurs arabes (MTA), et ses membres qui ont milité contre les assassinats et crimes racistes et ont porté dans le débat public l’égalité entre immigrés et Français dans les années 1970. Nous avons rencontré Hajer pour qu’elle nous parle de cette décennie si peu traitée des luttes des travailleurs arabes et du making-of de sa série documentaire d’une grande richesse.
R. A. : Comment vous en êtes venue à vous intéresser au MTA ? Le déclic vient-il de votre histoire familiale ?
H. B.-B. : Je me suis questionnée sur le parcours de mon père et plus généralement de cette génération de travailleurs maghrébins arrivés durant les années 1960-1970. Je ne souhaitais pas produire un documentaire personnel mais plutôt politique et je connaissais l’existence du MTA. Or il manquait selon moi beaucoup d’éléments de compréhension sur ce mouvement. Il était inconnu de la sphère publique globale et, dans les mouvements antiracistes, nous connaissions surtout un fait d’arme remarquable : la grève générale de 1973 contre le racisme. J’avais envie d’explorer cette histoire et les personnes qui l’ont faite. Le déclic, ça a été de découvrir le témoignage du militant marocain Mokhtar Bachiri dans le livre Les Maos en France[2]. C’était un militant charismatique et là j’ai été persuadée qu’il fallait retrouver cette parole, cette vigueur…
R. A. : L’engament politique des immigrés au sein de la société française n’était pas chose évidente dans les années 1970 et rencontrait de nombreux obstacles. Plusieurs mouvements politiques maghrébins s’intéressaient davantage aux luttes dans leurs pays d’origine qu’à l’amélioration de leurs conditions de vie en France. Le MTA est-il précurseur en ce sens ? Est-il le premier à conjuguer les revendications démocratiques dans les pays arabes et à inscrire la nécessité d’une lutte dans les usines et le militantisme contre le racisme dans une action politique sur le sol français ?
H. B.-B. : Pour comprendre cette tension, il faut se remettre dans le contexte de l’époque, celui du mythe du retour au pays. Ce qui est intéressant, c’est que c’est un mythe qui transcende les classes sociales : les étudiants arabes à Paris et les ouvriers pensent que le temps en France est limité dans la durée. Cela va influencer leur engagement dans les luttes sur le territoire français. La configuration est différente selon le statut social : les étudiants militants sont avant tout investis sur les problématiques de lutte contre les dictatures dans les pays d’origine et les ouvriers sont étroitement surveillés par les consulats afin de limiter une prise de conscience politique. De plus, les étrangers étaient soumis à la neutralité politique et risquaient donc l’expulsion en cas de prise de position contre les actions du gouvernement français. Pour autant, dès les années 1960, on constate la politisation de certains ouvriers maghrébins au sein de syndicats français. Le MTA est précurseur dans sa vision conjointe des situations : les militants investissent d’abord la lutte pour la défense des droits du peuple palestinien. Cette cause avait un fort écho auprès des populations ouvrières mais au fil des discussions devant les usines, les travailleurs leur expliquent qu’il est important de se défendre aussi. C’est ainsi que les militants des Comités Palestine investissent la question des crimes racistes, ce qui aboutit à terme à la naissance du MTA.
R.A. : Comme vous venez de le souligner, à l’origine de la création du MTA, il y avait les Comités de soutien à la révolution Palestinienne (CSRP) 1967-1972, appelés communément « Comités Palestine ». Pouvez-vous nous dire qu’étaient exactement ces comités et quel rôle ils ont joué dans la création du MTA ?
H. B.-B. : Les CSRP sont nés d’une prise de conscience vivace après la défaite de 1967. Déjà à cette époque, des comités de soutien au peuple palestinien commencent à naître de manière informelle au sein des milieux étudiants arabes, notamment portés par deux étudiants syriens à Strasbourg et à Paris. La formalisation effective des CSRP en une forme de « réseau national informel» intervient dans le milieu maoïste et notamment au sein de la Gauche prolétarienne (GP). Le premier CSRP se constitue autour du philosophe Gilbert Mury ; d’autres verront le jour avec principalement des militants maoïstes mais aussi quelques ouvriers non-maoïstes. Les CSRP avaient pour but de visibiliser la cause palestinienne en France par l’intermédiaire d’agit-prop et donc de manifestations, de tractage, de publications mais aussi d’un travail de traduction des thèses du Fatah. Il y avait notamment un vrai travail à l’adresse du milieu ouvrier. Au-delà, les CSRP ont été un support pour l’implantation de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à Paris en apportant un soutien à des personnalités de l’organisation comme Mahmoud Hamchari (premier secrétaire de l’OLP en France) ou Azzedine Kalak. Ces CSRP ont été un lieu de rencontre entre militants arabes animés par l’anticolonialisme, la lutte contre les dictatures et progressivement la lutte pour des conditions de vie dignes en France. C’est de là que né le MTA.
R. A. : Le premier épisode de la série documentaire parle d’une véritable trouvaille sonore : la fameuse cassette Radio Assifa (« tempête »). Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette radio ?
H. B.-B. : Radio Assifa n’est pas une radio à proprement parler, mais une tentative de faire de la radio sans avoir accès à la bande FM. En effet, il s’agit d’émissions radiophoniques enregistrées sur cassettes et distribués dans les foyers de travailleurs, dans les cafés des quartiers de l’immigration à Paris, comme Barbès, Belleville ou des quartiers de Gennevilliers. L’idée était de proposer un contenu à la fois culturel et politique : culturel par l’intermédiaire de la diffusion de musiques et de théâtre, et politique, à travers des interviews de personnalités politiques (par exemple dans la cassette numéro 2, il y a une interview de Ilan Halevi[3]), des prises de son dans des meetings politiques de lutte contre la Sonacotra[4]. Les animateurs tentent d’offrir une information qui concerne directement les ouvriers dans leur langue puisque la cassette est pour l’essentiel en arabe. Les sketchs sont drôles et racontent la quotidienneté de la vie des ouvriers sans oublier d’apporter une critique acerbe contre le racisme des citoyens français ou la corruption du régime de Hassan II. En réalité tout est politique jusqu’au nom de la cassette et de la troupe : « assifa» c’est une référence directe à la branche armée du Fatah, mais aussi un clin d’œil à la mythique radio du Fatah, Sawt el-Assifa[5].
R. A. : La culture émigrée accompagnera les luttes des travailleurs par la suite également ; on pense bien évidemment à Radio Soleil mais aussi à un journal sonore diffusé sur cassette. Quelle place ces médias occupaient-ils dans la communauté d’immigrés arabes et tout particulièrement maghrébine et quel était leur rôle politique ?
H. B.-B. : Radio Soleil c’est la suite logique de Radio Assifa puisqu’il s’agit d’une vraie radio qui émet sur les ondes. Des ex-MTA sont à l’origine de l’initiative comme Mokhtar Bachiri, Abdelmajid Daboussi dit Amar, Said Bouziri[6]. Quelqu’un comme Mokhtar était déjà l’animateur des cassettes Radio Assifa et continue d’investir ce vecteur. C’est même lui qui lancera le premier test de la radio, rue Stephenson au cœur de la Goutte-d’Or, le jour de l’élection de Mitterrand. Le lancement officiel aura lieu le 14 juillet 1981, date qui n’est pas due au hasard. Cette radio va provoquer une petite révolution pour les immigrés de Paris et la région. C’est la première fois qu’une radio émet des musiques arabes et berbères et propose un contenu les concernant directement. On comptabilisait une moyenne de 100 000 auditeurs. Ça a été un lieu de rencontre entre militants de générations différentes, celle du MTA et celle des enfants de la Marche pour l’égalité et contre le racisme. C’est un moment d’effervescence puisque d’autres radios de l’immigration vont voir le jour en France. Pour l’équipe de Radio Soleil, l’aventure est double parce que l’hebdomadaire « Sans Frontière » a été lancé à la fin des années 1970 avec l’objectif de proposer un journal sur les sujets en lien avec l’immigration.
R. A. : Quelles sont les réalisations marquantes du MTA ? Qu’en reste-t-il dans l’histoire de la lutte pour les droits des travailleurs arabes ?
H. B.-B. : Dans les milieux anti-racistes, on retient beaucoup la grève générale de septembre 1973 des ouvriers maghrébins contre la flambée des crimes racistes. Cette grève a été une réaction à une série de crimes racistes à Marseille durant l’été 1973, et notamment le meurtre du jeune Ladj Lounes à Marseille, tué par un CRS en civil. C’est lors du cortège qui emmène sa dépouille vers le port pour son enterrement en Algérie que Khali Hamoud, membre du MTA, lance un appel à la grève. Cependant, il existe d’autres mobilisations au long cours, notamment l’ensemble des grèves de la faim pour l’obtention de la carte de séjour. Celle de l’église de Ménilmontant en 1973 aboutira à l’obtention de la carte de séjour pour près de 35000 personnes. Cet activisme autour des conditions administratives de séjour avait commencé dès 1972, en prenant en compte les expulsions liées à des activités politiques, comme ce fut le cas pour des militants du MTA, et les expulsions liées à l’exploitation au travail et à la situation de ceux qu’on appelait à l’époque « les clandestins ». Quant aux crimes racistes, le militantisme avait commencé dès le meurtre du jeune Djellali Ben Ali tué par son voisin à la Goutte-d’Or en octobre 1971. Par ailleurs, les membres du MTA ont été actifs dans des luttes comme celle des foyers Sonacotra, notamment Mohamed dit « Fedai » ou Mustapha Cherchari, deux des leaders de la lutte des foyers et membres du MTA.
R. A. : Quelles étaient les connexions du MTA avec le paysage politique et syndical français de l’époque ? Et comment expliquez-vous qu’il y ait si peu de recherches encore sur ce pan important de l’histoire de l’immigration et de la France ?
H. B.-B. : La relation avec les syndicats était compliquée effectivement. Les militants antiracistes étaient souvent accusés de vouloir diviser la classe, et toute personne évoquant les enjeux de discrimination raciale pouvait en être inquiétée. Le MTA était lui-même hostile aux syndicats traditionnels même si certains élus syndicaux de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) ont soutenu les luttes pour le droit au séjour. De manière générale, les soutiens français au MTA provenaient principalement de l’extrême gauche maoïste mais aussi de libertaires. Quant à l’université française, je pense que comme d’autres pans de la société, elle n’est pas totalement guérie de ses biais concernant le racisme. Aujourd’hui, au vu de la dégradation de la recherche, il est très difficile d’obtenir un contrat doctoral et l’élan n’est pas encore à défendre la nécessité de faire entendre les histoires complexes et multiples des immigrations en France. Néanmoins, j’ai beaucoup d’espoir en une nouvelle génération de chercheurs qui veulent défendre la légitimité de ces histoires comme objets de recherche et non pas comme « niche».
R. A. : Le MTA est aussi à l’origine de ce qui deviendra plus tard le mouvement des sans-papiers. Cette génération de militants du MTA était-elle ouverte à d’autres luttes d’immigrés d’autres origines ? Voyez-vous une continuité des luttes entre les deux mouvements, voir avec des mouvements des années 1980, comme SOS Racisme ?
H. B.-B. : En effet, le MTA s’implique dans des luttes de convergence par l’intermédiaire des luttes pour les papiers ou pour la Sonacotra. Il ne s’agit plus d’une dimension arabe mais d’une dimension immigrée. C’est notamment l’implication dans les luttes des travailleurs mauriciens qui ouvre à cette convergence. Il y aura donc des contacts, de la solidarité envers la lutte des communautés pakistanaise et turque dans le quartier du marais par exemple. Pour moi, il s’agit d’une continuité logique et de la prise en compte des conditions de vie communes des travailleurs ouvriers immigrés. La jonction se fait donc sur ces conditions matérielles. Pour moi, le MTA est très loin de l’arnaque que fut SOS Racisme, qui n’est qu’une spoliation du Parti socialiste de l’énergie des marcheurs de 1983. Comme disait Rachid Taha « SOS Racisme c’est pour sauver le racisme ». Cette dimension d’instrumentalisation est rapidement perçue par beaucoup de ces militants. En revanche, les mouvements que sont Rock Against Police (1981), la Marche pour l’égalité et contre le racisme (1983) sont la continuité directe du MTA et des mouvements de la génération des parents. Même s’ils n’en ont pas nécessairement conscience à l’époque, ces enfants sont les héritiers directs des luttes de leurs parents.
R. A. : Quel chant militant vous vient à l’esprit pour parler des luttes de cette époque ? Qui étaient les musiciens qui ont porté la voix des travailleurs arabes ?
H. B.-B. : Je pense que pour les militants du MTA, Cheikh Imam occupe une place particulière ! Après, quand on écoute le peu d’archives de Radio Soleil ou de Radio Assifa, il y a beaucoup de diversité : ça puise dans le patrimoine de la musique maghrébine de l’exil qui raconte les conditions de vie des travailleurs immigrés, il y a du Ness el-Ghiwan et du Oum Kalthoum.
R. A. : Enfin, malgré toutes ces mobilisations et luttes, le discours raciste refait aujourd’hui surface. Que pensez-vous du climat pré-électoral actuel et de toutes ces crispations autour des questions identitaires ? Peut-on encore craindre des crimes racistes à l’instar de ce qui s’est produit à Marseille dans les années 1970 ?
H. B.-B. : En France, les crimes racistes n’ont jamais cessé, ils continuent par l’intermédiaire de la police. Lorsque des gens meurent entre les mains de la police après une interpellation sur base de profil racial, il s’agit d’un crime raciste. Encore en 1995, le jeune franco-comorien Ibahim Ali a été tué par des militants FN à Marseille. Mais effectivement, nous avons moins affaire depuis les années 1990 aux crimes racistes de citoyens français, qui étaient appelés par les jeunes immigrés des années 1980 « les beaufs» : en général un voisin qui ne supporte pas les jeunes issues de l’immigration présents dans l’espace publique du quartier. On oublie que pendant longtemps le 22 Long Rifle était en vente dans les supermarchés. Mon sentiment c’est qu’on a tendance à penser qu’on ne pourrait pas basculer dans une sphère de violence de citoyens contre d’autres citoyens, comme si ça n’existait pas dans l’histoire collective française. C’est en cela que la montée du discours et des pratiques institutionnelles du racisme est inquiétante.
Notes :
[1] Foisonnant d’érudition musicale et loin des clichés, ces podcasts contextualisent la musique arabe dans ses courants et son histoire politique et sociale : https://podtail.com/fr/podcast/vintage-arab/
[2] Michèle Manceaux, Les Maos en France, Paris, Gallimard, 1972.
[3] Ilan Halevi est un journaliste et homme politique juif, français et palestinien d’origine yéménite était une des très rares personnalités juives haut placées dans l’OLP.
[4] Le mouvement de lutte des résidents des foyers Sonacotra s’inscrit dans un mouvement plus général de mobilisation des travailleurs immigrés qui revendiquent de meilleures conditions de travail et de logement et combattent le durcissement des conditions de séjour des étrangers en France dans les années 1970. À partir de 1975, une « grève des loyers » débute au foyer Romain-Rolland de Saint-Denis. Elle se propagera en 1976 à l’ensemble de la région parisienne puis aux autres régions françaises, rassemblant au plus fort des mobilisations de 20 000 à 30 000 grévistes. La lutte perdure jusqu’en 1980, date d’aboutissement des négociations entre les grévistes et la Sonacotra. Source : https://odysseo.generiques.org/Actualites/p14/Les-sonacos-ou-la-greve-des-loyers-des-residents-des-foyers-Sonacotra
[5] Sawt el-Assifa (« La voix de la Tempête ») était la radio de l’OLP et devient plus tard Sawt Felestin (« La voix de la Palestine »). Sawt El Assifa est fondée à la suite d’un accord entre Arafat et Nasser, et s’interrompt dès que La voix de la Palestine recommence à émettre à partir du Caire, Sanaa, Alger, Bagdad et Beyrouth avant le retour au pays en 1994.
[6] Les trois étaient membres du MTA, dont deux sont des grandes figures du mouvement : Saïd Bouziri et Mokhtar Bachiri. Pour aller plus loin, voir : Mogniss H. Abdallah, « Saïd Bouziri et Mohamed “Mokhtar” Bachiri : deux figures de l’immigration aux parcours contrastés », in Hommes et Migrations, n° 1285, 2010, pp. 172-176, consultable sur : https://journals.openedition.org/hommesmigrations/1203?lang=en