« Il n’est pas si difficile de croire, même dans les pires moments, que le courage est la contagion la plus puissante. Qu’il y a plus d’investissements dans la solidarité que dans l’anéantissement. Que, de même s’’il a toujours été possible de détourner le regard, il est possible de cesser de détourner le regard. Tout ce mal n’a jamais été nécessaire. »
Omar El Akkad, One Day, Everyone will always have been against this[1], 2025, p. 186-187.
One Day, Everyone Will Have Always Been Against This est un recueil d’essais percutant de l’écrivain et journaliste Omar El Akkad, publié en février 2025. À travers dix textes incisifs, El Akkad explore subtilement les contradictions morales et le silence de l’Occident libéral face à la dévastation de Gaza, en particulier après l’attaque du Hamas le 7octobre 2023.
Construit comme un parcours à la fois introspectif et politique, le récit alterne, dans un style romancé, entre réflexions personnelles, analyse historique et témoignages. Il interroge avec finesse notre propre relation à cette guerre, notre incapacité de voir la réalité en face.
Chacun des dix chapitres qui constituent l’ouvrage commence par une courte description d’une scène de guerre à Gaza. Quasi toutes portent sur des enfants, victimes de ce conflit, dont le nombre croissant ne semble même plus émouvoir les Occidentaux. Ainsi, peut-on lire en ouverture du premier chapitre intitulé « Commencement » :
« Un enfant de huit mois, blessé par balle au front. Peut-être que le sniper visait ailleurs. Il y a peut-être une explication. Peut-être était-ce nécessaire. » (p.7), ou encore :
« Amputation de la jambe d’une femme, sans anesthésie, sur une table de cuisine. Un garçon qui tient la chaussure de son père en criant. Un gril dont la mâchoire a été arrachée. Un enfant, encore en couche, sorti des tentes après l’incendie, la tête séparée du corps. Existe-t-il une distance assez grande pour se libérer de cela ? Pour être purifié ? » (Ouverture chapitre 3, « Valeurs », (p.47).
Chacune de ces descriptions est accablante, voire glaçante et plonge le lecteur dans le réalisme cru de la violence. L’écrivain souligne à travers elles l’importance de ne pas détourner les yeux, en particulier pour ceux qui ont le privilège de vivre en paix dans les sociétés occidentales. L’ouvrage impose ainsi une vision sans fard de la brutalité du conflit, sans quête de justification ni d’explication simpliste, mais avec l’ambition d’éveiller une conscience morale collective.
Chaque chapitre aborde de manière habile un aspect spécifique du conflit, allant de la couverture médiatique biaisée jusqu’à la rhétorique des gouvernements occidentaux, en passant par les dilemmes moraux des intellectuels progressistes face à l’injustice. Le fil conducteur du livre repose ainsi sur une interrogation centrale : que révèle l’indifférence occidentale face aux valeurs qu’elle prétend défendre ?
L’un des passages marquant du livre interroge ainsi de manière critique le discours flou des politiques américains face aux horreurs à Gaza. L’auteur écrit :
« Il est pratique d’avoir des opinions modulaires ; c’est pourquoi tant de politiciens libéraux américains glissent une référence occasionnelle à l’inquiétude concernant les civils palestiniens dans leurs déclarations de soutien inconditionnel à Israël. Si la violence devient un fardeau politique, ils peuvent simplement élargir cette partie de la déclaration si nécessaire, comme l’une de ces tables de dîner que l’on allonge pour accueillir plus d’invités que prévu. Il est également important que ce calcul amoral augmente et diminue proportionnellement à l’ampleur de la tuerie, de sorte que l’on puisse toujours dire : ‟Nous n’aurions jamais pu savoir que la situation deviendrait aussi grave, mais maintenant, maintenant, tout a changé”. » (p.90-91).
Dans un autre passage du livre, Akkad souligne le courage des journalistes et citoyens palestiniens, à l’instar de Wael Dahdouh, qui risquent leur vie pour documenter les assassinats et destructions à Gaza, mettant en lumière leur courage face à un silence complice des médias occidentaux. Il écrit :
« En juillet 2024, au moins 108 journalistes palestiniens avaient été tués, selon le Comité pour la protection des journalistes. Il n’y a aucun autre endroit au monde où le nombre de morts est comparable, même de loin. Pour avoir fait un reportage que le gouvernement israélien désapprouve, le correspondant d’Al-Jazeera, Wael Dahdouh, voit sa famille sommairement exécutée par un tir de missile. Il poursuit son reportage le lendemain. Peu après, il est lui-même blessé. Il poursuit son reportage le lendemain. Le fait que la plupart des grands prix journalistiques occidentaux décernés à la suite de la couverture de cet assaut ne tiennent pas compte du travail d’hommes et de femmes comme Dahdouh, ou le reconnaissent au mieux de manière superficielle, de peur d’être taxés de partialité, est une preuve franche de l’effondrement du sens moral de l’industrie journalistique. » (p.44).
El Akkad tisse également son propre récit d’exil, évoquant son enfance en Égypte, son passage à la American International School à Doha au Qatar et son expérience en Amérique du Nord en tant qu’« Arabe ». Ses réflexions sur son cheminement personnel permettent d’éclairer comment les structures de pouvoir façonnent notre perception de la violence et de la justice.
Les critiques ont salué l’ouvrage pour sa lucidité implacable et sa force argumentative. Dina Nayeri, écrivaine irano-américaine, souligne la puissance de sa « colère poétique[2] », tandis que le Chicago Review of Books[3] loue une critique sans concession qui force le lecteur à interroger son propre rôle dans le maintien d’un ordre mondial inégal.
En somme, One Day, Everyone Will Have Always Been Against This est un texte essentiel, à la fois cri de révolte et exercice de lucidité, qui pousse à une réflexion profonde sur les valeurs occidentales et leur application sélective de la justice dans le monde. Bien qu’écrit dans un style différent, ce livre résonne avec Gaza, une étrange défaite[4] de Didier Fassin, qui, à travers une analyse rigoureuse, met en lumière l’aveuglement moral et politique des démocraties occidentales face à la violence exercée sur Gaza. Comme Fassin, El Akkad interroge la manière dont le discours dominant façonne notre perception du conflit, révélant un système où l’indignation et la compassion sont distribuées de façon choisie selon des logiques de pouvoir. Ensemble, ces deux ouvrages forment une critique puissante des contradictions du monde contemporain et de la manière dont l’Occident justifie son inaction face à l’injustice.
NOTES :
[1] Omar El Akkad, One day, everyone will have always been against this, New York, Alfred A. Knopf, 2025. Les traductions des citations sont de l’auteure de l’article.
[2] Dina Nayeri, “One Day, Everyone Will Have Always Been Against This by Omar El Akkad review – a cathartic savaging of western hypocrisy over Gaza”, The Guardian, 14/02/2025. URL: https://www.theguardian.com/books/2025/feb/14/one-day-everyone-will-have-always-been-against-this-by-omar-el-akkad-review-a-cathartic-savaging-of-western-hypocrisy-over-gaza
[3] Joe Stanek, Departures from Western Idealism in Omar El Akkad’s “One Day, Everyone Will Have Always Been Against This”, Chicago Review of Books, 26/02/2025. URL: https://chireviewofbooks.com/2025/02/26/one-day-omar-el-akkad/
[4] Isabel RUCK, « Gaza, une défaite morale collective. A propos du livre de Didier Fassin », CAREP Paris, 12/11/2024. URL : https://www.carep-paris.org/recherche/etudes_sur_la_palestine/gaza-une-defaite-morale-collective/