17/04/2024

Y’a-t-il un changement dans la position américaine sur l’agression israélienne de la bande de Gaza ?

Par l'Unité d'analyse politique de l'ACRPS
Le président Joe Biden rencontre le Premier ministre Benjamin Netanyahu, le 18 Octobre 2023. Photo : Maison Blanche / Public Domain / Wikimedia Commons

Pour la première fois depuis le début de l’agression israélienne sur la bande de Gaza le 8 octobre 2023, le président Joe Biden a menacé de réexaminer le soutien américain à la guerre si Israël ne changeait pas sa politique. Cette menace a été émise lors d’un appel téléphonique avec le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, le 4 avril 2024, à la suite d’une attaque israélienne ciblant des véhicules d’aide humanitaire de l’organisation World Central Kitchen à Gaza le 1er avril. L’attaque a entraîné la mort de six travailleurs occidentaux, dont un Américain, ainsi que de leur chauffeur palestinien. Joe Biden s’est dit « indigné et bouleversé » de cette attaque et a affirmé qu’« Israël ne fait pas assez pour protéger les travailleurs humanitaires qui tentent d’apporter aux civils l’aide dont ils ont désespérément besoin […] Israël ne fait pas non plus assez pour protéger les civils[1] ».

Il faut rappeler que deux jours avant cet appel, les primaires démocrates se sont tenues dans l’État du Wisconsin, et que près de 47 000 électeurs sont se sont abstenus à renouveler leur engagement à voter Biden. Les résultats des primaires ont causé une forte inquiétude pour la campagne du président américain, d’autant plus qu’il avait gagné contre Donald Trump avec une légère marge de 20 000 voix dans cet État lors des précédentes élections. La position inflexible du président Biden, allié central d’Israël dans l’agression menée sur Gaza, peut expliquer un tel comportement chez certains électeurs démocrates américains.

Les demandes américaines et les limites de la réponse israélienne

Selon la déclaration de la Maison-Blanche qui donnait suite à l’entretien de Joe Biden avec Netanyahu, le président américain aurait souligné que « les frappes ciblant les travailleurs humanitaires, ainsi que la situation humanitaire en général dans la bande de Gaza sont inacceptables ». Joe Biden a clairement rappelé la « nécessité pour Israël d’annoncer et de mettre en œuvre une série d’étapes spécifiques, concrètes et mesurables pour remédier aux dommages infligés aux civils et à la souffrance humanitaire ainsi qu’à la sécurité des travailleurs de l’aide humanitaire [à Gaza] ». Selon le communiqué officiel, Joe Biden a insisté sur l’importance « d’un cessez-le-feu immédiat pour stabiliser et améliorer la situation humanitaire et protéger les civils innocents […] et a encouragé [Benyamin Netanyahu] à permettre à ses négociateurs, sans délai, de parvenir à un accord pour ramener les otages chez eux ». Il a affirmé qu’il réexaminerait la politique américaine concernant Gaza « en fonction de l’évaluation des mesures immédiates qu’Israël prendra »[2].

Différents médias américains ont décrit un appel de trente minutes « tendu » entre les deux chefs d’États et ont rapporté, s’appuyant sur des sources officielles, que le président américain s’attendait à des « changements » concrets de la part d’Israël. Trois officiels américains ont confirmé que Biden avait averti Netanyahu que si Israël ne changeait pas le cours de la guerre à Gaza, « il réexaminerait le soutien fourni à celle-ci[3] », une position réitérée par le secrétaire d’État, Antony Blinken : « Si nous ne voyons pas les changements que nous devons voir, il y aura un changement dans notre politique[4] ».

Il n’est pour l’instant pas clair quelles seraient les conséquences d’un contournement par Netanyahu des demandes de Washington. Certains législateurs démocrates demandent par exemple l’arrêt des livraisons d’armes à Israël ou encore la mise en place de conditions sur leur exportation. Joe Biden n’a pas spécifiquement mentionné la possibilité de réduire ou de stopper les approvisionnements en armes et n’a pas non plus fixé de délai à Israël pour répondre aux demandes américaines[5], rendant ainsi incertaines les répercussions que pourrait avoir une poursuite de l’agression israélienne sur Gaza. L’administration Biden semble, de plus, déjà adoucir son ton envers Israël, affirmant que l’État hébreu avait commencé à répondre à ses attentes. Joe Biden a indiqué, un jour après son appel téléphonique avec Netanyahu, que les Israéliens « font maintenant ce que je leur ai demandé de faire[6] ». Cette déclaration a été confirmée par la porte-parole du Conseil de sécurité nationale américain, Adrienne Watson, qui a déclaré : « Nous saluons les mesures annoncées par le gouvernement israélien ce soir, suite à la demande du président après son appel avec le Premier ministre Netanyahu[7] ». Le gouvernement israélien a annoncé qu’il autoriserait temporairement l’entrée de davantage d’aide humanitaire à Gaza via le port d’Ashdod et le passage d’Erez dans le nord de la bande, ainsi que l’afflux de plus d’aide jordanienne via le passage de Kerem Shalom à la frontière égyptienne. Afin de garantir l’acheminement de l’aide à Gaza, Israël a également annoncé vouloir mettre en place de nouvelles mesures pour « éviter les confrontations » et assurer la sécurité du personnel humanitaire, tout en affirmant que cela se ferait de manière à « maintenir les combats et atteindre les objectifs de la guerre[8] », ignorant au passage la demande de Biden pour un « cessez-le-feu immédiat ».

L’armée israélienne a annoncé avoir décidé de licencier ou de sanctionner cinq officiers supérieurs, à la suite d’une enquête menée en interne sur la mort des employés du World Central Kitchen. Selon elle, les officiers « qui avaient approuvé le raid étaient convaincus qu’ils ciblaient des militants armés du Hamas » mais l’attaque avait été « une grave erreur découlant de l’échec à identifier correctement » les cibles[9]. Bien que cette reconnaissance de responsabilité soit un pas, la sanction de cinq officiers ne répond pas au vœu américain, formulé par Blinken, d’une « enquête indépendante, complète et publique[10] ». Une telle requête semble par ailleurs difficile à mettre en pratique, en cela qu’il est demandé à un État de mener une enquête objective ou indépendante sur lui-même.

Joe Biden estime que la question d’un cessez-le-feu doit être liée à un accord immédiat sur la libération des otages. C’est pourquoi il a encouragé Netanyahu « à permettre à ses négociateurs de conclure un accord sans délai[11] ». Biden a également insisté sur la nécessité pour Israël de parvenir à un arrangement avec le Hamas concernant le retour des Palestiniens déplacés dans le nord de la bande de Gaza. Il a appelé l’Égypte et le Qatar à faire pression sur le Hamas pour qu’il fasse également des concessions sur ses conditions afin de finaliser un accord d’échange de prisonniers.

Un recalibrage de la position américaine à nuancer

Un potentiel changement de l’approche américaine, dans le cas où Israël ne modifierait pas sa conduite militaire, semble se limiter à la gestion israélienne de la guerre à Gaza et dépendre de l’évaluation par l’administration américaine des « mesures immédiates qu’Israël prendra ». Le soutien américain à Israël en général, y compris les livraisons d’armes, est donc fortement susceptible de continuer. Dans ses déclarations, la Maison-Blanche a réaffirmé le soutien de Washington à Israël face aux « menaces iraniennes ouvertes contre Israël[12] », bien qu’Israël eût provoqué, quelques heures auparavant, une attaque ciblant un bâtiment voisin de l’ambassade iranienne à Damas, tuant sept officiers des Gardiens de la révolution iranienne, dont deux hauts responsables.

Anthony Blinken n’a pas non plus fourni de définition claire de ce qui pourrait constituer un changement de politique américaine, ni de l’étendue de ce recalibrage, contrairement à ce que demandent des membres de premier plan du parti démocrate, notamment le sénateur Chris Coons, proche de Biden, et l’ancienne présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi[13]. Ces dernières semaines, un nombre croissant de responsables démocrates ont appelé à conditionner l’aide militaire à Israël ou à ne lui fournir que des armes défensives[14]. Joe Biden a cependant lui-même raillé, un jour après son appel avec Netanyahu, l’idée que son administration puisse stopper l’aide militaire à Israël[15]. Le jour même de l’attaque israélienne contre les employés du World Central Kitchen, l’administration Biden a approuvé un nouvel envoi d’armes et de munitions à Israël, comprenant plus de 1 000 bombes de 500 livres et 1000 bombes de plus petit calibre[16]. Josh Pol, ancien expert en armement au département d’État américain, qui a démissionné pour protester contre les politiques de l’administration concernant Gaza, estime que les bombes de petit calibre fournies par les États-Unis à Israël ont pu être utilisées dans le bombardement du convoi du World Central Kitchen[17].

Bien que Biden se soit opposé à toute invasion israélienne de la ville de Rafah qui n’établirait pas de plans clairs pour gérer le près d’un million et demi de déplacés palestiniens y ayant trouvé refuge, son administration a toutefois approuvé un nouveau paquet d’armes pour Israël d’une valeur de 2,5 milliards de dollars. Cette livraison comprend 25 chasseurs de type F-35E, plus de 1 800 bombes MK-84 de 2000 livres et 500 bombes MK-82 de 500 livres[18], des armes qu’Israël utilise dans la perpétration de massacres contre les civils palestiniens, y compris les enfants et les femmes. Début avril, l’administration Biden a également annoncé la validation préliminaire d’une vente à Israël de 50 avions de combat F-15, en plus de moteurs, systèmes de canon, radars et systèmes de navigation ainsi que des missiles air-air, des munitions offensives avancées, la création et le développement d’infrastructures logistiques, la formation et la maintenance de la flotte aérienne israélienne, le tout à hauteur de 18 milliards de dollars. Pour sa part, Israël avait soumis, lors de la visite de son ministre de la Défense Yoav Gallant à Washington fin mars, une autre demande d’achat d’avions F-35 supplémentaires.

L’exécution de ces accords, actuellement examinés par les comités des relations étrangères du Congrès et du Sénat américains, nécessitera certainement de nombreuses années (au moins cinq ans dans le cas des avions F-15), néanmoins, l’administration Biden semble pressée de les conclure. En effet, de fortes pressions sont exercées par la base du Parti démocrate, et certains de ses législateurs au Congrès, pour utiliser l’armement comme levier de négociation avec Israël afin de changer son approche de la guerre à Gaza. Blinken considère que la poursuite des transferts d’armes à Israël vise à répondre aux préoccupations de sécurité israéliennes en général, au-delà du conflit à Gaza. Ralentir, réduire ou conditionner les ventes d’armes pourrait affaiblir la force de dissuasion israélienne et encourager l’Iran et ses alliés régionaux à attaquer[19].

En d’autres termes, l’administration Biden ne semble pas prête à basculer de la critique des pratiques israéliennes à Gaza à des mesures concrètes pour forcer l’État hébreu à changer sa conduite. Le 25 mars, elle s’est abstenue d’utiliser son droit de veto contre une résolution adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU appelant à un cessez-le-feu immédiat et inconditionnel à Gaza, à la libération de tous les détenus et à l’autorisation de l’entrée de davantage d’aide humanitaire dans la bande assiégée, provoquant la colère de Netanyahu qui a dans la foulée annulé la visite d’une délégation israélienne à Washington pour discuter d’un plan d’invasion de Rafah. Les États-Unis ont cependant précisé que la résolution n’était selon eux pas contraignante pour Israël car inscrite sous le chapitre VI et qu’elle n’appelait pas non plus à un cessez-le-feu permanent[20]. Le 10 mars dernier, Biden avait déclaré qu’une invasion israélienne de Rafah serait considérée comme une « ligne rouge ». La Maison-Blanche s’était empressée de nier que le président ait impliqué des conséquences pour Israël si jamais cette ligne rouge était franchie[21].

Conclusion

Il est fort probable qu’en l’absence d’une décision américaine qui prendrait des mesures concrètes pour forcer Israël à changer sa conduite à Gaza, Netanyahu tentera de manœuvrer et de contourner les demandes américaines tout en évitant un affrontement direct avec une administration considérée comme la plus proche alliée d’Israël à ce jour[22]. Par ailleurs, l’attention se tourne actuellement vers la Chambre des représentants américaine, qui statuera dans les prochains jours sur un paquet d’aide militaire de 95 milliards de dollars pour l’Ukraine, Taïwan et Israël. Jusqu’à présent, il semble que 20 députés démocrates pourraient refuser d’apporter leur vote à la mince majorité républicaine, citant l’absence de conditions rattachées à l’envoi d’aide militaire à Israël[23], ce qui pourrait signifier l’échec de l’adoption de ce paquet d’aides réclamé par la Maison-Blanche. Il reste néanmoins possible que Biden, inquiet de la division de sa base démocrate sur la guerre à Gaza sept mois avant les élections présidentielles, soit contraint de prendre une mesure poussant Israël à respecter les demandes américaines, dans l’espoir de sauvegarder ses chances électorales.

NOTES :

[1] “Statement from President Joe Biden on the Death of World Central Kitchen Workers in Gaza”, The White House, 2 avril 2024, consulté le 8 avril 2024, sur : https://doha-institute.org/Lhk

[2] “Readout of President Joe Biden’s Call with Prime Minister Netanyahu of Israel”, The White House, 4 avril 2024, consulté le 8 avril 2024, sur : https://doha-institute.org/Vjv

[3] Barak Ravid, “’We Won’t Support You’: Inside Biden’s Ultimatum to Bibi”, Axios, 5 avril 2024, consulté le 8 avril 2024, sur : https://doha-institute.org/ukq 

[4] Stephen Collinson, “US Awaits Netanyahu’s Response after Biden’s Ultimatum”, CNN, 5 avril 2024, consulté le 8 avril 2024, sur : https://doha-institute.org/xlW

[5] Peter Baker, “In Threatening Israel, Biden Hopes to Avoid a Rupture”, The New York Times, 5 avril 2024,  consulté le 8 avril 2024, sur: https://doha-institute.org/dz5

[6] “Remarks by President Biden Before Marine One Departure”, The White House, 5 avril 2024, consulté le 8 avril 2024, sur : https://doha-institute.org/mxM

[7] Jordan Fabian & Galit Altstein, “Biden Tells Netanyahu US Support Hinges on Protecting Civilians”, Bloomberg, 4 avril 2024, consulté le 8 avril 2024, sur : https://doha-institute.org/zcI

[8] Ibid.

[9] Rob Picheta, “Israeli Military Fires Two Senior Officers as Report Finds Strike on Aid Workers was in ‘Serious Violation of Commands’”, CNN, 5 avril 2024, consulté le 8 avril 2024, sur : https://doha-institute.org/Nck

[10] Collinson. op. cit

[11] Ravid. op. cit

[12] “Readout of President Joe Biden’s Call with Prime Minister Netanyahu of Israel”.

[13] Andrew Solender, “Nancy Pelosi Joins Call to Halt U.S. Weapons Transfers to Israel”, Axios, 5 avril 2024, consulté le 8 avril 2024, sur : https://doha-institute.org/Ebz

[14] Baker, op. cit.

[15] “Remarks by President Biden Before Marine One Departure”.

[16] Michael R. Gordon & Nancy A. Youssef, “Biden Ties Support for Israel to Civilian Protection in Gaza”, The Wall Street Journal, 4 avril 2024, consulté le 8 avril 2024, sur : https://doha-institute.org/Gng

[17] John Hudson, “U.S. Approved More Bombs to Israel on Day of World Central Kitchen strikes”, The Washington Post, 4 avril 2024, consulté le 8 avril 2024, sur : https://doha-institute.org/Ym2

[18] Lara Seligman, Joe Gould & Paul McLeary, “US Weighs Selling New Fighter Jets, Missiles and Guidance Kits to Israel”, Politico, 1er avril 2024, consulté le 8 avril 2024, sur : https://doha-institute.org/BQn

[19] Michael Crowley & Edward Wong, “Biden Administration Presses Congress on $18 Billion Sale of F-15 Jets to Israel”, The New York Times, 2 avril 2024, consulté le 8 avril 2024, sur : https://doha-institute.org/ZWb

[20] Peter Aitken & Alba Cuebas-Fantauzzi, “Biden’s Shifting Support of Israel in his Own Words: From ‘Unwavering’ to ‘Over the Top’ Criticism”, FoxNews, 28 mars 2024, consulté le 8 avril 2024, sur : https://doha-institute.org/GE1

[21] Peter Baker & Alan Yuhas, “White House Denies Biden Has Set ‘Red Lines’ for Israel-Hamas War in Gaza”, The New York Times, 12 mars 2024, consulté le 8 avril 2024, sur : https://doha-institute.org/HRe

[22] Baker, op. cit.

[23] Gordon & Youssef, op. cit.