La version originale de cet article a été publiée en anglais sur le site de Synaps. Nous produisons ici une traduction française du texte avec leur aimable autorisation.
Le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord comptent huit des dix pays les plus touchés par le stress hydrique dans le monde. Pourtant, leur mode de consommation ne reflète pas toujours cette rareté. Les États arides du Conseil de coopération du Golfe, dépourvus de rivières permanentes, abritent néanmoins un écosystème florissant de fontaines et de parcs aquatiques. En Irak, malgré des robinets souvent à sec dans de nombreuses régions, il est courant de voir des habitants s’asperger d’eau pour se rafraîchir sous la chaleur accablante de l’été.
Ces paradoxes sont confirmés par les données de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), qui mettent en évidence la tension entre des ressources limitées et une consommation élevée.

Ces données comportent indéniablement des lacunes et des imprécisions. Dans de nombreux pays, la consommation est sans doute sous-estimée en raison d’un suivi insuffisant ou d’un nombre élevé de vols d’eau. Pourtant, le constat général est clair et bien connu des habitants de la région : l’eau est peut-être rare, mais elle reste très bon marché, voire gratuite, tant qu’elle provient des robinets, des rivières ou des aquifères – contrairement à l’eau vendue par des fournisseurs privés lorsque l’approvisionnement public fait défaut.
Ce paradoxe trouve son origine au milieu du XXe siècle, lorsque les régimes postcoloniaux ont construit leur légitimité sur l’extension rapide des services publics. L’eau bon marché est alors devenue un pilier des nouveaux contrats sociaux. Ce modèle s’est maintenu malgré l’augmentation de la consommation et la diminution des ressources, ancrant une culture de l’abondance qui perdure encore aujourd’hui dans une grande partie de la région. Cela est particulièrement visible dans les États du Golfe riches en pétrole, où la consommation municipale – englobant les ménages, les institutions publiques et des entreprises telles que les centres commerciaux et les hôtels – rivalise, voire dépasse, celle des pays dotés d’abondantes ressources en eau.

Le mode de vie fastueux du Golfe repose sur le dessalement de l’eau de mer, une technologie de pointe à l’échelle mondiale. Ce procédé alimente l’illusion d’une ressource abondante, mais il demeure extrêmement coûteux et polluant. Conscients de ces enjeux, certains États du Golfe ont tenté de freiner le gaspillage et de compenser les coûts en augmentant le prix de l’eau, notamment pour les non-nationaux. Pour l’instant, ces efforts restent marginaux.
À l’échelle régionale, cependant, l’agriculture constitue le principal responsable de la surconsommation d’eau. Plusieurs des pays arabes les plus peuplés, dont l’Égypte, l’Irak et l’Arabie saoudite, consacrent d’immenses quantités d’eau à une production agricole qui ne parvient pas à nourrir leur population. Les grandes entreprises agroalimentaires privilégient souvent les cultures commerciales destinées à l’exportation, y compris des produits très gourmands en eau comme les baies et les avocats. Pendant ce temps, les petits agriculteurs peinent à survivre, tout en perdant d’importants volumes d’eau à cause d’infrastructures défaillantes et de systèmes d’irrigation archaïques, tels que l’irrigation par inondation.

Ce problème, lui aussi, plonge ses racines dans la construction des États au XXe siècle. Portés par la manne pétrolière et les dynamiques de la guerre froide, les régimes arabes nationalistes ont affirmé leur puissance à travers des mégaprojets hydrauliques : du grand barrage d’Assouan de Gamal Abdel Nasser au lac Assad en Syrie, en passant par le barrage de Mossoul de Saddam Hussein et le grand fleuve artificiel de Muammar al-Kadhafi. L’amélioration des infrastructures d’irrigation, combinée à des prêts agricoles et à la généralisation des pompes diesel, a permis le passage d’une agriculture pluviale à une production intensive toute l’année, le plus souvent via l’irrigation par submersion. Ces méthodes, extrêmement consommatrices en eau, ont perduré, même dans les régions où les infrastructures se dégradent et où l’aide de l’État s’amenuise.
Si ces gouvernements ont investi dans l’exploitation d’une ressource hydrique rare, ils ont en revanche peu œuvré à la construction d’économies modernes et diversifiées. Alors que la richesse pétrolière de la région a alimenté les économies industrielles d’Europe, d’Asie et d’Amérique du Nord, dans les pays producteurs elle a surtout servi à entretenir des bureaucraties tentaculaires et à enrichir des élites cleptocratiques.

Cela ne signifie pas que l’industrialisation résoudrait les problèmes environnementaux ou économiques de la région. L’exemple du Liban et de l’Irak en est la preuve : bien que ces pays affichent des taux relativement élevés d’utilisation industrielle de l’eau, cette exploitation a surtout profité aux élites tout en dévastant les terres. Mais l’absence d’un véritable tissu industriel met en lumière une faille plus profonde : les économies de la région restent à la fois inefficaces et peu productives, se contentant d’exporter des matières premières tout en important presque tout le reste.
Ce déséquilibre s’explique en partie par un passé marqué par la colonisation, mais il traduit aussi l’incapacité des régimes actuels et de leurs bailleurs de fonds étrangers à mettre les ressources régionales au service de leurs populations. Il ne s’agit pas seulement du pétrole et du gaz, mais aussi de l’eau, des terres arables et de l’énergie solaire. À mesure que les populations augmentent et que les réserves d’eau s’amenuisent, la nécessité d’une approche plus durable et plus équitable devient plus pressante que jamais.