L’enseignement de l’arabe en France s’inscrit dans un contexte socio-politique complexe, marqué par des débats sur l’intégration, la diversité culturelle et la politique linguistique. Bien que l’arabe soit la deuxième langue la plus parlée dans le pays, son apprentissage reste entouré de controverses et confronté à de nombreux défis, en raison notamment de perceptions souvent biaisées et d’un manque de reconnaissance institutionnelle.
Dans ce contexte, le Centre arabe de recherches et d’études politiques (CAREP Paris) et le Département des études arabes de l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) ont organisé une journée d’étude consacrée à la place de l’arabe en France. L’objectif de cet événement était d’évaluer l’état actuel de son enseignement, d’analyser les représentations publiques de ses locuteurs et d’explorer des pistes pour une meilleure intégration de cette langue dans le système éducatif français.
Pour mener cette réflexion, la journée a réuni un large panel de spécialistes – linguistes, enseignants, historiens, interprètes et diplomates – qui, à travers trois sessions thématiques, ont partagé leurs analyses et propositions en faveur d’une reconnaissance accrue de l’arabe. Ils ont souligné son rôle dans le patrimoine linguistique et culturel de la France, ainsi que les bénéfices de son apprentissage dans un monde toujours plus interconnecté.
Voici un compte rendu synthétique des discussions qui ont animé ces panels :
Panel 1 : Arabophones et arabisants en France : réalités et représentations
De l’enseignement à la diplomatie, la langue arabe occupe divers espaces sociaux et institutionnels en France. Sa place et sa perception évoluent au gré des dynamiques socio-politiques.
Ce panel s’est attaché à explorer les réalités et représentations des arabophones et des apprenants de l’arabe. Les premiers, majoritairement issus de l’immigration maghrébine et moyen-orientale, font face à des défis d’intégration, souvent exacerbés par des représentations médiatiques ambivalentes, oscillant entre valorisation culturelle et stéréotypes. Les seconds suivent, quant à eux, des trajectoires différentes.
L’historien Alain Messaoudi a mis en lumière la persistance d’une arabophilie dans certains cercles savants et dans la haute fonction publique, héritée de la période coloniale. Cette arabophilie répondait à un impératif politique : former des élites intermédiaires pour maintenir un lien avec les populations musulmanes. Aujourd’hui, la question se pose : la langue arabe peut-elle se libérer des héritages coloniaux et postcoloniaux qui continuent de l’accompagner ?
Selon Alain Messaoudi, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Nantes, avant 1914, l’arabe s’imposait comme « une langue vivante pas plus étrangère que les autres ». Enseignée au Collège de France dès le XVIe siècle, elle devient, à partir de la colonisation de l’Algérie en 1830, une langue avec laquelle la France doit « s’engager » – un tournant qui marque durablement les perceptions aux XXe et XXIe siècles. Dès les années 1880, une catégorie importante d’arabisants émerge dans les sphères sociale et scolaire, renforcée par la création de l’agrégation d’arabe en 1906. Toutefois, après la Première Guerre mondiale, l’administration coloniale réprime l’enseignement de l’arabe en Algérie et lui retire en 1928 sa double valorisation au baccalauréat. Malgré la décolonisation, cette histoire continue d’influencer la perception de la langue arabe. Aujourd’hui, des agrégés d’arabe occupent des postes universitaires et administratifs, et la création du CAPES d’arabe en 1975 avait pour ambition d’en faire « une langue vivante comme les autres ».
Catherine Pinon, professeure agrégée d’arabe et chercheuse associée à l’IREMAM, enseigne dans le secondaire. Elle revient sur la perception de l’arabe à travers son propre parcours. D’abord persuadée qu’elle deviendrait « une simple professeure de langue », elle réalise rapidement que son statut est « bien particulier » du fait du positionnement singulier de l’arabe dans la société française. Elle souligne que cette langue reste marquée par le passé colonial et une relation complexe avec la France, alimentée par les discours médiatiques actuels. Perçue comme « langue de l’exclusion », l’arabe reste marginalisé, son enseignement maintenu « le moins visible possible ». Elle évoque aussi une « double peine » vécue par certains enseignants arabisants, confrontés à la fois aux préjugés institutionnels et aux critiques de collègues arabophones.
L’arabisant et ancien diplomate Patrice Paoli, fort de 45 années d’expérience au service de la diplomatie française, propose une autre lecture de la perception de l’arabe, notamment dans le milieu diplomatique. Pour lui, la communication est au cœur de l’influence diplomatique : « c’est dans l’ignorance ou la méconnaissance de l’autre que naissent les conflits ». Il insiste sur l’importance de la maîtrise de l’arabe dans les relations internationales : même en présence d’un interprète, cette compétence renforce la légitimité et la qualité des échanges. Elle permet aussi de mieux saisir les subtilités politiques via un accès direct aux médias locaux. Patrice Paoli déplore cependant la politisation excessive de la langue arabe en France et sa perception encore déformée.
Panel 2 : L’enseignement de l’arabe en France
La place de la langue arabe en France dépend largement de son statut dans l’école républicaine et dans l’enseignement supérieur. Confronté à un manque de moyens et de personnel qualifié, son enseignement est parfois fragilisé par des controverses politiques influençant les politiques éducatives. Ces tensions affectent aussi bien les programmes scolaires que les parcours universitaires.
Pourtant, l’apprentissage de l’arabe représente une réelle opportunité : il favorise l’intégration sociale, le dialogue interculturel, et renforce le lien des élèves avec leur patrimoine, tout en ouvrant sur une langue d’importance internationale. Un enseignement apaisé et valorisé de l’arabe pourrait ainsi contribuer à la cohésion sociale.
Dounia Zebib, inspectrice académique à l’académie de Paris, dresse un état des lieux de l’enseignement de l’arabe dans le secondaire. Celui-ci prend son essor avec la politique de regroupement familial en 1976 et la mise en place d’accords bilatéraux avec le Maroc, l’Algérie et la Tunisie, dans le cadre des ELCO (enseignements de langues et de cultures d’origine). Ce dispositif a fait passer le nombre d’élèves de 300 en 1965 à 18 000 en 1985. Après une période de déclin dans les années 2000, l’intérêt repart à la hausse dès 2013, grâce à l’investissement des enseignants et à l’ouverture de sections bilingues et internationales.
Cependant, des défis persistent, notamment en matière de recrutement et de représentation. La majorité des élèves intéressés par l’arabe sont issus de familles arabo-descendantes et parlent déjà la langue à la maison. Le choix des langues vivantes (LV2 ou LV3) reste souvent motivé par des logiques utilitaires. Mme Zebib plaide donc pour un véritable « continuum » entre l’offre linguistique et les perspectives professionnelles et culturelles offertes par cette langue.
Fouad Mlih, maître de conférences à l’Université de Lorraine, évoque la pérennité de l’enseignement supérieur de l’arabe. Bien que présente dans divers cursus (LLCE, LEA, options), la discipline souffre d’un manque de reconnaissance et de passerelles, ce qui impacte le recrutement. Il préconise de dissocier l’enseignement de la langue de celui de la culture, pour éviter les freins liés à des représentations culturelles ou familiales. Il insiste aussi sur la nécessité d’intégrer l’arabe contemporain dans les cursus.
Selon lui, l’arabe occupe une place notable dans l’espace universitaire français, grâce à une accumulation de savoirs pluridisciplinaires. L’État soutient certaines formations, comme l’islamologie, par le biais d’appels à projets. Cette dynamique se reflète aussi à l’international, dans le travail de recherche mené par les instituts français comme l’Ifpo au Liban et en Jordanie.
Alexis Ogor, diplômé de Sciences Po Rennes et de l’Université Paris Cité, analyse les parcours sociaux et universitaires des étudiants en arabe, notamment à l’INALCO et à Paris 8. Majoritairement arabo-descendants ou issus de la région ANMO, ces étudiants ont souvent été exposés à l’arabe par des biais variés : école coranique, LV2, établissements privés musulmans, etc. Pour certains, l’apprentissage de l’arabe est un marqueur symbolique fort, pour d’autres, un moyen d’affirmer leur identité, voire de retourner un stigmate social.
Panel 3 : Plaidoyer pour la langue arabe
Cette table ronde a réuni Nada Yafi (diplomate et ancienne directrice du Centre de Langue et de Civilisation Arabes à l’IMA), Nisrine Al Zahre (linguiste, actuelle directrice du même centre), et Nabil Wakim (journaliste au Monde). Leurs échanges ont mêlé expériences personnelles, réflexions linguistiques et enjeux culturels, illustrant la richesse des trajectoires arabes et le rôle central de la langue comme « langue d’ouverture sur le monde ».
Avec une approche nuancée, ils ont abordé la faible institutionnalisation de l’arabe en France, son employabilité croissante, et son intégration progressive dans la société française, en dépit d’un discours politico-médiatique souvent défavorable. Nisrine Al Zahre parle d’une position « flottante, confuse et mouvante » de l’arabe dans l’espace public français, reflétant une perception en perpétuelle redéfinition.
Le panel a aussi interrogé la complexité de la maîtrise de cette langue et la pertinence des catégories linguistiques actuelles. L’enseignement et la valorisation de l’arabe y sont apparus comme essentiels pour assurer sa reconnaissance, avec une mobilisation nécessaire, à la fois institutionnelle et citoyenne.
Quelles leçons en tirer ?
Les discussions mettent en lumière une relation ambivalente entre la France et la langue arabe, tissée d’héritages coloniaux, de tensions contemporaines, mais aussi de promesses éducatives et culturelles. Cette langue, à la fois valorisée et stigmatisée, peine encore à se libérer d’une image réductrice.
Il est essentiel de déconstruire les stéréotypes qui l’entourent et de la replacer dans un cadre de diversité linguistique assumée. L’arabe est un outil puissant d’intégration, de dialogue interculturel et de transmission patrimoniale. Sa reconnaissance et sa promotion doivent s’opérer à tous les niveaux : scolaire, universitaire, professionnel.
Créer un environnement éducatif propice à son épanouissement, loin des tensions idéologiques, est une condition indispensable pour valoriser cette langue dans toute sa richesse. Cela passe par une meilleure institutionnalisation, une adaptation des formations, et une reconnaissance pleine dans l’espace public.
Au-delà des défis, c’est donc une opportunité unique qui s’offre à la France : faire de l’arabe une composante forte de son paysage linguistique et culturel, et renforcer ainsi sa cohésion sociale et son ouverture au monde.