15/04/2024

Une cartographie de la course au dessalement dans le monde arabe

Par Alex Simon et Monica Basbous, traduit et augmenté par Isabel Ruck
photo Usine de dessalement moderne sur les rives du golfe
Usine de dessalement moderne sur les rives du golfe Persique. Dubai, 2016 / AdobStock
La version originale de cet article a été publiée en anglais sur le site Synaps sous le titre « More than a pinch » [1].

La région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord est leader dans le domaine du dessalement. En 2019, une étude scientifique[2] réalisée par une équipe d’universitaires a révélé des statistiques stupéfiantes :

  • En 2018, la région a produit environ 48 % de l’eau dessalée à l’échelle mondiale.
  • La même année, elle a produit 70 % du rejet mondial de saumure (sous-produit hypersalin du dessalement).
  • 55 % de cette saumure provenait de seulement quatre pays : l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, le Koweït et le Qatar.

Si les pays du Golfe étaient en tête de liste, d’autres États de la région se classaient également parmi les premiers producteurs de saumure. En effet, parmi les 20 plus grands producteurs de saumure au monde, dix se trouvaient dans le monde arabe.

image Tours de sel

Comment le monde arabe est-il devenu le leader mondial du dessalement ? Et pourquoi est-ce important ? La raison est assez simple : la région dispose de très peu d’eau douce, mais de combustibles fossiles en abondance pour purifier l’eau de mer. Des villes désertiques telles que Riyad, Dubaï et Doha n’auraient pas pu prospérer sans des décennies de dessalement à grande échelle.

Cependant, la dépendance croissante à cette technologie présente de plus en plus de risques pour l’environnement, alors même que la pénurie d’eau, du Maroc à la Jordanie en passant par le Yémen, pousse les états vers ce technosolutionnisme[3].

Des eaux inexplorées et salées

Le mythe de l’océan comme source d’eau infinie, inexplorée et à partir de laquelle on peut produire de l’eau potable[4] perdure depuis des décennies. L’eau de mer est pourtant une source limitée, et la technologie, servant à son extraction, a des impacts négatifs sur l’environnement.

Le dessalement nécessite beaucoup d’énergie, qui provient principalement des combustibles fossiles. Cela signifie qu’il contribue au réchauffement climatique via d’importantes émissions de CO2. Des études scientifiques ont montré que le dessalement de 1 000 mètres cubes d’eau (un million de litres) par jour consomme l’équivalent de 10 000 tonnes de pétrole par an. Les émissions de gaz à effet de serre qui en résultent soulèvent des questions quant à la durabilité de cette technologie. L’empreinte carbone du dessalement de l’eau de mer par osmose inverse a été calculée entre 0,4 et 6,7 kg CO2 eq/m3[5]. Cela signifie que le dessalement de 1 000 mètres cubes d’eau de mer pourrait potentiellement libérer jusqu’à 6,7 tonnes de CO2, soit l’équivalent de 15,5 mètres cubes d’eau. Alors que des efforts héroïques sont déployés à l’échelle mondiale pour maintenir le réchauffement climatique en dessous de 2 °C, l’empreinte carbone cumulée des installations de dessalement de l’eau de mer ne peut plus être ignorée[6].

D’autres risques sont liés à la production d’une saumure chaude, salée et chargée en produits chimiques – un déchet habituellement rejeté directement dans la mer. Ces rejets provoquent généralement une augmentation localisée de la température de l’eau de mer, ce qui peut avoir une incidence directe sur l’environnement marin, telle qu’une baisse des concentrations d’oxygène dissous. En outre, les résidus de chlore dans la saumure et dans l’eau de refroidissement des usines introduisent des substances toxiques dans la mer[7]. Enfin, les usines de dessalement augmentent aussi la salinité des eaux réceptrices[8]. On estime aujourd’hui que les eaux du Golfe sont 25 % plus salées que l’eau de mer habituelle[9]. Cela s’explique en partie par le fait que le Golfe contient des eaux naturellement plus salées que les autres mers, mais le Golfe demeure l’une des régions du monde les plus impactées par l’activité du dessalement. On estime que le changement climatique va encore augmenter la salinité de ces eaux, à mesure que les principaux fleuves s’assèchent et que l’élévation des températures accélère l’évaporation déjà très forte dans cette région.

image Vagues de sel

Ajouter du sel au sel

Les pays du monde arabe sont loin d’être les seuls producteurs de saumure. La gravité du problème du rejet de la saumure est directement liée à la démocratisation mondiale du dessalement[10] et ses externalités pour l’environnement.

Dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, les installations de dessalement sont majoritairement situées le long des côtes avec des tuyaux d’évacuation directement plongés dans la mer, ce qui conduit à la dégradation de la biodiversité marine et à l’érosion côtière. Ailleurs, comme en Chine ou aux États-Unis, cet effet sur l’environnement côtier est moins visible, car des unités de dessalement d’eaux saumâtres basées à l’intérieur des terres sont parfois privilégiées, mais posent tout autant des défis pour l’environnement.

Le rejet de saumure dans la mer a incontestablement un effet aggravant pour le réchauffement climatique. En 2019, une équipe internationale d’universitaires a averti que les rejets cumulés des usines de dessalement du monde entier avaient atteint 141,5 millions de mètres cubes de saumure par jour. Ces rejets combinés aux effets du réchauffement climatique accélèrent l’évaporation des mers rendant ces derniers toujours plus salins. C’est le cas de la Méditerranée[11]qui est considéré comme une véritable « zone à risque ». En 2008, la Méditerranée représentait déjà un quart du dessalement mondial avec l’Espagne, Israël et l’Algérie en tête de liste des grands producteurs de saumure[12]. Le rejet de la saumure entraîne des dysfonctionnements du système marin méditerranéen. On constate par exemple une anoxie au niveau des fonds marins (la colonne d’eau se trouve divisée en deux), une diminution significative de la lumière (car la saumure modifie le coefficient de réflexion de la lumière filtrée avec des conséquences pour la photosynthèse des plantes marines), mais aussi des affections de certaines espèces marines et des phanérogames.

Enfin, l’augmentation de la salinité de l’eau influe également sur le choix des technologies. Ainsi, les technologies thermiques de dessalement, plus énergivores et donc plus polluant en CO2, mais aussi les technologies membranaires, plus filtrantes et donc productrices de plus de saumure, sont souvent privilégiées pour leur haut rendement. Or, déployés dans des zones où l’eau de mer devient toujours plus saline, ces procédés techniques vont à l’avenir nécessiter de plus en plus d’énergie pour traiter l’eau pompée, tout en rejetant de plus en plus de saumure.

image ajouter du sel au sel

Incertitudes pour l’avenir

L’impact à long terme de l’accumulation incessante de saumure dans les mers qui entourent le monde arabe reste à ce stade la grande inconnue. Les chercheurs essaient encore de rassembler toutes les pièces du puzzle[13]. Si quelques recherches démontrent déjà que la saumure pourrait perturber les écosystèmes côtiers, la gravité de ces perturbations sur le temps long n’est pas encore mesurable, tant cette technologie et son déploiement massif sont encore relativement jeunes. Mais plusieurs études alertent sur le cercle vicieux qui s’installe et qui engendre une double pollution, atmosphérique et marine.

Le travail éclairé sur ces problèmes environnementaux est entravé par un manque de transparence. Les États de la région ont tendance à surprotéger les données liées à des sujets sensibles comme la sécurité de l’eau. La plupart enregistrent également un retard en matière de promotion de la recherche scientifique sur ces sujets, bien que des progrès soient en cours dans les universités saoudiennes, émiriennes et qataries. Toutefois les restrictions à la liberté d’expression, mais surtout la compétition dans le domaine technologique, posent d’importants obstacles à la production et la circulation des savoirs et des connaissances sur ces enjeux.

S’ajoute à cela le fait que le secteur du dessalement est lui-même très opaque et réservé à quelques acteurs. Les données détaillées sur l’infrastructure mondiale de dessalement sont uniquement accessibles via des plateformes numériques payantes. L’accès aux principales bases de données coûte des milliers de dollars et est souvent restreint aux grandes institutions qui, pour la plupart défendent les intérêts de l’industrie du dessalement. Les autres acteurs doivent se satisfaire de la littérature académique et des données publiées par certains États[14].

Avec ce recours effréné et non-critique au dessalement, ce technosolutionnisme pourrait bien être la future bombe climatique. Devant ce fait, nous avons urgemment besoin de plus de recherches sur les inconvénients de cette technologie, et des solutions pour les réduire, voire les éviter. Cela inclut l’investissement dans la recherche et le développement afin de favoriser des technologies à faible empreinte carbone, mais aussi et avant tout des politiques de l’eau qui s’attaquent au problème de la surconsommation par les différents usagers (ménages, industries, secteur agricole, etc.) et des fuites dans les systèmes d’approvisionnement. Aucun de ces points ne reçoit une attention suffisante de la part des politiques pour le moment. Le recours au dessalement apparaît donc comme un « tech fix »[15], qui permet aux gouvernements arabes de continuer une politique du ‘business as usual’ en matière de gestion des ressources hydriques. Une réflexion, plus en profondeur, sur la place de l’écologie dans le monde arabe semble donc s’imposer[16].

Les États du Golfe pourraient jouer un rôle de premier plan dans cette réorientation, non seulement parce qu’ils sont directement exposés aux risques du dessalement, mais aussi parce qu’ils disposent d’un savoir traditionnel d’une gestion de l’eau durable à l’instar du système des aflaj dans le Sultanat Oman, système qui garantit une gestion et un partage équitable de l’eau entre les différents utilisateurs. Un investissement dans la réhabilitation de ce savoir ancien d’une part, et dans des solutions low-tech d’autre part, pourrait mieux honorer les ambitions des États de la région en matière de politiques durables qui, pour l’instant, restent très en dessous des objectifs annoncés.

NOTES :

[1] Les éléments en italique dans le texte émanent de la version originale. Les autres éléments ont été complétés par Isabel Ruck avec l’autorisation des auteurs de la version anglaise.

[2] Manzoor Qadir et al., “The state of desalination and brine production: A global outlook”, Science of the Total Environment, Vol. 657, 2019. URL : https://bit.ly/3vUmETC

[3] Pour aller plus loin, sur le tournant du technosolutionnisme dans le monde arabe, voir : Isabel Ruck et Mohamed Ali Hatimy, « Comment l’obsession du ‘tout technologie’ menace la viabilité des modèles agricoles et alimentaires arabes », Moyen-Orient, n° 61, 2024, pp.70-75.

[4] Jane Kucera, Desalination: water from water, 2nd edition. Austin, Texas, Wiley-Scrivener, 2019, 768p.

[5] Pablo K. Cornejo, Mark V.E. Santana, David R. Hokanson, James R. Mihelcic, Qiong Zhang, “Carbon footprint of water reuse and desalination: A review of greenhouse gas emissions and estimation tools”, Journal of Water Reuse and Desalination, Vol.4, n°4, 2014, pp. 238-252. URL: https://doi.org/10.2166/wrd2014.058

[6] Alon Tal, “Addressing Desalination’s Carbon Footprint: The Israeli Experience”, Water, Vol. 10, n° 2/197, 2018. URL: https://doi.org/10.3390/w10020197

[7] Mohamed A. Dawoud & Mohamed M. Al Mulla, “Environmental impacts of seawater desalination: Arabian Gulf Case Study”, International Journal of Environment and sustainability, Vol.1, n° 3, pp. 22-37, 2012. DOI: 10.24102/ijes.v1i3.96

[8] L’eau réceptrice désigne les cours d’eau ou océans dans lesquels sont déversées des eaux usées et des effluents traités.

[9] Achref Chibani, “The Cost and Benefits of Water desalination in the Gulf”, The Arab Center Washington DC, 12 April 2023. URL: https://bit.ly/3vUmknS

[10] La taille du marché mondial des équipements de dessalement de l’eau était estimée à 15,53 milliards dollars en 2022 et devrait croître à un taux de croissance annuel composé (TCAC) de 9,4% entre 2023 et 2030, selon les données du Global Water Desalination Equipment Market Size Report 2023, Grand View Research. URL: https://bit.ly/3Q4MAm9

[11] Voir à cet effet l’étude réalisée par une équipe du CNRS : https://bit.ly/4aCu118

[12] Henri Boyé, « Eau, énergie, dessalement et changement climatique en Méditerranée », Plan Bleu, 2008. URL : https://bit.ly/3xBiUa9

[13] W.J.F Le Quesne et al., “Is the development of desalination compatible with sustainable development of the Arabian Gulf ?”, Marine Pollution Bulletin, Vol. 173, 2021. URL: https://bit.ly/3TZZjHT

[14] À titre d’exemple, l’UE a publié un ensemble de données géoréférencées et exportables sur les installations de dessalement en Europe : https://bit.ly/3xzGy6F

[15] Nous entendons ici par « tech fix » ou « correctif technique » le fait de recourir à l’ingénierie ou la technologie pour résoudre un problème environnemental. Ces solutions technologiques créent elles-mêmes des problèmes que l’on appelle des externalités. Pour mieux comprendre en quoi le dessalement constitue un tel « tech fix », voir : Erik Swyngedouw, “From Spain’s hydro-deadlock to the desalination fix”, Water International, Vol. 41, n°1, pp. 54-73. DOI:10.1080/02508060.2016.1107705

[16] Voir : Éric Marion, Écologie et pensée arabe, Mimesis, 2023.