Depuis la chute de Bachar al-Assad le 8 décembre, le récit dominant insiste sur l’absence de violences ainsi que sur la manière dont le nouveau pouvoir incarné par al-Charaa est parvenu à maîtriser les tensions interconfessionnelles. Cet article s’inscrit en faux par rapport à ces lectures. Il propose une analyse située, depuis la côte syrienne, pour offrir une compréhension fine et incarnée des dynamiques à l’œuvre.
Introduction
Au cours de la semaine du 3 mars, la région de la côte syrienne a été le théâtre d’une recrudescence inédite de la violence, culminant dans le massacre de 800 à 1 500 civil1, majoritairement issus de la communauté alaouite. Si cette explosion de brutalité marque un pic d’intensité, elle ne constitue pas pour autant une véritable rupture. Elle s’inscrit plutôt dans la continuité d’un « état de violence » en Syrie que Frédéric Gros2 mobilise sur d’autres terrains pour décrire « une situation de conflictualité continuelle, brouillant les limites entre paix et guerre, et la nature des acteurs mobilisés, publics, privés, transnationaux ». Nous lui empruntons ici ce concept, particulièrement heuristique pour analyser la transition politique en Syrie. Cet état de violence, dont les fondements remontent au régime de Hafez al-Assad — qui avait consolidé une domination autoritaire centrée autour du pouvoir alaouite —, perdure aujourd’hui mais sous les nouveaux habits idéologiques de l’administration HTC. C’est désormais la communauté alaouite qui est prise pour cible par l’actuel régime de transition.
La “communauté” alaouite, qui représente environ 10 % de la population syrienne, est présentée dans la littérature en sociologie et en économie politique à travers le prisme des réseaux de patronage liés au régime Assad. Des concepts tels que l’‘asabiyya chez Michel Seurat3, puis chez Léon Goldsmith, la jama‘a chez Eberhard Kienle4, ou encore le « cadre alaouite » chez Fabrice Balanche5, désignent ces dynamiques d’allégeance entre certains clans alaouites et des figures centrales du pouvoir, à commencer par Hafez al-Assad et ses frères Rifaat et Jamil. Ces liens s’inscrivent dans des structures multiples – confessionnelles, comme l’association al-Murtada fondée par Jamil al-Assad à la fin des années 1970, mais aussi sécuritaires, bureaucratiques ou partisanes.
Aghiad GHANEM
Aghiad Ghanem est docteur en science politique (CERI-Sciences Po) et est actuellement responsable pédagogique à PSIA, Sciences Po Paris. Il fut précédemment chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA), et à enseignant à Paris Dauphine et l’ENS (PSL). Ses travaux portent principalement sur les Alaouites au Moyen-Orient, et leurs modes d’internationalisation face au conflit syrien. Ils reposent sur des enquêtes de terrain conduites en Syrie, en Turquie et au Liban.
Si ces approches permettent de saisir une dimension essentielle de l’ingénierie du pouvoir assadien, elles laissent en suspens une sociologie plus large des Alaouites, indépendante de ces logiques de pouvoir. Or, ce champ de recherche reste largement inexploré, entravé notamment par le régime lui-même, toujours prompt à réprimer l’émergence d’organisations ou de formes de représentation alaouites autonomes6. Depuis le 3 mars 2025, nombre de Syriens alaouites disparaissent quotidiennement. Des incendies de maisons et de champs se multiplient, à l’instar de celui à Ain al Arous dans la région de Lattaquié le 14 mars, qui a fait des dizaines de morts. Le 31 mars, six personnes, dont un adolescent de 15 ans, sont tuées dans la ville portuaire de Baniyas. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette intensification de la violence contre les Alaouites. Le premier est stratégique, lié à la présence d’entrepreneurs de violence : d’un côté les « vestiges » ou « résidus » (fulūl) du régime précédent, de l’autre, des factions radicales et criminelles affiliées au nouveau pouvoir et à son ministère de la Défense, certaines syriennes, certaines étrangères. Le second est confessionnel : les Alaouites sont présents en large proportion dans cette région, en particulier dans les villages périphériques aux villes de Lattaquié, Jableh et Tartous, et font l’objet d’une marginalisation tant politique que symbolique. Dans cette région longtemps qualifiée de « bastion des Assad », leur criminalisation mobilise des discours sur leur complicité avec le pouvoir précédent, mais aussi des fatwas, comme celles d’Ibn Taymiyya au 14e siècle.
Cet article se propose d’analyser l’état de la violence sur la côte syrienne depuis la chute du régime syrien le 8 décembre 2024. Il examine en premier les prémices de la montée des tensions après la chute du régime Assad, mettant en exergue une violence limitée et encadrée. Dans un deuxième temps, il explore l’intensification des exactions et la marginalisation progressive de la communauté alaouite à partir du mois de janvier 2025. Enfin, il revient sur les massacres de masse survenus au mois de mars 2025, mettant ainsi en exergue l’idée d’un continuum de violence et la nécessité d’analyser celle-ci à travers un prisme microsociologique. Cette étude repose sur des terrains sociologiques conduits dans Lattaquié et sa région entre 2017 et 2019, dans le cadre de l’élaboration d’une thèse en science politique portant sur l’internationalisation des Alaouites (Syrie, Turquie, Liban) face au conflit syrien7. Ces travaux me permettent de cartographier les différentes positionnalités des Alaouites vis-à-vis du régime des Assad, géographie importante pour comprendre la nature des violences actuelles et de leur ressenti. Je complète ces observations et entretiens passés par un voyage plus récent, en juillet 2023, et par la conduite d’un ensemble d’entretiens téléphoniques avec des habitants de Lattaquié, de Tartous et de villages alentour depuis le 8 décembre. J’aborde le sujet en engageant ma subjectivité, étant moi-même issu d’une famille alaouite de la côte.
Les prémisses d’un cycle de violence : la côte depuis le 8 décembre 2024
Le 8 décembre 2024, à l’annonce de la chute du régime de Bachar al-Assad, les factions d’HTC arrivent sur la côte, dans une zone déstabilisée par des shabbīḥa8, des jeunes sortant dans les rues et tirant en l’air, et des pilleurs, visant notamment les biens d’ex-membres du régime ou de leurs proches. La présence des factions est alors largement soutenue et bien accueillie, y compris dans les villages et quartiers alaouites, jusqu’à Qerdaha, village d’origine des Assad. L’un de mes proches, présent dans le centre-ville de Lattaquié, raconte : Ils sont arrivés dans leurs pickups, tout le monde les acclamait, et nous aussi. On s’est dit : si vous voulez qu’on se la fasse pacifique (silmīye), on la fera pacifique. Plusieurs éléments laissaient pourtant redouter l’irruption de violences majeures sur la côte syrienne. Parmi eux, l’identité même d’Hayat Tahrir al-Cham (HTC), héritier du Front al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaïda9. Les habitants de la côte gardent en mémoire les exactions commises par ce groupe dès 2012. Dans ma propre famille, un cousin, alors dentiste à Damas, recevait des menaces sur son lieu de travail en raison de son appartenance alaouite. Contraint de fuir avec sa femme et sa fille, il trouva refuge à Tartous, sa ville natale. Ce cas n’est pas isolé : de nombreux Alaouites se sont repliés vers la côte, cherchant à échapper à la violence.
L’avancée des groupes armés vers cette région en 2012 renforçait ainsi la propagande du régime Assad, qui s’appuyait sur l’angoisse des populations locales et sur l’incertitude entourant l’après-Assad. Il n’était alors pas rare d’entendre que, si le régime tombait, le pouvoir reviendrait aux islamistes et les minorités, notamment alaouite et chrétienne, seraient massacrées. Dès lors, une résistance acharnée de la communauté alaouite était non seulement attendue, mais présentée comme inévitable, tant pour des raisons de survie que du fait de l’association de leur région à un « bastion » du régime. Or, un bastion, par définition, ne tient que si sa population le défend. S’il est vrai que des réseaux de clientélisme lient une partie des Alaouites au régime, cette métaphore du bastion masque des réalités sociologiques bien plus complexes. Lors de mes recherches à Lattaquié, j’ai constaté que les politiques de patronage mises en œuvre par le régime provoquent des clivages et suscitent de vives controverses. Ces tensions reposent sur des appartenances claniques et des affiliations doctrinales au sein du groupe, notamment autour de la proximité du régime avec l’Iran, le Hezbollah et certains réseaux chiites, perçus avec méfiance par une partie des cheikhs alaouites et par une élite urbaine, laïque et sécularisée. À cela s’ajoutent des critiques récurrentes visant l’autoritarisme du pouvoir, le poids des services de sécurité et l’emprise du Parti Baath sur la côte.
Lors de mon dernier séjour en juillet 2023, j’ai également observé une rupture désormais consommée entre une grande partie des Alaouites et le régime. Cette prise de distance s’explique par le lourd tribut payé par la jeunesse alaouite au sein de l’armée, par la précarité extrême qui touche la communauté, et par la poursuite, dans ce contexte dramatique, des pratiques prédatrices du régime10. Ces constats n’occultent en rien la persistance d’acteurs nuisibles issus de l’ancien régime, malgré la fuite de plusieurs d’entre eux dans les 48 heures ayant suivi sa chute. Néanmoins, cette photographie sociologique de la communauté alaouite au 8 décembre, combinée aux premières décisions du nouveau pouvoir – telles que l’amnistie des appelés du service militaire – accueillies favorablement par la population, laisse entrevoir une forme d’adhésion des Alaouites et un sursaut de la société locale contre les fulūl (les restes de l’ancien régime) et leurs relais. Des pratiques et des événements ne tardent pas à tempérer cet accueil initialement favorable. Dès le 8 décembre, des abus sont commis dans le cadre des opérations de recherche d’armes et d’ex-dignitaires du régime déchu. Ces dérives sont souvent dues à une connaissance approximative des faits, des lieux et des personnes de la part des hommes de HTC déployés sur le terrain. Certaines erreurs s’avèrent particulièrement malheureuses : un habitant du troisième étage d’un immeuble se retrouve ainsi arrêté, bien qu’il n’ait aucun lien avec le régime. Les deux premiers étages de l’immeuble appartiennent à la famille Shālīsh, cousins des Assad. Les hommes de HTC, mal informés, y mènent des arrestations brutales et, dans la confusion, embarquent également le résident du troisième étage. D’autres cas sont plus complexes. Ainsi, un membre de la famille Khayr Bek, notable alaouite de Lattaquié, est victime de violences dans les tout premiers jours, alors même qu’il n’avait aucun lien avéré avec l’ancien pouvoir.
L’expropriation constitue une autre forme de violence, apparue dès les premiers jours suivant la chute du régime. Le lundi 9 décembre au matin, j’apprends que des membres de HTC ont investi notre maison familiale11 du quartier de Mār Taqla – alors inhabitée – et l’occupent depuis. Des dizaines d’expropriations ou de tentatives ont été signalées à Lattaquié, comme dans d’autres villes du pays, y compris Damas. Ces pratiques visent tantôt à loger des membres des forces de sécurité, tantôt à extorquer une rançon. À Lattaquié, les Alaouites sont davantage touchés par ces pratiques, bien qu’ils ne soient pas les seuls. La vulnérabilité ressentie face à ces événements est exacerbée par le contexte de crise politique. D’une part, l’organisation horizontale des « légions » (faylāq) d’HTC et d’autres groupes similaires rend particulièrement difficile l’identification des auteurs de ces violences, ainsi que la reconstitution de leurs chaînes de commandement. Un scénario récurrent illustre cette opacité : des habitants signalent des abus aux nouvelles structures d’autorité locale, mais se heurtent à une réponse désarmante — « nous voulons vous aider, mais nous ignorons à quelle légion appartiennent ces individus ». D’autre part, toujours dans ce climat de crise, il devient ardu d’évaluer les ressources disponibles ou les formes de capital social mobilisables pour désamorcer les tensions. Malgré cela, la conflictualité demeure partiellement contenue durant les premières semaines, grâce à l’intervention de certains acteurs et facteurs capables d’en prévenir l’escalade. Parmi ces éléments modérateurs, on observe en premier lieu une disposition marquée à la tempérance de la part des acteurs locaux, à l’instar de Mu’taman Ḥaddād, un notable de la ville, animateur du groupe Facebook Al-Lādhiqiya beytunā12, qui nous a invités à rester patient et ouvert au dialogue lorsque nous avons appris l’occupation de notre maison.
Même lorsque la situation semble dériver vers davantage de troubles – comme le 25 décembre 2024, lorsque les habitants découvrent la profanation du sanctuaire d’al-Khasibi, figure historique et doctrinale majeure pour les Alaouites, près d’Alep – les manifestations ne débordent pas. Cela s’explique notamment par un élan de solidarité transcommunautaire relayé sur les réseaux sociaux. Deux jours plus tard, l’arrestation du général Kanjo Hassan, ancien responsable de la justice militaire à l’effroyable prison de Saidnaya, entraîne un affrontement meurtrier entre ses fidèles et les factions de Hayat Tahrir al-Cham (HTC), sans pour autant embraser la région : les villages alaouites voisins ne manifestent aucune solidarité envers l’ancien dignitaire. Un autre facteur d’apaisement tient à l’émergence de figures intermédiaires entre le nouveau personnel administratif et sécuritaire et la population locale. Mu’taman Haddad, déjà mentionné, joue un rôle crucial en orientant les habitants vers les bons interlocuteurs, souvent sur des questions d’ordre économique : coupures d’électricité, manque d’eau dans certains quartiers, etc. La nomination du gouverneur Muḥammad ‘Uthmān, issu d’une famille respectée localement, contribue également à rassurer la population. Peu à peu, les réseaux et référentiels locaux se réactivent, bien qu’ils prennent un nouveau sens : certains anciens militants des sphères intellectuelles ou associatives islamistes parviennent à reconvertir leur engagement passé en capital social, tissant rapidement des liens avec les relais du nouveau pouvoir.
De la multiplication des « faits isolés » dès janvier 2025
Vers la mi-janvier, une première montée en tension est observée. Le 18 janvier, des habitants du village de Demsarkho, au Nord de Lattaquié, appellent HTC à intervenir contre des shabbīḥa13 venus s’y réfugier. Peu après, des hommes armés se réclamant de la sécurité générale arrivent sur place. D’après plusieurs témoignages, ils ouvrent le feu de manière indiscriminée, tirant en l’air et autour d’eux, brisant les vitres des habitations voisines et blessant les passagers du véhicule du cheikh Hādī Qinjirāwī — le même qui avait sollicité leur intervention. Le cheikh, que j’avais rencontré lors d’un travail de terrain à Lattaquié en 2018, apparaît le soir-même dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux. Visiblement choqué, il y relate les faits et condamne fermement la violence de l’intervention. Demsarkho est un village alaouite ḥaydarī, appartenant à un segment marginalisé de la communauté alaouite, historiquement tenu à l’écart des structures de pouvoir du régime Assad. Dès 2017-2018, plusieurs habitants, notamment certains cheikhs, exprimaient déjà leur défiance vis-à-vis du régime, nourrie par de longues luttes politiques remontant aux années 197014, ainsi que par le désintérêt persistant du pouvoir pour la reconnaissance culturelle et religieuse des Alaouites. Ce type d’exactions suscite une vive inquiétude : des personnes alaouites peuvent être prises pour cibles, y compris lorsqu’elles étaient en marge de l’ancien régime, voire lorsqu’elles coopèrent avec les nouvelles forces de sécurité. Durant cette même période, les informations en provenance de la région de Homs se multiplient : des dizaines de disparitions d’Alaouites – y compris des femmes et des personnes âgées – sont signalées15, tandis que les violences s’intensifient. Leur impact est d’autant plus fort que les discours officiels cherchent à les minimiser, les qualifiant de simples « faits isolés » (halat fardiya), et que circulent, parallèlement aux exactions bien réelles, de fausses informations qui alimentent un profond sentiment d’insécurité. Les premières manifestations de solidarité envers les Alaouites de Syrie ont déjà émergé, notamment au sein de la communauté alaouite présente en Turquie, dans la région de Hatay.
Durant cette période, le terme « factions » (faṣā’il) prend une nouvelle signification : il ne désigne plus seulement des groupes armés indistincts, mais sert désormais à distinguer les factions violentes des forces de sécurité qui commencent à se structurer. Leur présence devient un enjeu public majeur, et leur démantèlement, une exigence de plus en plus largement partagée — d’autant plus que de nouvelles factions étrangères se sont récemment implantées dans la ville. C’est dans ce climat tendu que, le 25 janvier, une rumeur se propage sur les réseaux sociaux : Maher al-Assad, frère de Bachar et ancien chef de la 4e division de l’armée, serait de retour. Certains comptes relaient cette information, l’associant à l’ancien drapeau syrien à deux étoiles. Ce soir-là, des manifestants pro-HTC défilent dans des quartiers alaouites et chrétiens de la ville, scandant : « La Syrie est à nous ». La tension est palpable. On craint un embrasement, mais l’atmosphère se détend soudainement, lorsque des pick-up quittent la ville. Quelques jours plus tard, le 29 janvier, l’annonce par Ahmad al-Charaa de la dissolution des factions est accueillie avec soulagement. Pourtant, les violences ne cessent pas. Le 5 février, deux jeunes alaouites sont retrouvés morts à Demsarkho. À la mi-février, le Civil Peace Group, une ONG documentant les exactions contre les civils dans la région de Homs, alerte sur l’augmentation significative des morts et disparitions dans les villages alaouites environnants.
Lors de mes échanges avec Dommar Sultan16, chargé de la documentation au sein de cette organisation, deux constats s’imposent à nous : les factions n’ont pas disparu. Elles continuent de commettre des exactions, tout en se réclamant de la « sûreté générale » (’amn ‘ām). Par ailleurs, la violence est, à ce moment-là, plus intense dans la région de Homs que sur la côte syrienne. Peut-être, est-ce en raison du passé récent de la ville, marquée par une répression féroce jusqu’en 2017, et un conflit profondément confessionnalisé, avec d’un côté la présence du Hezbollah, de milices chiites et alaouites, et de l’autre, celle de groupes djihadistes. Malgré les tensions persistantes, plusieurs Alaouites participent à la conférence organisée par Ahmad al-Charaa lors de sa visite à Lattaquié le 16 février. Parmi eux figure Hādī Qinjirāwī, dont la voiture avait été visée par des tirs quelques semaines auparavant — un geste qui témoigne d’une volonté de modération toujours présente au sein de certains cercles. Le 25 février, des Alaouites de Lattaquié prennent également part à la Conférence du dialogue national ; l’un d’eux m’en fait un retour globalement positif. Néanmoins, les clivages continuent de se creuser dans la ville, opposant partisans et détracteurs du nouveau pouvoir. L’un des points les plus controversés concerne le licenciement, à la fin février, de dizaines de milliers de fonctionnaires — principalement dans les villes côtières, à Homs et à Damas — pour cause d’« absence de productivité ». Si certains y voient une lutte nécessaire contre la corruption17, d’autres l’interprètent comme une réforme d’inspiration néolibérale18. Cette mesure contribue à accentuer la marginalisation des Alaouites, historiquement très présents dans la fonction publique19.
Sur la côte, les réactions sont vives. Na‘mān Sārī, notable sunnite, exprime son indignation lors d’un entretien. Plusieurs médecins publient des messages inquiets à propos des licenciements au sein de l’hôpital national de Lattaquié. Une proche, qui y travaille, m’apprend qu’une infirmière alaouite a été remerciée — alors qu’elle était la seule à maîtriser la pose de dialyses. Les tensions s’accentuent sensiblement à partir de la fin février. Le début du mois de Ramadan offre un prétexte aux factions et aux prédicateurs de rue pour renforcer leurs pratiques de contrôle social sur les populations locales. Sur la côte, les opérations de sécurité visant les groupes pro-Assad reprennent, marquées par leur lot habituel d’abus et d’arbitraire. Dans la nuit du 3 au 4 mars, le quartier de Daatour, en périphérie de Lattaquié, a été la cible de bombardements. Un habitant témoigne : « Dans la nuit du 3, on a vu arriver les pick-up et entendu les bombardements. Ils tiraient sur tout le monde, sans faire de distinction. Ils ont dit que c’était parce que leur GPS avait localisé un des “résidus” (fulūl) du régime qu’ils recherchaient. » Ce témoignage illustre l’usage d’armements lourds par les forces de sécurité et souligne le caractère indiscriminé de ce type d’opération. Le quartier de Daatour n’a pourtant jamais été un bastion du régime : historiquement, il s’en distingue nettement. De grandes familles alaouites opposées aux Assad, comme les al-Khaṭīb, en sont originaires.
Violences de masse après le 6 mars
Le 6 mars, près de Jableh, une embuscade est tendue à des membres des nouvelles forces de sécurité par des hommes armés, identifiés comme d’anciens membres de la Garde républicaine (al-ḥaras al-jumhūrī) et de la 4e division blindée de l’armée syrienne sous les Assad (al-furqa ar-rābi‘a). Plus de 120 personnes y trouvent la mort. En réaction à ce qu’Ahmad al-Charaa qualifiera de « traîtrise » (ghadr), des dizaines de pick-up convergent dès le 7 mars depuis diverses régions du pays vers la zone de l’attaque. C’est à ce moment-là que je commence à recevoir, en cascade, des messages vocaux que l’on me transfère. Dans l’un d’eux, on entend clairement un chef de faction appeler au massacre généralisé des Alaouites, sans distinction. Puis viennent les vidéos — aujourd’hui authentifiées — montrant des corps rampant au sol, achevés à bout portant, des civils humiliés, frappés, insultés. Les factions les plus violentes, pour certaines revenues après avoir quitté la ville fin janvier, entreprennent une véritable campagne de terreur. Sur leur route vers Mukhtariye, Shir et Mzeraa — les lieux de l’embuscade — elles massacrent des centaines de civils. La zone de tuerie s’étend rapidement dans la région de Lattaquié : Bahlouliye, Hamam al-Qrahle, Qerfes. Le lendemain, c’est Baniyas qui est touchée, notamment le quartier d’al-Qoussour, où Amnesty International documentera le meurtre de plus de 100 personnes20.
Les 8 et 9 mars, les massacres s’étendent vers le Nord, l’Est et le Sud. Des appels de détresse se multiplient et sur WhatsApp, circulent les premières listes de victimes, parfois des centaines par village21. Les récits affluent, tragiques et complexes, mêlant horreur et entraide : des familles sunnites dissimulent ou protègent leurs voisins alaouites. Certains villages sont connus pour leur proximité avec l’ancien pouvoir, comme Qerfes, d’où est originaire ‘Alī Dūba, ancien chef des renseignements militaires, qui avait coopté de nombreux membres de son clan. D’autres, comme Baniyas, avaient déjà été marqués par des massacres perpétrés par les milices pro-Assad en 2013. Mais cette fois, la violence dépasse largement le cadre de représailles ciblées. Elle frappe les Alaouites de manière indiscriminée. Mon grand-père, actuellement à Paris, apprend avec stupeur la mort de onze personnes d’une famille qu’il connaît bien. Une autre connaissance, également à Paris, raconte, bouleversée, ce qu’elle a vu en direct, impuissante, à travers les caméras de surveillance connectées au domicile de ses parents. À Baniyas, un prêtre est tué avec toute sa famille. Les appels à l’aide se multiplient. Des dizaines, chaque jour, affluent sur mon téléphone, jusqu’au 10 mars. Le discours d’Ahmad al-Charaa, prononcé le 7 mars, met l’accent sur les « résidus » du pouvoir des Assad, désigne l’Iran comme acteur central dans la crise actuelle, tout en minimisant les exactions commises contre les civils, qualifiées de simples « faits isolés » (ḥālāt fārdīye). Certains médias vont jusqu’à parler d’une « insurrection alaouite », une simplification hâtive et trompeuse si l’on considère l’histoire des deux principales formations pro-Assad évoquées plus tôt.
Sous le régime précédent, la Garde républicaine avait pour mission première la protection du clan Assad, y compris en réprimant violemment les Alaouites jugés dissidents. Quant à la 4e division, historiquement dirigée par Maher al-Assad, le frère de Bachar, elle s’est illustrée par les pires répressions, les campagnes de prédation économique, et plus récemment, par sa participation active à la protection du trafic de Captagon. Le retour en force de ces groupes armés répond à une double logique : d’un côté, réagir aux opérations antidrogue menées les semaines précédentes par les forces de sécurité ; de l’autre, exploiter les tensions communautaires pour accentuer la polarisation de la société syrienne. Depuis la région frontalière de Hatay, en Turquie, nos proches nous alertent sur des bus en route vers la côte syrienne, chargés de centaines de combattants. Sur le terrain, les factions les plus violentes se démarquent peu à peu : aux côtés de djihadistes étrangers, certaines factions syriennes radicales participent activement aux massacres, à l’image de la brigade al-Hamza, issue de l’Armée nationale syrienne et dirigée par Abou Amsha22. Dans le même temps, certaines de ces factions réinvestissent la région. Elles s’emparent, par exemple, de l’ancien quartier général de la marine à Tishreen, en périphérie de Lattaquié, pilonnent les immeubles aux alentours pour en chasser les habitants, et ouvrent le feu sur les forces de sécurité venues les déloger.
Nombreux sont ceux qui commencent à fuir leurs maisons : certains trouvent refuge dans les champs, d’autres se réfugient chez des proches en ville. Des pick-up sillonnent les routes et, les villages s’étant pour la plupart vidés, pillent ou brûlent systématiquement maisons et voitures. Le lundi 10, des centaines d’habitants prennent la route en direction du Liban, espérant y trouver asile, tandis que d’autres sollicitent la protection de la base militaire russe de Hmeimim. Tout au long de la semaine du 10, les exactions se poursuivent, bien que leur intensité diminue. Ce relatif apaisement s’explique en partie par l’intermédiation du Comité de paix nommé par le gouvernement – avec notamment l’implication de Khāled al-’Aḥmad, figure influente des réseaux alaouites – et en partie par les vastes mouvements de population. Le vendredi 14 au matin, des informations font état d’importants incendies suspects dans plusieurs villages du rīf de Lattaquié. Durant cette même semaine, les familles tentent de retrouver ou de récupérer les corps de leurs proches. Un oncle par alliance apprend ainsi par les forces de sécurité que deux de ses cousins ont été tués. Ces derniers avaient pourtant fait l’objet, quelques semaines plus tôt, d’une « régularisation » (taswiye), telle que proposée par la nouvelle administration : un dispositif permettant à ceux ayant exercé des fonctions marginales sous l’ancien régime de régulariser leur situation. Lorsque les corps sont restitués, les forces de sécurité interdisent toute cérémonie publique : seule une voiture est autorisée à remonter au village avec les dépouilles, sans cortège funéraire.
La gestion de la violence « par le bas »
Malgré le peu de recul concernant la violence exercée depuis début mars, il est possible d’esquisser un certain nombre de pistes de réflexions. Vu de la côte, le terrain invite à penser une dialectique de la violence, entre continuum et disjonction23. Le continuum de la violence ressenti par les Alaouites est subjectif, puisqu’il décrit le vécu et les perceptions d’une violence multidimensionnelle (expropriation, licenciements, humiliations)24. Dans ce contexte, la perspective d’une adhésion de la communauté à la transition politique actuelle semble de plus en plus s’éloigner, comme le montrent les vives critiques à l’encontre de Ya‘rob Badr, alaouite de Lattaquié, pour avoir accepté le poste de ministre des Transports au sein du nouveau gouvernement. Vécue comme un continuum, la violence témoigne toutefois, dans sa gestion stratégique au quotidien de logiques plus clivées. En dépit de la subjectivité décrite plus tôt, la grande majorité des personnes interrogées fait une différence nette entre les « forces de sécurité générale » (al-’amn al-‘ām), « avec qui ça se passe plutôt bien »25, et les « factions » (al-faṣā’il) les plus violentes. Au niveau des acteurs locaux cette vision différenciée témoigne d’une forme de « disjonction »26. Dans certains villages de la côte ayant anticipé l’arrivée des différentes factions qui ont participé aux massacres, des stratégies de vigilantisme ont été mises en place, parfois en lien avec les forces de sécurité, contre les éléments les plus radicaux liés au pouvoir.
C’est le cas à Dreykish, près de Tartous, un habitant m’explique : À la suite des évènements du 6 mars, les forces de la Hay’at présente à Dreykish ont quitté le village, parce qu’elles étaient appelées ailleurs. À partir de là, un dialogue a commencé entre un homme d’affaires respecté du village, quelques autres personnalités locales, et les autorités. Il a été conclu qu’un conseil serait créé, composé d’un juge de Dreykish, du chef du conseil municipal et de quelques autres figures locales. Ce conseil est en relation avec la Hay’at, alerte si des problèmes sécuritaires surviennent. Il a aussi été dit qu’un membre de ce conseil au moins devrait toujours être présent et témoin dans le cas d’une intervention de la Hay’at, et que le conseil aiderait à la collecte d’armes encore présente dans le village, en gardant anonymes les personnes qui les rendraient27. Cette stratégie peut favoriser une intégration locale des forces de sécurité et tempérer les frictions suscitées par leur méconnaissance du terrain lors des premières semaines. Dans un contexte où les perceptions locales de la violence oscillent entre continuité et disjonction, les dynamiques politiques au sommet viennent ajouter une nouvelle couche d’incertitude. La signature, le 10 mars, de l’accord entre Ahmad al-Charaa et le général kurde Mazloum Abdi a été perçue par certains observateurs, tel le journaliste Nedal Maalouf, comme le signe d’un réagencement au sein du pouvoir inaugurant une mise à l’écart progressive des factions les plus radicales. La déclaration constitutionnelle fortement centralisatrice, annoncée quelques jours plus tard, est pourtant venue refroidir ces espoirs. Dans les villages encore marqués par les massacres, les populations, engagées dans des formes de coopération “par le bas” avec certaines forces de sécurité, restent attentives aux signaux envoyés au sommet. L’enquête gouvernementale en cours sur les violences pourrait, si ses conclusions sont rendues publiques, constituer un moment charnière. Mais dans un climat toujours chargé d’humiliations et d’exactions, et alors que nombre d’habitants demeurent déplacés28, la portée de ces annonces dépendra largement de leur réception locale et de leur capacité à résonner avec les vécus singuliers d’une population éprouvée.
Notes :
[1] 803 civils pour le Syrian Human Rights Network, qui indique que 211 parmi eux ont été tués par les factions pro-Assad, https://snhr.org/blog/2025/03/11/803-individuals-extrajudicially-killed-between-march-6-10-2025/ ; près de 1500 sur la côte pour l’Observatoire syrien des droits de l’homme, https://www.syriahr.com/en/358387/.
[2] GROS, Frédéric. État de violence, Paris, Gallimard, 2006.
[3] SEURAT, Michel. Syrie : l’état de barbarie, Paris : Presses universitaires de France, 2012.
[4] KIENLE, Eberhard, « Entre jama’a et classe. Le pouvoir politique en Syrie contemporaine », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, n°59-60, 1991, pp. 211-239.
[5] BALANCHE, Fabrice. « Le cadre alaouite I, alaouites : une secte au pouvoir », Outre-terre, 2006/1 n°14, pp. 73-96.
[6] Je suis ainsi accusé par les renseignements syriens, lors d’un terrain à Tripoli au Liban en mars 2019, de commettre une fitna parmi les alaouites, et invité à quitter immédiatement la zone, sous peine d’être arrêté. Une intimidation parmi d’autres, tout au long de mes recherches.
[7] GHANEM, Aghiad, Patronage, refuge, ancrage : l’internationalisation des alaouites (Syrie, Turquie, Liban) face au conflit syrien. Thèse soutenue au CERI-Sciences Po le 3 décembre 2021.
[8] Hommes de mains du pouvoir, dont le rôle est d’assurer la loyauté des alaouites de la côte, d’une part, et de mener à bien certains trafics de part et d’autre de la frontière libanaise. Leur nom provient du mot « shabaḥ », qui signifie fantôme, nom donné au modèle de Mercedes coupé, avec des vitres fumées, et arborant des portraits de Hafez al-Assad, que ces hommes conduisaient généralement.
[9] LEGRAND Félix, Leçon d’une victoire syrienne : les transformations sous contraintes de Hayat Tahrir al-Cham. CAREP Paris, 19 févrrier 2025.
[10] Comme je le décris dans un article écrit au retour d’un voyage à Lattaquié à l’été 2023 : « Privations, prédations et politiques du ressentiment : retour de Lattaquié (Syrie) », AOC, 15/05/2024.
[11] Au fil des mois, l’intermédiation avec la personne occupant notre maison avance : il s’agit d’un émir de HTC, haut gradé des nouvelles structures du pouvoir qui, au moment de la rédaction de l’article, s’est engagé à nous restituer la maison sous quelques jours. Ce dernier nous affirme par Whatsapp, au moment des massacres début mars, son incompréhension face aux violences, révèle même que sa cousine est mariée à un alaouite.
[12] Groupe facebook très actif de gens de la ville, réunissant 160 000 membres.
[13] Hommes de mains du pouvoir, dont le rôle est d’assurer la loyauté des alaouites de la côte, d’une part, et de mener à bien certains trafics de part et d’autre de la frontière libanaise. Leur nom provient du mot « shabaḥ », qui signifie fantôme, nom donné au modèle de Mercedes coupé, avec des vitres fumées, et arborant des portraits de Hafez al-Assad, que ces hommes conduisent généralement.
[14] Lors du conflit entre le régime des Assad et les Frères musulmans à la fin des années 1970, des cheikhs alaouites ḥaydarī s’opposent à l’association Al-Murtada créées par Jamil al-Assad, frère de Hafez, pour clientéliser les alaouites. S’ensuit une querelle entre cette association et ces cheikhs.
[15] Par le Civil Peace Group, en particulier.
[16] Entretien avec Dommar Sultan, 22/02/2025.
[17] Un médecin originaire d’Idleb, proche d’Ahmad al-Charaa, alors ministre de la Santé, défend cette approche lors d’un entretien téléphonique le 22/02/2025.
[18] DAHER, Joseph, “HTS must reject Assad-era neoliberalism”, Qantara.de, 13/03/2025.
[19] Comme le montre Fabrice Balanche dans La région alaouite et le pouvoir syrien, Paris : Karthala, 2006.
[20] Syrie : des habitants témoignent des massacres visant les alaouites, Amnsty International, Actualité du 3 avril 2025. URL : https://www.amnesty.fr/conflits-armes-et-populations/actualites/syrie-temoignages-habitants-apres-massacres-alaouites
[21] Pour une cartographie des massacres, voir BALANCHE, Fabrice, « Géographie du massacre des alaouites », Revue Conflits, 24 mars 2025.
[22] Ahmad al-Charaa est ambigu avec certaines factions radicales, dont celle d’Abou Amsha, qu’il a nommé précédemment Gouverneur de la sécurité pour la région de Homs. Voir également à ce sujet : WOOD, Paul, “Massacres of the innocent, will anyone be punished for the bloodbath in Syria?”, The Spectator, 15 March 2025. Sur les jeux de pouvoir d’Al Charaa, voir PIERRET, Thomas, « Syrie. Ahmad al-Charaa. Un jeu d’équilibre pour le pouvoir d’un seul homme », Orient XXI, 19 mars 2025.
[23] KALYVAS, Stathis, “The Ontology of Political Violence: Action and Identity in Civil Wars”, Perspectives on Politics, 1(3) (September 2003), pp. 475–494.
[24] Pour exemple, le récit sur les réseaux sociaux d’une habitante de Lattaquié qui a vu en février son mari médecin licencié, et en mars, ses proches au village tués, et qui lient ces différentes formes de violence dans son vécu, est particulièrement illustratif de notre propos.
[25] Entretien avec un habitant anonyme de Lattaquié, 4/04/2025.
[26] KALYVAS, Stathis, op.cit.
[27] Comme me le révèle une source résidant à Dreykish, ayant participé aux premières réunions de ce conseil de sécurité local, lors d’un entretien le 18 mars.
[28] Selon la Chambre de gestion des catastrophes au Liban, le nombre de déplacés s’élevait à 10 678 personnes mi-mars 2025, soit 2 307 familles, répartis sur 22 villages du Akkar. Voir « Plus de 10 500 déplacés syriens désormais installés au Akkar », L’Orient-Le-Jour, 14 mars 2025. URL : https://www.lorientlejour.com/article/1451811/plus-de-10-500-deplaces-syriens-desormais-installes-au-akkar.html