03/09/2021

La destructivité en œuvres…

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Par Racha Abazied

 

Jamais une guerre n’a engendré autant d’images de destruction et de désolation. Diffusés par les médias et sur les réseaux sociaux, des milliers de clichés d’immeubles éventrés, de gravats, cadavres, blessés et d’enfants suffocants ont accompagné les dix années de guerre en Syrie. Parallèlement aux images, d’une crudité parfois insoutenable, on a assisté à une profusion de productions artistiques. Les sites et réseaux regorgeaient littéralement d’expressions artistiques de toute nature, depuis le film jusqu’à l’affiche en passant par le clip, la caricature, la peinture, la sculpture ou le dessin animé. En effet, à partir de 2011 et pendant les dix années qui ont suivi, les artistes, à l’intérieur comme en exil, se sont eux aussi exprimés pour raconter à leur manière ce qui se passait en Syrie.

Mais que peut l’art face à la machine destructive, face aux ravages de la guerre, aux souffrances des victimes ? Presque rien… semble suggérer la profusion d’œuvres lucides nées de cette apocalypse depuis le début de la révolution syrienne en 2011. Mais de ce « presque rien » auquel s’attellent modestement les auteurs de ce brillant ouvrage, a fleuri un foisonnement créatif rarement atteint dans l’histoire de l’art syrien et qui a touché le plus grand nombre. Avec un pinceau, un burin, des collages, parfois une caméra, les artistes se positionnent vis-à-vis d’un monde qui s’effondre, face aux destructeurs, face aux décombres et questionnent ce qui les entoure avec des outils rudimentaires. Comme les deux auteurs, Nibras Chehayed et Guillaume de Vaulx d’Arcy, l’expliquent dans leur introduction, ce « presque rien » devient dès lors le « quantificateur de l’existence adéquat à cet art. Parler du presque rien, c’est affirmer qu’il existe au moins du point du réel qui ne s’identifie pas à la logique destructive. Mais il est aussi le quantificateur de la puissance : l’art syrien oppose un presque rien de beauté et de soin dans un pays devenu brutal, livré au nihilisme du régime et au nihilisme guerrier des groupes djihadistes, aussi bien qu’à la perte de sens provoquée par la compromission de certaines alternatives politiques. » 

Positionnement éthique

Parmi les quelques livres qui se sont intéressés à l’art contemporain syrien post-révolutionnaire, La destructivité en œuvres, essai sur l’art syrien contemporain (Ifpo, 2021) est le premier qui tente d’analyser des œuvres sous l’angle philosophique. Dans cet essai, les auteurs présentent onze œuvres sélectionnées, non parce qu’elles « peinent la Syrie » mais parce qu’elles relatent « ce qui lui arrive », ce qui semble immuable : son président, son régime, ce qui en apparence n’a pas changé, mais qui ne cesse pourtant de se dégrader, se détruire un peu plus à chaque événement. Elles sont reliées entre elles par cette destruction, réelle et effective du monde, par l’effondrement des valeurs et des conditions de vie digne. La fonction de l’art n’est dès lors pas seulement critique, elle a pour objectif de préserver ce qui reste du monde et de proposer un positionnement tant esthétique qu’éthique propre à son époque. Cet art de la destructivité s’inscrit donc dans la disparition et porte en lui la double fonction de maintenir ce qui reste d’un monde évanoui et de montrer l’horizon de son absence. C’est donc autour de l’engagement éthique des artistes que s’organise cet essai. Les œuvres sont ainsi classées en deux parties : celles qui se positionnent vis-à-vis du destructeur, sa physionomie, son être, ce qu’il représente et celles qui se placent du côté de ceux qui subissent la destruction, leur mémoire et pertes.

Les trois premières sont des portraits du tyran. Le visage de la Syrie d’Imranovi, Complot (ou Les trois âges de Bachar) de Mohammad Omran et Le maître des chiens, sculpture de Khaled Dawwa. L’occasion d’étudier cette figure du destructeur œuvrant à la disparition du monde, et se condamnant lui-même à disparaître avec lui. Ainsi, par exemple, Le visage moderne de la Syrie est comparé au portrait de Rodolphe II par Arcimboldo, composé d’un assemblage de fruits et légumes exotiques. À l’inverse, le buste du Président Bachar al-Assad est constitué de débris et de bâtiments en ruine. L’artiste lui restitue ainsi son dû de destructions. Le « visage de la Syrie » n’est autre que celui de son Président, figure immuable régnant sur le chaos qu’il a lui-même engendré et qui compose son être, éliminant par là toute autre possibilité d’existence. Mais si cette figure indétrônable n’existe que par la destruction de la Syrie tout en s’en nourrissant, « une fois que tout sera détruit, le prince de la destructivité ne pourra poursuivre son métabolisme qu’en s’émiettant, qu’en se réduisant en poussière. » 

La quatrième œuvre étudie l’instrument de la destruction : les obus. Revisitées par l’artiste Akram Swedaan à la manière d’un chiffonnier, leurs douilles en sont décorées, embellies par des calligraphies, des arabesques et autres ornementations traditionnelles. Ainsi transformés, ces objets de mort semblent ainsi échapper à leur finalité propre. Contrairement aux trois premières œuvres qui « précipitent le principe destructif », l’artiste tend à maintenir un semblant d’existence, à créer même dans la mort comme pour différer la menace inéluctable. La cinquième œuvre, Le dernier repas de Ghylan Safadi montre, elle, une soirée dénuée de toute trace de « convivialité ». Dans un monde qui disparaît, cette scène de dépravation et son obscénité sont « un mauvais signe, un présage fâcheux », où célébrer la Cène est devenu impossible. Car « les obscènes sont ceux qui craignent le monde et les autres comme des menaces de leur propre préservation ». Leur rapport au monde est tyrannique et leur désir est de demeurer indestructibles, tels les tyrans destructeurs des trois premières œuvres.

couverture Destructivité en oeuvres

Nibras Chehayed et Guillaume De Vaulx d’Arc, La destructivité en œuvres, essai sur l’art syrien contemporain, Ifpo, 2021.

Nibras Chehayed

Nibras Chehayed est architecte et docteur en philosophie. Il développe actuellement une recherche sur le corps tragique en Syrie dans le cadre d’un projet Marie Skłodowska-Curie à l’Université de Paris et à l’Institut français du Proche-Orient. Il a publié différentes études esthétiques, politiques et philosophiques comme Le corps aux fils de l’écriture. Nietzsche après Derrida aux éditions Classiques Garnier, et des traductions comme 19 femmes. Les Syriennes racontent de Samar Yazbek (en collaboration avec Emma Aubin-Boltanski). Il dirige actuellement deux ouvrages collectifs à paraître aux Presses de l’Ifpo et consacrés à la Syrie : Images de chair et de sang et Textes de chair et de sang.

Guillaume de Vaulx d’Arcy

Guillaume de Vaulx d’Arcy est docteur agrégé de philosophie, chercheur à l’Institut Français du Proche Orient (Liban), et membre de l’Institut Dominicain d’Etudes Orientales. Sa thèse doctorale porte sur la paternité et le commentaire philosophiques des Epîtres des Frères en Pureté (Rasa’il Ikhwan al-Safa), somme savante de l’âge arabe classique dont il traduit plusieurs traités (Mathématique et philosophie, Le procès animal de la domination humaine), et à partir desquelles il repense l’histoire de la philosophie, de la zoologie ou encore des traités politiques des IXe–Xe siècles arabes. En parallèle, il conduit une réflexion sur des questions de philosophie générale, proposant ainsi une théorie procédurale de l’identité dans Identités de papier. Essai sur la logique identitaire (à paraître).

« Hypothèse inutile »

Les six œuvres qui suivent se placent du côté des victimes et de la destruction elle-même. Elles composent la deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « différer la disparition ». Chacune de ces réalisations tente de peindre un aspect de la tragédie et l’impossibilité d’y répondre. Des dessins et gravures de Najah al-Bukai qui peint l’horreur qu’il a vécue dans les geôles sordides du régime et essaye de « documenter la logique du tortionnaire » ; en passant par la nature morte, Le poisson ligoté de Youssef Abdelki, métaphore du martyr car le martyr chez Abdelki est un « drôle de martyr », qui n’ignore pas le caractère nihiliste de son époque, ni le fait que son sacrifice ne servira qu’à alimenter la machine destructive ; ou encore la vidéo de Dani Abou Louh, Il s’appelait Hamza Bakkour, un photogramme d’un enfant blessé qui a perdu sa mâchoire et dont l’artiste remplace la partie inférieure du visage par d’autres visages, comme pour extraire la douleur au regard du spectateur dans une tentative de « soigner et de réparer », comme si en temps de destruction, la seule médecine possible ne pouvait être que symbolique. Les trois dernières œuvres : Journal de la mort syrienne d’Omran Younis, Lettre à Virginia Woolf de Nour Asalia et La dépouille du perroquet mécanique de Safaa al-Set bénéficient de la même rigueur analytique et sont traitées sous l’angle de la question du deuil, du souvenir et de la douleur du survivant. Elles interrogent les limites et possibilités face à cette destructivité généralisée.

Alors que les œuvres de la première partie pensent « l’impossibilité de détruire la figure destructive » – à l’exception de celle de Ghylan Safadi, qui constitue une charnière avec la deuxième partie – celles de la seconde partie pensent « les situations catastrophiques du point de vue de l’impossibilité des réponses face une telle force destructive. » Dès lors, que peut faire l’art ? Il peut simplement introduire une légère différence dans l’horizon programmé de la disparition. Une différence qui permet « la désidentification d’avec le processus destructif et y bricoler des “presque-riens” de création. »

L’ouvrage de Nibras Chehayed et Guillaume de Vaulx d’Arcy termine l’analyse en s’appuyant sur les travaux de Günther Anders. Car si les œuvres étudiées se confrontent à la destructivité selon « un schéma ancien qui oppose les sujets destructeurs aux objets détruits, les bourreaux et les victimes », cette distinction n’est plus d’actualité face à l’emballement technique en œuvre dans le monde et sur lequel l’homme n’a plus d’emprise. Les auteurs avancent qu’à l’avenir, il faudra sans doute s’atteler à l’analyse de cette « structure destructive dans laquelle la méchanceté est devenue une hypothèse inutile. »