À l’heure où les crises politiques, les mutations sociales et les interrogations sur la mémoire historique se multiplient, la pensée d’Ibn Khaldûn s’impose avec une acuité renouvelée. Loin d’une figure figée dans le passé, le penseur maghrébin du XIVe siècle revient au cœur du débat intellectuel à travers deux ouvrages récents qui explorent, chacun à leur manière, la profondeur de son œuvre et son actualité critique.
Que l’histoire ne soit pas une simple succession d’événements mais une forme de pensée capable d’interroger les structures profondes des sociétés est désormais une évidence. Repenser l’histoire, à chaque époque, signifie redéfinir notre rapport au temps, au pouvoir, à la mémoire et aux crises. Parmi les voix majeures qui ont tenté de donner forme à cette interrogation se distingue celle d’Ibn Khaldûn (1332–1406), penseur maghrébin dont l’œuvre monumentale, la Muqaddima, constitue l’une des premières et des plus cohérentes tentatives de fonder une science du social. À la fois érudit, homme d’État, théoricien et témoin, Ibn Khaldûn a formulé une analyse du politique et de l’histoire qui surprend encore aujourd’hui par sa lucidité et sa portée. Il offre des outils conceptuels puissants pour comprendre les dynamiques d’ascension et de déclin des civilisations, la nature du pouvoir, la fonction de la mémoire et la tension entre cohésion et désagrégation. Deux ouvrages récents rendent justice à cette complexité et renouvellent l’interprétation de son œuvre : Ibn Khaldoun. Anthologie (Passés Composés, 2024), éditée par l’historien Gabriel Martinez-Gros, et Ibn Khaldoun. Itinéraire d’un penseur maghrébin (CNRS Éditions, 2024), signé par l’islamologue Mehdi Ghouirgate. Si leurs approches diffèrent — l’une privilégie la sélection de textes et le commentaire analytique, l’autre propose une biographie intellectuelle — elles parviennent toutes deux à restituer la densité théorique, l’ancrage biographique et la dimension existentielle d’une pensée toujours vivante. Martinez-Gros met en valeur la cohérence systémique de la Muqaddima, qu’il lit comme la matrice d’une science de l’ʿumrān apte à expliquer les régularités du monde social. Ghouirgate, quant à lui, insiste sur les soubassements existentiels et politiques de cette élaboration, nourrie par l’expérience de la dislocation et la distance critique vis-à-vis du pouvoir. La présente recension propose de croiser ces deux lectures en trois temps : une réflexion sur l’histoire comme expérience et comme théorie, une analyse des structures profondes de la pensée d’Ibn Khaldûn (pouvoir, cycles, civilisation, fiscalité), et une mise en perspective de son actualité intellectuelle.
Penser l’histoire : entre théorie et expérience
Né dans un contexte de crise et de décomposition politique, Ibn Khaldûn fut à la fois témoin et acteur des bouleversements du Maghreb et de l’Andalousie. Retiré dans la forteresse de la Qalʿa[1] , il transforme une expérience de désenchantement en une architecture théorique d’une rare profondeur. C’est là qu’il rédige la Muqaddima, posant les fondements d’une science de l’histoire (ʿilm al-ʿumrān[2]) reposant sur une méthode empirique et rationnelle. Cette œuvre s’affirme comme une tentative de répondre à la désagrégation du monde connu et de construire une conscience tragique de l’histoire. Martinez-Gros lit la Muqaddima comme un système théorique rigoureux, autonome, capable de préfigurer certains instruments de la modernité — sans en dépendre. Ghouirgate, de son côté, fait émerger la dimension autobiographique de l’œuvre : la pensée naît d’un rapport intime à la crise, d’un effort pour transformer le vécu en savoir. Tous deux soulignent la rupture opérée par Ibn Khaldûn avec la narration providentielle de l’histoire. À sa place : un savoir fondé sur l’observation, la comparaison, la raison. Ce croisement entre expérience personnelle et théorie générale fonde une nouvelle épistémologie de l’histoire, attentive aux logiques du pouvoir, aux mécanismes sociaux et aux effets des crises.
Géométries de l’histoire : pouvoir, civilisation, rythmes du temps
Au cœur du modèle khaldûnien, l’ʿasabiyya — force de cohésion tribale — est le moteur de l’histoire. Martinez-Gros en souligne la fonction dans le cycle dynastique : un groupe uni conquiert le pouvoir, mais s’affaiblit une fois installé dans la sédentarité. Le déclin est inévitable. Ghouirgate, quant à lui, en souligne l’ancrage dans les réalités du Maghreb médiéval, en montrant comment l’observation des instabilités politiques nourrit cette conceptualisation. La distinction entre civilisation bédouine et urbaine traduit cette tension entre vitalité fondatrice et usure institutionnelle. L’État, dans cette logique, devient un appareil fiscal et coercitif, qui épuise sa propre base. Martinez-Gros insiste sur cette lecture structurelle. Ghouirgate en explore l’aspect vécu : Ibn Khaldûn a connu de l’intérieur les jeux de légitimation, l’usage du religieux comme instrument de pouvoir (daʿw[3]) et la fragilité intrinsèque des constructions étatiques. Les deux approches mettent en lumière une pensée capable de saisir la logique interne du politique — et sa tendance au déclin. Une théorie née d’un moment historique particulier, mais conçue pour traverser les âges.
Héritage critique : actualité et réception de la pensée khaldûnienne
Six siècles après sa rédaction, la Muqaddima conserve une force analytique remarquable. Martinez-Gros en souligne le paradoxe : elle anticipe des penseurs comme Machiavel ou Tocqueville, sans leur être inféodée. Pourtant, la modernité — dans sa fusion du politique et de l’économique — dépasse certains de ses modèles cycliques. Ce dépassement même en révèle la valeur : c’est dans les moments de crise que la pensée d’Ibn Khaldûn retrouve toute sa pertinence. Ghouirgate insiste sur son actualité postcoloniale : dans le monde arabo-musulman, la Muqaddima a été réinvestie par des intellectuels anticoloniaux et réformistes comme instrument de résistance épistémologique. Elle est devenue le symbole d’un savoir endogène, mais aussi l’objet de récupérations idéologiques et de lectures anachroniques. Les deux auteurs s’accordent sur l’essentiel : lire Ibn Khaldûn aujourd’hui, c’est interroger ce qui demeure à travers le temps, penser la crise comme une structure, et faire de l’histoire un outil de critique du présent.
Conclusion
La pensée d’Ibn Khaldûn, telle que revisitée par Martinez-Gros et Ghouirgate, offre bien plus qu’un legs historique. Elle constitue une invitation à penser autrement les logiques du pouvoir, la temporalité politique, les formes de désagrégation sociale. Dans un monde confronté à ses propres crises de légitimité, relire la Muqaddima revient à interroger ce que nous faisons de l’histoire — et ce que l’histoire fait de nous.
Notes :
[1] La Qalʿat Ibn Salāma, forteresse située dans l’actuelle Algérie, où Ibn Khaldûn écrivit la Muqaddima durant son exil.
[2] Science du développement social et civilisationnel formulée par Ibn Khaldûn dans la Muqaddima, visant à dégager les lois générales qui régissent l’évolution des sociétés humaines.
[3] Littéralement “appel” en arabe ; chez Ibn Khaldûn, désigne l’idéologie religieuse mobilisée pour légitimer le pouvoir, souvent vidée de sa substance au fil du temps.