24/11/2023

Questions éthiques pour des temps difficiles

Par Azmi Bishara
illustration article questions éthiques
Photo de Gayatri Malhotra sur Unsplash

Au-delà des conflits politiques et idéologiques, la sauvagerie de la guerre et des massacres inspire de nombreuses réflexions existentielles. A priori, on serait tenté de dire qu’il reste peu de place pour le débat moral, piégé entre l’extrême brutalité d’une agression plaçant la réalisation de ses objectifs au-dessus du bien et du mal – à tel point que tout, même l’impensable, est permis – et ces êtres ayant tout perdu s’accrochant à un semblant de survie au milieu de leurs morts. Le brouillage des frontières morales et la polarisation politique, et même identitaire, qui sévit, empêchent de discerner une quelconque morale. Néanmoins cet article – qui ne s’adresse ni aux criminels de guerre, ni à leurs victimes, qui ont d’autres soucis – se propose de déterminer et d’examiner les questions éthiques soulevées par la guerre menée par Israël contre la population palestinienne de la bande de Gaza. Je veux parler des dilemmes moraux auxquels l’humanité est confrontée en raison des atrocités commises et des mécanismes employés pour saper tout jugement moral de ces crimes.

Rappelons tout d’abord que la morale n’est pas le moteur de l’action humaine, ni en temps de guerre, ni en temps de paix, à moins qu’elle ne touche à la constitution affective et émotionnelle de l’homme, de sorte que faire le bien, refuser de mentir, lutter contre l’oppression et pour la justice, poussent véritablement l’homme à agir. Mais en général, l’action humaine est plutôt motivée par la volonté de se prémunir des atteintes physiques et psychologiques, le fait de ne plus pouvoir endurer certaines choses, ou alors la convoitise et la possessivité, le refus de l’humiliation et la défense de la dignité, le désir de reconnaissance et d’appréciation, l’obsession du contrôle, le désir de se libérer des contraintes, etc. Souvent, les valeurs morales individuelles et/ou sociales, restreignent, régulent, voire empêchent cette action, ou la justifient après qu’elle s’est produite.

Les valeurs se recoupent souvent avec les émotions humaines fondamentales. Prenez par exemple la dignité. Elle est liée à une forte aversion pour l’humiliation qui va parfois jusqu’à pousser les individus à se soulever, tout comme elle peut inspirer un sentiment de culpabilité et d’empathie face à l’humiliation d’autrui – si tant est que cette dignité soit une profonde valeur morale et ne se limite pas à de l’amour-propre.

Cependant, même si leurs motivations ne sont pas morales, les actions humaines peuvent faire l’objet d’un jugement moral, selon des critères émanant soit d’une éthique individuelle, soit des valeurs morales prévalant dans la société. Ces jugements moraux sont une condition préalable à la formation et à l’existence de toute société. L’idée répandue selon laquelle les actions des États – à savoir les autorités dirigeantes et les institutions – ne sont en général pas motivées par la morale, mais par les intérêts, la volonté de dominer, etc., est rarement remise en cause. Toutefois, les gens ne jugent pas les politiques et les actions des États uniquement en fonction de leur aptitude à réaliser leurs intérêts et à se prémunir des préjudices, mais également au prisme de critères moraux. Sans cela, une civilisation ne mérite pas d’être considérée comme telle.

Contrairement à ce que l’on dit souvent, la première victime de la guerre n’est pas la vérité, mais la morale. Lorsque commencent les campagnes de propagande et de mensonges, la morale a déjà été mise de côté. On l’astreint au silence et l’on fait taire les voix qui s’élèvent en son nom. La frontière ténue entre la vie et la mort ne tolère pas son insistance. Mais nous, nous n’avons aucune excuse, nous nous devons d’invoquer la morale.

Azmi Bishara

Directeur général de l’ACRPS

Chercheur et écrivain, il a à son actif de nombreux ouvrages et articles sur la philosophie, la pensée politique et la théorie sociale. Après un doctorat en philosophie obtenu à l’université Humboldt de Berlin en 1986, il a occupé le poste de professeur de philosophie et d’histoire de la pensée politique à l’université de Bir Zeit, de 1986 à 1996. Il est l’un des fondateurs  de Muwatin, l’Institut palestinien pour l’étude de la démocratie,  et de Mada al-Carmel : centre arabe de recherche sociale appliquée. Azmi Bishara est le fondateur de l’Assemblée nationale démocratique (Balad), un parti arabo-palestinien à l’intérieur de la Ligne verte. Durant quatre législatures consécutives, de 1996 à 2007, il représente son parti en tant que membre élu à la Knesset. En 2007, contraint de quitter le pays, il s’installe au Qatar où il fonde le Arab Center for Research and Policy Studies (ACRPS) .