16/10/2023

Par-dessus les barbelés

Par Azmi Bishara

L’escalade des violences qui embrase de nouveau le Proche-Orient et remet le conflit israélo-palestinien à la Une des médias déchaîne les réactions et les passions. Le temps de l’analyse n’est certes pas encore venu car il nécessitera une prise de distance avec l’immédiateté de l’événement et la vivacité des émotions. Mais comment ne pas réagir ou tenter de resituer la parole de ceux que l’on entend peu dans le brouhaha médiatique actuel ? Comment condamner les atrocités sans rappeler l’histoire d’un peuple et d’une colonisation qui n’a fait que trop durer ? Étant un centre de recherche arabe, nous avons voulu prendre le timbre de l’opinion arabe, en traduisant le point de vue de l’intellectuel palestinien Azmi Bishara.

L’offensive menée le 7 octobre par les brigades Izz al-Din al-Qassam contre les camps militaires et les localités entourant la bande de Gaza marque un tournant dans la confrontation entre la résistance palestinienne et Israël, tant en matière de planification stratégique, que d’exécution, de violence et de puissance d’image. Sans doute en analysera-t-on longtemps les conséquences. Car, ce matin-là, ce ne sont pas seulement des fortifications de béton qui ont volé en éclats, mais aussi des croyances et des idées préconçues ancrées dans les esprits.

Les Israéliens se sont autorisés à se détendre, alors que, depuis près de deux décennies, deux millions de Gazaouis souffrent à portée de leur vue d’un siège inhumain et illégal, que leur gouvernement d’extrême droite se fait de plus en plus complice des agressions contre la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem. Et, qu’en Cisjordanie, les attaques des colons contre les Palestiniens et leurs propriétés ne cessent de s’intensifier. Dans un tel contexte, nul ne devrait s’étonner de la réaction palestinienne : ni les Israéliens, ni le reste du monde. Or si depuis samedi dernier, Israël tente de faire son auto-critique, il y a fort à parier qu’il ne se posera aucune question pertinente quant à la réalité de l’occupation et à ses implications pour la population occupée. Il se contentera de chercher à déterminer qui est responsable de l’échec des renseignements, pourquoi la présence militaire était insuffisante et pourquoi les renforts ont tardé à arriver.

Quant à la capacité de la résistance de Gaza à produire de l’équipement et à faire entrer clandestinement ses composants – de surcroît sur une fine bande de terre sous étroite surveillance, parfaitement dégagée, plane, sans montagnes ni vallées –, elles n’ont pas seulement stupéfait les Israéliens, mais aussi les Arabes et les Palestiniens eux-mêmes. En effet, une fois dépassée l’image de ces parapentes planant par-dessus les barbelés derrière lesquels Gaza est confinée, on ne peut que se demander comment ils ont été fabriqués et comment les combattants ont pu s’entraîner à les piloter. On s’interroge également sur le nombre de tunnels en activité.

L’impasse israélienne

Azmi Bishara

Azmi Bishara

Chercheur et écrivain, il a à son actif de nombreux ouvrages et articles sur la philosophie, la pensée politique et la théorie sociale. Après un doctorat en philosophie obtenu à l’université Humboldt de Berlin en 1986, il a occupé le poste de professeur de philosophie et d’histoire de la pensée politique à l’université de Bir Zeit, de 1986 à 1996. Il est l’un des fondateurs de Muwatin, l’Institut palestinien pour l’étude de la démocratie, et de Mada al-Carmel : centre arabe de recherche sociale appliquée. Azmi Bishara est le fondateur de l’Assemblée nationale démocratique (Balad), un parti arabo-palestinien à l’intérieur de la Ligne verte. Durant quatre législatures consécutives, de 1996 à 2007, il représente son parti en tant que membre élu à la Knesset. En 2007, contraint de quitter le pays, il s’installe au Qatar où il fonde le Arab Center for Research and Policy Studies (ACRPS).

Mais revenons à notre sujet. Israël vient de lancer une guerre – il ne s’agit pas là d’une « simple » offensive militaire. Il avoue publiquement commettre des crimes contre l’humanité, et annonce qu’il va les poursuivre sur une plus grande échelle, en rasant des villes et des camps entiers de la bande de Gaza, que l’on peut décrire comme le lieu de plus densément peuplé de la planète, son plus grand camp de réfugiés et aussi son plus grand camp d’internement. Il ne fait aucun doute que l’État hébreu tente ainsi d’effacer le souvenir des vidéos abondamment diffusées par la résistance et de restaurer son prestige face à sa population et aux pays arabes – qu’ils soient ennemis ou « normalisateurs ». Mais, par-delà cette démonstration de force, il y a autre chose. Cette façon de s’acharner à tout pilonner sans répit après avoir épuisé ses objectifs révèle une confusion et une indécision quant à la façon d’agir après la riposte. Derrière cette politique de la terre brûlée se cache une absence de stratégie, à savoir d’objectifs et de moyens pour les réaliser. Naturellement, le feu vert donné à Israël par les Américains et les Européens l’encourage à poursuivre ses ravages sans limites. En outre, en faisant payer le prix fort à la population civile, il cherche également à la monter contre la résistance.

Ces bombardements massifs, cette façon de traiter les Palestiniens comme des animaux dans une grande cage et de menacer de les priver d’eau et de nourriture sont la preuve d’un racisme éhonté. Lorsque Yoav Gallant, le ministre israélien de la Défense, a dit que les Palestiniens étaient des « animaux humains », il l’a fait en toute conscience : la formule ne lui a pas échappé dans un accès de colère. Il le pense vraiment et agit sur cette base. Le choc et la rage ressentis par la population israélienne, ainsi que le soutien inconditionnel de l’Occident à Israël – victime d’un nouveau « 11 septembre » – lui ont fourni l’occasion d’exprimer cette conviction en toute « légitimité ».

Et après ? Que se passera-t-il si cette guerre d’extermination et ces bombardements sauvages se poursuivent, que les habitations de Gaza continuent à être rasées jusqu’à ce qu’Israël déclare « mission accomplie » ? Que se passera-t-il si après cela le chef des brigades Al-Qassam apparaît en public pour affirmer que le mouvement du Hamas est toujours là et que la résistance continuera ? Il pourra même déclarer l’échec de l’agression israélienne et repartir sur la base des événements du 7 octobre. N’est-ce pas précisément ce qui s’est passé au Liban en 2006, avec un nombre bien moindre de victimes israéliennes ? Une commission d’enquête officielle sera constituée, Netanyahou et son gouvernement seront sanctionnés pour leur « négligence », comme pour celle des services de renseignements. Il y aura un mouvement de protestations réclamant que soit jugé ce gouvernement de droite dont les militaires dormaient au lieu de monter la garde. On dira que l’opération « Iron Sword » a échoué parce qu’Israël, après sa riposte « fracassante » à l’offensive du « Déluge d’Al-Aqsa », est revenu à la case départ.

Certains prétendent qu’une invasion terrestre pour mettre fin au contrôle du Hamas sur la bande de Gaza serait la solution au « dilemme gazaoui ». Mais est-elle vraiment possible ? Les services de renseignements israéliens qui ignoraient visiblement les capacités du Hamas et ce qu’il projetait avant le 7 octobre, ont-ils la moindre idée de ce qui attend l’armée israélienne si elle lance une invasion terrestre ou des opérations commando dans les zones supposées abriter les infrastructures et les chefs du Hamas ? Non. En conséquence, le responsable politique qui déciderait cela prendrait un grand risque qui pourrait mettre fin à sa carrière et coûter la vie à de nombreux soldats. C’est pourquoi, il y aura des négociations visant à former un gouvernement d’urgence ou d’union nationale, afin que la responsabilité d’une telle décision soit assumée par l’ensemble du gouvernement.

À cette heure, la direction israélienne n’a dans son carquois aucune solution pour sortir de l’impasse. Si elle ne parvient pas à réaliser ses objectifs lors d’une opération éclair dont personne n’entendra parler avant qu’elle ne s’achève, ce qui est peu probable, alors le crime en cours se poursuivra, avec l’aval des Américains et des Européens. Pour l’instant, l’État hébreu ne semble pas vouloir mettre fin à sa guerre d’extermination et d’expulsion.

Les erreurs du Hamas

Cela étant dit, j’affirme que le fait que la résistance ait tué et pris en otage des civils était une énorme erreur et doit être condamné. Il est crucial de libérer les civils sans tarder. Toutes les informations qui circulent à ce sujet sont préjudiciables, et la résistance détient suffisamment d’officiers et de soldats pour pouvoir négocier. La présence d’otages civils, dont des étrangers, ne fait qu’affaiblir son pouvoir de négociation et ne fera pas cesser les bombardements. À ce stade, Israël se soucie peu de savoir si ses otages seront tués ou resteront en vie. Il préfère même qu’ils soient tués pendant la guerre : ainsi, lui et ses alliés tiendront le Hamas responsable de leur mort. Si les otages civils sont toujours en vie après la guerre, ils constitueront un « fardeau » moral et politique pour l’État hébreu, et un problème stratégique. Je sais bien que ceux qui extraient des cadavres d’enfants des décombres de leurs immeubles bombardés ne sont pas d’humeur à se pencher sur ce sujet, mais le commandement stratégique, lui, est conscient de son importance.

L’alignement viscéral de l’Occident sur Israël

Les principaux dirigeants et médias occidentaux se comportent comme s’il n’existait pas de civils palestiniens ni arabes. Seraient-ils des « animaux humains » ? Des parias de l’humanité ? Appelez-les comme vous voulez, une chose est sûre, ils ne peuvent pas prétendre au statut de civils. Les seuls civils innocents, ce sont les Israéliens. Sur les écrans des principaux médias occidentaux, on ne voit rien des souffrances et des pertes des civils palestiniens. En Europe et aux États-Unis – sans parler de la Russie et de la Chine, où il n’est pas question de droits humains –, les institutions officielles ne mentionnent pas les femmes et les enfants palestiniens victimes des bombardements. On parle déjà de près de mille morts parmi les civils palestiniens, et si l’on permet à Israël de poursuivre ses massacres, ce nombre pourrait décupler.

Il est difficile de se défaire de cette impression que l’alignement officiel des puissances occidentales sur Israël (sans tenir compte des « détails mineurs » que sont l’occupation, le siège, la colonisation, les attaques contre les lieux saints) est quasi viscéral : il y a un « nous » contre un « eux » (les Arabes, les musulmans, les Orientaux…) On a l’impression que le samedi 7 octobre, c’est une entité commune – européenne, américaine et israélienne – qui a subi une offensive surprise. D’où cette comparaison avec le 11 septembre. Mais il n’y a pas de comparaison possible, car depuis sa création, le mouvement du Hamas n’a mené aucune opération armée hors de la Palestine. Rappelons que les Palestiniens qui ont brisé la clôture longeant Gaza ou l’ont franchie en parapente sont entrés sur les terres dont leurs pères et leurs grands-pères ont été expulsés en 1948 vers la bande de Gaza, et qu’ils connaissent très bien les noms arabes de ces villages. Et que depuis plus de quinze ans, ils sont soumis à un siège inhumain, tout en étant régulièrement pilonnés par les Israéliens. Une telle comparaison est extrêmement provocante, et devoir encore une fois rappeler le contexte de l’occupation pour se justifier, et sans cesse revenir au degré zéro de l’argumentation, comme si nous ne vivions pas dans le même monde, est sidérant.

Pour mener une vie normale en Israël, un Israélien est obligé d’ignorer la réalité de l’occupation, de refouler le souvenir de ce peuple palestinien expulsé de sa propre terre en 1948 et de l’occupation de 1967. S’il ne le fait pas, il peut dire adieu à la normalité de son quotidien. La colonisation et l’occupation sont une situation d’exception qui n’a rien de normal. En avoir conscience lui gâchera la vie : soit il la consacrera à lutter contre l’occupation, soit il quittera le pays, soit il sera rongé par un conflit intérieur, soit il deviendra de plus en plus extrémiste pour justifier la réalité à ses propres yeux… Mais rien ne justifie qu’un journaliste américain ou européen fasse mine d’ignorer l’occupation, tout en vous demandant avec une fausse naïveté de condamner le « terrorisme palestinien » – comme si au commencement était le terrorisme. On finit par se lasser de ces dialogues de sourds, qui n’ont rien d’innocent.