24/06/2019

Élection présidentielle en Mauritanie : quels enjeux ?

Photo : vote d'une femme, Nouakchott, Mauritania
© ZUMA Press, Inc./Alamy Live News

Par Mohamed Mahmoud Maloum

Sans véritable enjeu national, le scrutin présidentiel mauritanien qui connaîtra son épilogue dans quelques jours, suscite pourtant l’intérêt des acteurs sous régionaux et internationaux. Le « recul » croissant de l’influence de la France dans son ancien pré-carré se double en effet de l’irruption de nouveaux acteurs comme la Chine, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis dans la zone sahélo-saharienne. Malgré ce contexte géopolitique en pleine reconfiguration, il y a peu d’espoir que la nouvelle donne géostratégique bouleverse les équilibres de la démocratie de façade qui prévalent en Mauritanie depuis les années 1990.

État prétorien

Si la scène politique mauritanienne, structurellement polarisée depuis le début du processus « démocratique » issu du sommet de la Baule[1] en 1992 entre un régime semi-autoritaire[2], et une opposition dite « démocratique », a connu un pic de tension en 2009 à la suite du putsch contre l’unique président élu « démocratiquement », Sidi Ould Cheikh Abdalahy[3], la « tension » permanente entre les acteurs de la mobilisation politique est restée en deçà du seuil critique au-delà duquel une crise politique peut dégénérer en crise sociale et constituer un levier de mobilisation politique. Dans ce énième face-à-face entre une opposition divisée à la stratégie confuse (succession de boycott et de participation) et un régime pilotant unilatéralement des élections dont l’unique objectif est de recevoir la sacro-sainte onction de la « légitimité démocratique » indispensable à l’agrément des bailleurs de fonds, l’issue semble jouée d’avance.

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Mohamed Mahmoud Maloum

Journaliste et chercheur en géopolitique, Mohamed Maloum a également été conseiller du président tunisien Moncef Marzouki.

L’État mauritanien peut être considéré comme un état prétorien classique tel que l’ont décrit notamment les travaux de Maurice Duverger sur la Ve République en France[4]. Contrairement à l’État prétorien « moderne », incarné par l’Algérie, dans lequel l’armée est le pilier du système politique et joue le rôle d’unique pôle stable et stabilisant[5], l’État prétorien classique est dominé par une armée faiblement professionnalisée aux pratiques anarchiques. Cette armée est avide de rapines à l’image des caudillos de l’Amérique latine et ceux d’Afrique, avec comme conséquences un haut degré de désorganisation politique et sociale.

Dans un tel système politique, des éléments de la démocratie libérale formelle sont combinés aux pratiques d’un pouvoir autoritaire fortement centralisé entre les mains du président de la république. Ainsi, un régime « prétorien » peut être considéré comme un régime « semi-autoritaire ». Il autorise certaines libertés publiques (politique, médiatique et associative) mais par le truchement de mécanismes antidémocratiques qui rendent l’alternance politique pacifique quasi impossible.

En fait ce type de régime est traversé par une tension : pour se pérenniser il doit nourrir et rendre institutionnellement possibles les espérances qu’il cherche pourtant à neutraliser. Ce modèle pourrait être qualifié de « démocratie de façade » : les libertés politiques (élections démocratiques, débats publics…) semblent y faire bon ménage avec des éléments autoritaires d’un pouvoir d’apparence civil mais exercé en réalité par l’armée ou plus exactement au nom de l’armée. La tenue d’élections présidentielles va ainsi de pair avec l’acceptation par les élites d’un pouvoir prétorien à vie, la fraude, le manque de neutralité de l’administration et l’achat des voix. D’une part les organigrammes, les textes officiels et les conventions internationales de lutte contre la torture ou de protection de l’enfance, de l’autre, la fraude, la corruption et autres arrangements quotidiens, cohabitent dans le même espace politique.

Démocratie de façade

Loin de représenter une phase passagère ou une transition vers la démocratie réelle espérée, ce mode de gouvernance finit par acquérir un caractère normatif et par se substituer à de véritables pratiques démocratiques. Ce modèle peut s’appliquer à la grande majorité des pays arabes. Ce qui explique qu’après plus d’un quart de siècles d’élections dans des pays aussi divers que l’Algérie, le Soudan, la Tunisie ou l’Égypte, le peuple finit par se lasser de ce modèle pseudo-démocratique et se révolte dans un élan jusque-là inédit dans la région.

Sans grande légitimité populaire, l’armée mauritanienne, qui s’est maintenue au pouvoir entre 1978 et 1984 au prix de fréquents putschs dont le mobile fut souvent personnel et tribal, assure sa stabilité depuis 1992 grâce à l’installation d’un régime « prétorien » basé sur une telle « démocratie de façade ».

L’une des causes du maintien de l’armée au pouvoir dans un régime prétorien réside avant tout dans l’absence de structures politiques et d’institutions étatiques solides. De fait, l’État en Mauritanie, est régi par des liens personnels plutôt que par des lois et le sens de la chose publique (res publica). Dans un cadre institutionnel très fragile car peu légitime, les dirigeants, (souvent des « hommes forts »), font d’abord confiance aux liens primordiaux[6] – la tribu, l’ethnie, ou à la corporation (l’armée).

Les hommes politiques trouvent dans ces réseaux un moyen de contrôle de la société et même de modification de ses équilibres bien plus efficace que les instruments « modernes » de mobilisation des masses que sont les partis politiques, les syndicats ou la société civile. Si bien que tant les hommes politiques que la bureaucratie d’État ont intériorisé le fonctionnement tribal de la société sur la base d’une « asabiya »[7] essentielle, à leurs yeux, comme passerelle entre le désordre et l’anarchie des tribus nomades et liée à un islam dit « modéré »[8].

Dans les années soixante, au lendemain de la décolonisation, la doxa dominante dans les milieux politiques mauritaniens voulait que le règne de l’homme fort – père de la nation – soit une étape nécessaire à la transition entre l’ère coloniale et un régime pluraliste et démocratique. Force est de constater que ce pouvoir fort survit encore au prix d’une éternelle recomposition au sein du groupe hégémonique, et d’un lifting récurrent au sommet du régime qui permet d’en préserver l’ossature et se refait ainsi une virginité politique à peu de frais. Dans ce registre, le putsch des colonels Mohamed-Ould Abdelaziz (l’actuel président) et Ould Ghazouani (candidat du régime) – contre le colonel Maouya Ould Sid’Ahmed Taya, en 2005, est éloquent : après leur coup d’État, ils organisèrent une élection présidentielle frauduleuse en 2009 qu’ils emportèrent avec l’onction des bailleurs de fonds internationaux. Ainsi, le régime s’est « coulé » dans le mécanisme formel du pluralisme démocratique (élections législatives, municipales, présidentielles).

Dans ce cas, la compétition électorale devient une simple opération « folklorique » cyclique qui n’offre aucune réelle perspective d’alternance au sommet de l’État. Tant sont bien maîtrisés les réseaux indispensables à la conquête d’un pouvoir tenu par une « oligarchie » reposant sur une alliance entre trois des principaux acteurs du contrôle social : les chefferies traditionnelles, les hommes d’affaires et les chefs religieux. La pérennité de ce régime néo-patrimonial, dans un environnement culturel empreint de patriarcat, de hiérarchie et de clivage social, sera difficile à modifier sans passer par une profonde révolution sociale et politique. D’autant que cette culture anime même les mouvements d’opposition, qui utilisent les mêmes leviers de mobilisation et sauf rares exceptions, sont tout aussi peu enclins à modifier leurs pratiques politiques malgré les congrès successifs organisés par leurs partis.

Dans un tel contexte, l’immixtion d’acteurs géopolitiques externes est-elle susceptible de constituer un facteur de changement ou de déstabilisation d’un équilibre politique interne fondé sur l’intériorisation d’un geste démocratique de façade ?

Contexte géostratégique tendu

Carte Afrique du Nord
© Map of Africa Regions/Creative Commons

Bien qu’elle ne dispose d’aucun des quatre domaines clefs de la puissance géostratégique, à savoir une puissante armée, une économie florissante, une technologie développée et une culture dominante, la Mauritanie occupe une position régionale stratégique.

Le scrutin présidentiel du 22 juin s’est déroulé dans un contexte régional tendu, marqué par l’implication de divers acteurs ayant un intérêt dans les affaires mauritaniennes. L’exploitation prévue en 2022 du champ de gaz mitoyen entre la Mauritanie et le Sénégal par la British Petroleum, aiguise les appétits aussi bien des majors de l’énergie que ceux des hommes politiques des deux pays. Le scandale de corruption, d’un montant de dix milliards de dollars, impliquant le jeune frère du président sénégalais, révélée par la BBC[9] le 2 juin dernier, en dit long sur l’opacité de la gestion du gaz des deux pays.

Les relations entre ces deux pays frontaliers d’Afrique de l’Ouest aux liens historiques multiples et souvent conflictuels, restent sensibles même si le Sénégal maintient officiellement une neutralité totale dans le scrutin électoral de son voisin.

Cette élection est aussi suivie avec attention par les deux voisins nord du Maghreb, l’Algérie et le Maroc, qui convoitent l’accès aux prometteurs marchés d’Afrique de l’Ouest avec ses géants démographiques actuels comme le Nigeria (750 millions d’habitants en 2100[10]) et ceux en devenir comme le Niger (209 millions d’habitants en 2100[11]), le Mali (93 millions d’habitants en 2100[12]) ou le Sénégal (75 millions d’habitants en 2100[13]). L’ouverture, en août dernier, du premier point de passage frontalier entre l’Algérie et la Mauritanie depuis leurs indépendances, a constitué une reconnaissance implicite d’Alger de l’isolement de la route du Sahara reliant Alger à Lagos et de l’intérêt de se « connecter » à la route qui jouxte l’Atlantique, promue par le frère « ennemi » marocain et qui passe par la Mauritanie.

Mais c’est surtout l’immixtion dans ces élections des Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite qui constitue la nouvelle donne contextuelle de ce scrutin. Depuis la rupture de ses relations diplomatiques avec le Qatar en 2017 (par solidarité avec l’Arabie saoudite et Émirats arabes unis, lors de la crise entre ces deux pays et le Qatar), les visites successives des deux princes héritiers Mohamed Ben Salman et Mohamed Ben Zaid ont été suivies d’investissements dans les domaines agricoles, aéroportuaires et sécuritaires principalement… L’aide financière que ces deux pays ont octroyée au G5-Sahel[14] démontre leurs intérêts croissants pour la zone sahélo-saharienne. Selon la revue Intelligence Online[15], l’Arabie saoudite aurait par ailleurs acheté des armes à la France au profit de pays du Sahel.

Les interventions de ces deux États en Égypte et récemment au Soudan ainsi que les tentatives récurrentes de « saborder » la jeune expérience démocratique tunisienne, ne laissent guère de doute sur la ferme détermination des Émirats et de l’Arabie de « neutraliser » toute volonté populaire de changement démocratique dans le monde arabe et il est permis de le penser que l’irruption de ces deux acteurs dans le jeu politique mauritanien vise à maintenir le statu quo ante et ainsi éviter toute possibilité de transition démocratique. Un tel scénario ne devrait pas modifier sensiblement les équilibres politiques locaux, ni une remise en cause de la « démocratie de façade ».

Conclusion

La Mauritanie connaît une crise politique structurelle depuis 1992, conséquence de l’emprise de l’armée sur le jeu politique, et des errements d’une opposition sans véritable stratégie politique. De participations en boycott hasardeux, cette dernière a fini par déboussoler sa base, laissant planer un sérieux doute sur sa capacité d’incarner une alternative crédible au régime « prétorien ». In fine, consciemment ou non, elle s’est taillée en un quart de siècle de compétition électorale biaisée, le rôle d’instrument de légitimation du régime.

Dans un tel contexte, eu égard au caractère prétorien du régime, à la stratégie confuse de l’opposition et aux permanences d’une société tribale, on peut douter que ces élections débouchent sur une nouvelle donne politique ni sur une réelle transition démocratique. Seront-elles un remake du passé et connaîtront-elles le même destin que celles des autres « démocraties » du monde arabe ?

Au-delà de leurs différences, les régimes politiques au Maghreb, partagent une même faiblesse : leur vulnérabilité structurelle en cas de crise sociale ou politique soudaine. L’actuelle mobilisation citoyenne en Algérie et celle de 2011 en Tunisie, nous en fournissent deux exemples patents. Quant au régime mauritanien, il est focalisé sur la sauvegarde immédiate du « système » et de ses intérêts plutôt que sur les problèmes structurels et de développement. Dans ce registre il a montré ses limites dans la conception d’un ordre politique plus démocratique. Si un autre ordre se faisait jour, à l’issue d’un soulèvement par exemple, il serait le plus mal armé pour s’y adapter.


Notes :

[1] 16e sommet franco-africain tenu à La Baule le 20 juin 1990 qui donna le LA de la « démocratisation » des pays d’Afrique.

[2] Au sens où l’entend Juan Linz, voir : « Lectures », dans Pôle Sud, 2007/1 (n° 26), p. 91-107 : https://bit.ly/33RVvhG, (consulté le 20 juin 2019).

[3] Élu président de la République en 2007, il est renversé le 6 août 2008 par un coup d’État militaire mené par les généraux Mohamed Ould Abdel Aziz et Mohamed Ould Ghazwani.

[4] Voir : Céline Thiriot, « La place des militaires dans les régimes post-transition d’Afrique subsaharienne : la difficile re-sectorisation », Revue internationale de politique comparée, 2008/1 (Vol. 15), p. 15-34, https://bit.ly/3aldsr4, (consulté le 20 juin 2019).

[5] L’armée nationale et populaire (ANP) est l’héritière directe de l’Armée de libération nationale (ALN), bras armé du Front de libération nationale (FLN) qui mit en échec la puissante armée coloniale de la France. Aussi, les médias et les pouvoirs publics depuis 1962 n’ont cessé d’invoquer sans cesse ce glorieux héritage, érigé en quasi-dogme : la parfaite identité entre l’armée et la nation. C’est la source indéniable de la légitimité politique des généraux algériens qui a permis au général Gaid Saleh de mettre en œuvre deux des principales revendications de la « révolte » : la non tenue des élections en juillet et le départ du président Bouteflika. D’habitude, les États fondent leurs armées, en Algérie c’est l’armée qui a fondé l’État.

[6] Sarah Ben Néfissa, « Mobilisations et révolutions dans les pays de la Méditerranée arabe à l’heure de “l’hybridation” du politique : Égypte, Liban, Maroc, Tunisie », Revue Tiers Monde, 2011/5 (HS), p. 5-24 : https://bit.ly/2JgOf5f, (consulté le 20 juin 2019).

[7] Abdel Wedoud Ould Cheikh, « Théologie du désordre. Islam, ordre et désordre au Sahara », L’Année du Maghreb [En ligne], VII | 2011, mis en ligne le 1er janvier 2013, https://bit.ly/2yboAcd, (consulté le 20 juin 2019).

[8] L’islam mauritanien se distingue de celui du machrek par sa combinaison de trois éléments souvent perçus comme un antidote à « la violence se revendiquant de l’islam » : la pensée acharite, le rite malékite, et l’ésotérisme soufi. Les trois puisent dans une longue et riche généalogie intellectuelle qui accorde une large place au jugement humain qui favorise la modération.

[9] « The $10 Billion Energy Scandal – Full documentary – BBC Africa Eye & Panorama », BBC News Africa, le 2 juin 2019 : https://bit.ly/39lDIjQ, (consulté le 20 juin 2019).

[10] Population Pyramids of the World from 1950 to 2100, PopulationPyramid.Net : https://bit.ly/3bimc1s, (consulté le 20 juin 2019).

[11] Population Pyramids of the World from 1950 to 2100, PopulationPyramid.Net : https://bit.ly/3dmRupE, (consulté le 20 juin 2019).

[12] Population Pyramids of the World from 1950 to 2100, PopulationPyramid.Net : https://bit.ly/3amoEUG, (consulté le 20 juin 2019).

[13] Population Pyramids of the World from 1950 to 2100, PopulationPyramid.Net : https://bit.ly/2QLouhJ, (consulté le 20 juin 2019).

[14] Le G5 Sahel ou « G5S » est un cadre institutionnel de coordination et de suivi de la coopération régionale en matière de politiques de développement et de sécurité, créé lors d’un sommet du 15 au 17 février 2014 par cinq États du Sahel : Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad.

[15] « Saudi Arabian largesse delivers French weapons to Africa », Intelligence Online, le 20 juin 2019 : https://bit.ly/2wu0sB4, (consulté le 20 juin 2019).