29/09/2022

Sabra et Chatila : retour sur le caractère génocidaire d’un massacre

Dessin Guernica
Après Guernica, 2009. © Ion Tabor.

Par Leila Seurat

Quarante ans après les massacres de Sabra et Chatila, aucun des responsables n’a été condamné. En 2001, la Belgique a, en vertu de sa compétence universelle, intenté des procédures judiciaires en recevant vingt-trois plaintes déposées contre plusieurs auteurs libanais et israéliens. Le retour sur le caractère génocidaire des massacres de septembre 1982 est non seulement indispensable pour faire avancer la justice, mais aussi pour objectiver l’événement et dépasser le prisme commémoratif.

Les massacres de Sabra et de Chatila s’inscrivent dans le double contexte de la guerre civile libanaise et de l’invasion israélienne du Liban qui débute en juin 1982 et dure jusqu’à l’arrivée d’une force multinationale fin août pour superviser le départ de l’OLP. Le 14 septembre Bachir Gemayel, fondateur des Forces libanaises et Président de la République nouvellement élu est assassiné. Prétextant une nécessité de maintenir l’ordre, les Israéliens envahissent la ville dès le lendemain et installent le poste de commandement de l’une des divisions de leur armée au dernier étage d’un bâtiment qui surplombe les camps. Le 16 septembre, des miliciens sous le commandement d’Élie Hobeika responsable du bureau des opérations militaires des Forces libanaises entrent dans les camps. Les massacres dureront jusqu’au 18 au matin. Le bilan en termes de pertes humaines reste difficile à évaluer compte tenu de la disparition des cadavres déplacés ou brûlés. On en dénombre entre 800 et 3500.

En décembre 1982, dans sa résolution 27/123, l’Assemblée générale des Nations unies qualifie ce massacre d’« acte de génocide ». Au même moment, la commission internationale d’enquête sur les violations du droit international commises par Israël délivre ses conclusions : étant une puissance occupante à Beyrouth Ouest à partir du 15 septembre, Israël avait pour tâche d’assurer la protection des populations civiles des camps conformément à la convention de Genève. Dans l’un des appendices de son rapport, la commission, dirigée par Sean McBride, s’interroge à savoir si ce massacre relève du crime de génocide. Récusant la définition adoptée par la Convention sur le génocide des Nations unies en 1948, elle insiste sur la notion de massacre génocidaire, de génocide culturel et de socio-génocide définit comme : « tout acte délibéré commis avec l’intention de détruire la langue, la religion ou la culture d’un groupe racial, national ou religieux sur la base des croyances nationales, raciales ou religieuses de ses membres ».

La qualification de génocide retenue par l’Assemblée générale des Nations unies en décembre 1982 peut paraître surprenante. Elle est contestée par une partie des Chrétiens qui dénoncent l’empathie à géométrie variable qui existerait entre eux et les Palestiniens, évoquant une obsession malsaine pour Sabra et Chatila face à un silence assourdissant vis-à-vis des crimes commis par les Palestiniens comme celui de Damour en 1976[1]. Elle s’inscrit également en faux par rapport aux tenants des genocides studies qui, sans nécessairement se soumettre aux définitions du droit, s’appuient généralement sur une acception restrictive du concept, limitant ce dernier à la Shoah, au génocide des Arméniens et à celui des Tutsis.

Justifier cette catégorisation impliquerait tout d’abord de pouvoir affirmer de l’existence d’une chaîne de commandement précise. Or, les données restent sur ce point lacunaires[2]. Si le rapport de la commission Kahane crée sous l’égide du gouvernement israélien en 1983[3] rejette l’entière responsabilité des massacres sur les Forces libanaises, d’autres sources prouvant que l’entrée des FL dans le camp a bien été coordonnée par l’armée israélienne ont, depuis, permis de contester ce récit déculpabilisant[4]. L’entrée des FL dans les camps a eu lieu vers 17 heures, quelques heures après qu’Elie Hobeika a rencontré le général Amos Yaron, le représentant de Tsahal à Beyrouth. Sans nécessairement avoir donné des ordres, les Israéliens ont donc bien joué un rôle clé dans ces massacres. Qu’en est-il du côté des Phalanges chrétiennes et des Forces libanaises ?

Des sources éparses et contradictoires

D’après le journaliste français Alain Ménargues, c’est Fadi Frem, le commandant des FL qui, suite au transfert par Israël d’unités des FL vers l’aéroport de Beyrouth, aurait ordonné le déplacement de ses hommes vers les camps ; le déplacement aurait été mis en œuvre par Fouad Abou Nader, le neveu de Bachir Gemayel et Elie Hobeika. Ménargues évoque la répartition des hommes en plusieurs groupes autour de Michel Zein, Georges Malco et Maroun Mechaalani, version proche du récit qu’en fait Robert Hatem, ancien garde du corps d’Élie Hobeika. Prétendant avoir été « témoin de l’horreur », Robert Hatem revient sur la journée de condoléances du 15 septembre qui a eu lieu dans la maison de Bachir Gemayel à Bikfaya au cours de laquelle les Israéliens auraient demandé à Élie Hobeika de « vider les camps de deux mille terroristes »[5]. Il raconte comment Élie Hobeika a ensuite réparti ses hommes en plusieurs unités, chacune sous les ordres d’un commandant différent : Joseph Asmar, Michel Zein et Maroun Mechaalani pour n’en citer que trois[6].

D’autres responsables des FL continuent pourtant de nier leur implication dans ces massacres, rejetant l’entière responsabilité des crimes sur des unités non formées n’ayant jamais été intégrées aux milices régulières. C’est le cas d’Assaad Chaftari, ex-commandant de l’appareil sécuritaire d’Élie Hobeika qui dédouane intégralement aussi bien Élie Hobeika que les Forces libanaises dans leur ensemble : « Personne au sein des FL, je peux le certifier, n’a donné l’ordre de massacrer des civils Palestiniens »[7]. Balayant ainsi d’un revers de main toute forme de responsabilité, il considère que l’unique erreur d’Élie Hobeika aurait été d’avoir confié cette « opération de police » à des bandes incontrôlables qui s’armaient et se finançaient grâce à des opérations de racket.

Michel Zein, Georges Malco et Maroun Mechaalani n’auraient donc jamais été officiellement affilés aux partis ? Dans Massaker, film documentaire réalisé par Monika Borgman et Lokman Slim, Maroun Mechaalani est pourtant présenté comme une figure tutélaire. « Mechaalani c’est la racine du parti Kataeb. Il a commencé tout de suite avec Bachir dès le début de la guerre avec les Bejin (troupe d’élite des FL) formée en Israël. Il n’était pas un numéro dans la hiérarchie du parti non, il était au-dessus du parti. Tout le monde avait peur de lui y compris Bachir. Lui n’avait peur de rien sauf de Dieu. Avec son groupe ils étaient tout le temps sous drogue ». Là encore, la référence aux substances illicites consommées par Mechaalani et son groupe participe à évacuer toute explication et à réduire ce massacre à une simple vengeance qui aurait débordé sous l’effet de la cocaïne. Ainsi conclut l’un des miliciens affiliés au groupe de Maroun Mechaalani réputé n’avoir aucun sentiment pour personne, ni pour sa mère, ni pour sa femme. Il était considéré comme un « animal » animé par une seule chose, l’amour du Christ et la défense de sa patrie :

« Le 16 septembre nous nous sommes réunis. Nous étions trente-cinq. Maroun nous a dit « Préparez-vous ». Évidemment il ne fallait pas demander pour aller où. Celui qui demandait « on va où ?’ », il pouvait rentrer chez lui. On s’est préparé. Je ne sais pas si Maroun avait reçu des ordres mais peu importe, on allait rentrer dans le camp pour venger Bachir. C’était clair : il fallait éliminer tout être vivant. Quand on a la volonté, on anéantit tout sans la moindre compassion ».

Dans leur ensemble, ces propos restent marqués par une contradiction présentant tantôt ces massacres comme relevant d’une opération militaire (amaliya ‘askariyya) tantôt comme relevant de l’anarchie la plus totale (‘amaliya fawdajiyya). Au sujet des unités actives sur place, les témoignages font référence – hormis la présence des FL – à l’organisation de haut niveau du groupe Sadm, unité d’élite de Bachir Gemayel formée et entraînée en Israël[8]. Les camps étant restés ouverts, il faut aussi noter que des individus isolés entraient et sortaient sans appartenir à une quelque conque unité y compris des miliciens d’Amal et d’autres chiites qui ont agi en réaction aux exactions des Palestiniens sur les populations du sud Liban. L’hétérogénéité des perpétrateurs contribuerait sans doute à euphémiser la qualification de génocide. Si différentes sources confirment que les pénétrateurs ont bien répondu à des ordres, quel que soit leur rang dans la hiérarchie des FL, rien ne permet de remonter la chaîne de commandement jusqu’à la direction des Phalanges chrétiennes.

Déshumanisation et préméditation

D’autres facteurs pourraient nous pousser à considérer Sabra et Chatila comme processus génocidaire. D’abord les méthodes d’administration de la mort. Dans les témoignages de quatre bourreaux recueillis par Monika Borgman et Lokman Slim se dégagent des détails importants sur motivations des acteurs et sur les méthodes d’administration de la mort. Non seulement quant aux armes utilisées (armes blanches essentiellement couteaux, haches) mais aussi sur l’acharnement sur les corps (démembrement des victimes avant de les achever ; têtes écrasées contre les murs, viols, égorgements, éventrements, tortures, actes de barbarie, chasse à l’homme, croix lacérées au couteau sur des corps des victimes, personnes victimes attachées aux véhicules et traînées vivantes, destruction de maisons au bulldozer). « Je tirais, je tirais et qu’est-ce que tu voulais tu que je ressens ? Je ressentais rien, c’était devenu une habitude. Tuer c’était pour moi comme fumer une cigarette. C’était que ça pour moi, un passe-temps ». À cela s’ajoute un acharnement particulier sur les femmes : « Les femmes avaient cette mauvaise habitude de crier pensant qu’en criant on allait les épargner alors que c’était tout le contraire ». La construction de la figure du Palestinien comme ennemi à anéantir ne doit pas être sous-estimée dans l’analyse de ces massacres. « Notre mission était claire il fallait nettoyer (tandhif), éliminer tout le monde mais en réalité personne ne savait vraiment ce que faisait l’autre ». En soi le recours à la sémantique du « nettoyage » est révélateur de l’objectif de suppression totale du groupe. Or l’autre élément qui pousse à pencher en faveur de la qualification de génocide est bien celui de la préméditation.

Plusieurs sources vont dans le sens d’une préméditation en mettant en avant la concertation entre Bachir Gemayel et les Israéliens. Selon la commission McBride, les massacres de Sabra et de Chatila s’inscrivent dans la continuité de l’invasion israélienne du Liban qui avait pour objectif de détruire l’organisation sociale des Palestiniens : « The Commission concludes that one of the principal aims of the invasion of Lebanon was to ensure the dispersal of the Palestinian population which was pursued through the destruction of the refugee camps and the massacres at Sabra and Chatila. The terror bombing of civilian areas, especially in Beirut, was partly motivated by a desire to ensure the dispersal of the population »[9].  Le journaliste franco-israélien Amnon Kapeliouk va dans le même sens. Pour lui ces massacres ne sauraient être considérés comme un incident isolé mais feraient partie intégrante du projet israélien d’expulsion en cours depuis la Nakba[10]. C’est aussi le constat des travaux de Seth Anzizka qui, à partir de sources annexes non publiées de la commission Kahane, relève l’existence de plusieurs rencontres, dans les mois précèdant Sabra et Chatila, entre responsables israéliens et Bachir Gemayel, témoignant de l’existence d’un plan pour chasser tous les Palestiniens du Liban[11].

Nous avons tenté de mettre au jour des pistes de réflexion qui permettraient de valider la qualification d’ « acte de génocide » retenue par l’AG des Nations unies en décembre 1982. Le flou autour de la chaîne de commandement ainsi que l’implication de différents acteurs aux intérêts antagonistes (Israël, les FL, les milices d’Amal) va à l’encontre de cette catégorisation. Alors qu’on évoque souvent le génocide comme moment fondateur de la construction de l’État nation, dans le cas libanais, ce n’est qu’après l’élimination du chef que le processus se serait mis en marche. Pourtant, d’autres facteurs – sans nécessairement confirmer la catégorisation onusienne de « crime de génocide » – justifient au moins l’acception de ces massacres comme relevant de processus génocidaires. Les méthodes d’administration de la mort qu’on retrouve dans d’autres cas de génocide mais aussi la préméditation puisqu’il existait bien un projet de déportation des populations palestiniennes du Liban. Alors que ces massacres sont souvent présentés comme un moment de folie qui aurait immédiatement suivi l’assassinat de Bachir Gemayel, d’autres récits contestent désormais cette version, archives à l’appui. Ni opération de police mal gérée ni acte de vengeance, Sabra et Chatila feraient partie intégrante d’un programme planifié visant à expulser massivement les Palestiniens de Beyrouth et d’autres parties du Liban.

L’enjeu d’une telle catégorisation est d’abord pénal car, parmi les crimes de masse et cas de violences extrêmes, seul le « crime de génocide » relève d’une définition juridique. Mais, quelle que soit la nature du crime, le fait marquant est bien qu’aucune condamnation n’ait été prononcée jusqu’ici. Au-delà des querelles juridiques, c’est donc avant tout un besoin de vérité et de justice qui s’exprime. 

Cette réflexion est issue d’une note présentée dans le cadre de la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse présidée par Vincent Duclert en 2016.

Notes :

[1] Massacre perpétré le 20 janvier par les milices palestiniennes contre les Chrétiens de Damour. Deux jours plus tôt, un autre massacre était perpétré par les Kataëb dans le quartier de la Karantina majoritairement peuplé de Palestiniens.

[2] Le récit des victimes a été largement documenté notamment grâce au travail immense de reconstitution d’une histoire orale juste après les massacres a été effectué par l’universitaire Bayan al Hout présenté à Bonn en 1985, al-Hut, B., Sabra wa Shatila : Aylul 1983 (Sabra and Shatila : September 1982). Beirut: Institute for Palestine Studies, 2003.

[3] Le rapport Kahane publié en février 1983 impute la responsabilité directe aux phalangistes et la responsabilité indirecte à Israël qui aurait pris ses décisions sans prendre en compte le danger ou freiner la force destructrice des phalangistes. L’un des appendices de ce rapport n’est pas disponible à la consultation, considéré comme pouvant porter atteinte à la sécurité nationale. Notons également les témoignages de soldats israéliens collectés dans l’ouvrage :  Ilana Hammerman et Irit Gal De Beyrouth à Jénine : témoignages de soldats israéliens sur la guerre du Liban, La Fabrique éditions, 2003.

[4] Voir l’article qui lui est consacé rédigé par Audes Signoles dans l’encyclopédie violence de masse et Résistance disponible en ligne : https://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/sabra-and-chatila.html

[5] Robert Hatem, alias Cobra, From Israel to Damascus, The Watchers Network, disponible sur: http://www.thewatchersnetwork.com/cobra/FromIsraeltoDamascus.pdf

[6] Le livre prête à caution et s’apparente à un véritable règlement de compte, faisant porter la responsabilité de l’assassinat de Bachir Gemayel à Élie Hobeika. D’après lui Élie Hobeika qui deviendra plus tard l’homme de Hafez al-Assad au Liban collaborait déjà à l’époque pour les Syriens ce qui expliquerait pourquoi il aurait pris soin de monter un sénario pour éliminer Bachir Gemayel et provoquer le massacre des Palestiniens.

[7] Assaad Chaftari, La vérité même si ma voix tremble, Bergham, 2015. Dans l’introduction de son livre, il prétend dire « toute la vérité », mais uniquement dans les limites de son engagement personnel sans porter préjudice au groupe dans son ensemble. Les possibilités de dévoilement restent donc très limitées.

[8] À cet égard il est intéressant de relever les discours des phalangistes sur les Israéliens qu’ils appellent le plus souvent « les Juifs », ce qui indique une certaine antipathie à leur égard, loin de l’alliance que les leaders haut gradés avaient mis en place. Les bourreaux racontent leur expérience en Israël et l’empathie que les « Juifs » auraient essayé de susciter en eux en leur montrant des extraits du film Shoah. Enfin, certains témoignages évoquent la présence de « bulldozers juifs » à l’intérieur des camps durant les massacres ce qui contredit là encore le récit selon lequel les Israéliens n’auraient jamais pénétré l’intérieur des camps.

[9] “Israel in Lebanon: Report of the International Commission to Enquire into Reported Violations of International Law by Israel during Its Invasion of the Lebanon”, Journal of Palestine Studies Spring, 1983, Vol. 12, No. 3 (Spring, 1983), pp. 117-133.

[10] Amnon Kapeliouk a eu accès aux camps juste après les massacres, Amnon Kapeliouk, Sabra et Chatila. Enquête sur un massacre, Paris, Le Seuil, 1982.

[11] Voir son entretien par Sylvain Cypel dans Orient XXI : https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/nouvelles-revelations-sur-les-massacres-de-sabra-et-chatila,2688