19/02/2024

Gaza, la guerre. Et après ?

Par Leila Seurat
carte Gaza
Ce texte a fait l’objet d’une première publication le 11 janvier 2024 sur le site de l’Institut des études palestiniennes :
N°24 de la rubrique Points de vue politiques

Les discussions autour du jour d’après dominent aujourd’hui les débats politiques et médiatiques internationaux. A première vue, ces débats pourraient être réinscris dans la continuité des pratiques routinières des administrations coloniales visant à façonner leurs propres interlocuteurs au sein de la population autochtone. Pourtant, alors même que les dirigeants israéliens se présentent comme omnipotents, y compris dans le récit de ce que sera la suite, rien n’indique qu’ils auront les moyens d’imposer leurs vues. L’impasse stratégique, le retrait des brigades d’élites et l’augmentation quotidienne du nombre de soldats israéliens tués par les forces combattantes à Gaza et sur le front Nord portent à croire le contraire.

Plutôt, l’amplification des discours programmatiques sur l’après-guerre devrait être perçue comme le symptôme d’une faiblesse. En effet, c’est précisément autour de la future administration de la bande de Gaza que se cristallisent les tensions au sein de l’establishment israélien. Alors que le premier ministre Netanyahou a annulé la tenue d’une réunion à ce sujet, le ministre des Finances Smotrich exige que ce dossier soit traité au sein de cabinet de sécurité et non du cabinet de guerre. Des tensions sont également opérantes au sein même du cabinet de guerre : lors de la première réunion tenue à ce sujet le 4 janvier, Yoav Galant a affirmé qu’Israël ne jouera aucun rôle dans la gestion des affaires civiles qui sera confiée à des conseils locaux palestiniens non hostiles à Israël. Ces conflits témoignent ainsi d’une perte de contrôle sur le narratif à l’heure le seul espace où les autorités israéliennes peuvent encore agir à Gaza est celui de poursuivre ou non les bombardements contre les civils.

Si la bande de Gaza occupe une place majeure dans l’histoire politique et sociale palestinienne, le 7 octobre a mis au jour cette centralité. Gaza a d’abord permis à la Palestine de dominer l’agenda diplomatique international alors que cette question était considérée comme marginale voire enterrée depuis les accords d’Abraham. S’étant imposé par les armes, le Hamas dispose aujourd’hui d’un tel soutien populaire qu’il paraît impossible de l’exclure de toute recherche de solution politique. Enfin, l’incursion terrestre a également montré que les logiques d’élimination, d’expulsion et d’occupation n’étaient pas propres à la Cisjordanie mais qu’elles concernaient aussi la bande de Gaza et sa population constituée à 80% de réfugiés de 1948. Ce changement de perspective nous invite ainsi à reconsidérer entièrement l’épisode du retrait israélien de 2005 qui, longtemps perçu comme un dessein stratégique de long terme, apparaît aujourd’hui comme une simple parenthèse.

Si la bande de Gaza occupe une place majeure dans l’histoire politique et sociale palestinienne, le 7 octobre a mis au jour cette centralité.

 

Principaux acteurs et leurs positions

Israël : Benjamin Netanyahou a formulé plusieurs objectifs relatifs à l’incursion militaire en cours. Les premiers discours ont insisté sur la nécessité de détruire le Hamas, de l’éradiquer du pouvoir et de ramener les otages. Puis, d’autres objectifs se sont ajoutés : démilitariser la bande de Gaza, créer des zones tampons au Nord et au Sud de la bande côtière le long du corridor de Philadelphie enfin réduire la population gazaouie en favorisant sa « fuite massive vers l’Europe et les pays africains ». Le projet d’expulsion des gazaouis, divulgué dans un document des renseignements recommandant l’expulsion vers le Sinaï, jouit d’un consensus parmi les responsables israéliens comme en témoigne les déclarations des ministres de la Défense et des Finances qui, sur le plan légal, représentent des incitations au génocide. Au sujet de la future gouvernance du territoire, Netanyahou a réitéré son refus d’octroyer ce rôle à l’Autorité palestinienne, préférant confier cette charge à une autorité réformée de transition composée de pays arabes. Ceci contredit les propositions de Galant qui a déclaré que les Palestiniens seraient responsables des affaires civiles et qu’une force multinationale composée des États-Unis, de pays européens et arabes sera quant à elle chargée de reconstruire la bande de Gaza, bien que restant sous la supervision ultime d’Israël.

Bien compris, ces discours devraient être réinscrits d’une part dans les considérations personnelles de Netanyahou qui joue sa survie politique, d’autre part dans un jeu de pouvoir qui l’oppose à ces concurrents politiques. En attente de son procès, il est clair que le premier ministre mêle, dans cette guerre, son destin politique à celui du pays tout entier. Si Netanyahou a souvent attaqué Gaza dans des périodes électorales pour s’imposer à la tête du pouvoir, cette tentative de jouer la carte de l’affrontement en répondant de manière disproportionnée à l’attaque du 7 octobre s’est retournée contre lui. La fuite en avant meurtrière contre les civils gazaouis est ainsi l’expression de son pouvoir personnel mais aussi celle d’un leadership malade qui se déchire autour de l’arrêt des bombardements. Benny Gantz presse pour le passage à la « troisième phase » dite de basse intensité que le président Biden appelle de ses vœux. Loin d’être plus « modéré » que Netanyahou, Gantz se distingue du premier ministre dans le but, comme Yov Galant, de se préparer une porte de sortie pour l’après. En tout état de cause, l’annonce le 1er janvier du retrait de milliers de soldats du Nord de Gaza, officiellement pour resserrer les rangs, n’a pas réduit les combats mais a au contraire donné lieu à de nouveaux massacres contre les civils.

Le Hamas : Absent des hypothétiques scénarios israéliens, le Hamas reste pourtant bien en place après trois mois de combats. Il ne semble pas concerné par les débats autour du Jour d’après si ce n’est que lorsqu’il s’agit de rappeler que rien de se fera sans le Hamas: « Tout arrangement à Gaza qui exclut le Hamas et les autres factions de la résistance n’est qu’une illusion et un mirage » a répété trois fois avec insistance Ismaël Haniyeh. Au sujet de la gouvernance de la bande de Gaza, les leaders du Hamas se sont dit prêts à la formation d’un gouvernement technocratique, réitérant ainsi une position ancienne formulée lors de précédents accords de réconciliation et selon laquelle aucun membre officiel du Hamas ne ferait donc partie de ce gouvernement. Les récentes déclarations de Moussa Abu Marzouq confirment également que le Hamas reste, au-delà des institutions de l’AP, soucieux d’intégrer l’OLP.

Depuis Gaza ou Beyrouth les dirigeants du Hamas ont plusieurs fois souligné leur volonté de conditionner le retour des otages et des prisonniers israéliens à un cessez-le-feu total. Début décembre Al-Arouri affirme que « la décision officielle et définitive du Hamas : « Pas de libération sans arrêt total de l’opération militaire ». Le 1er janvier cet objectif a été assorti de d’autres demandes, le retrait total de la bande de Gaza et des garanties sur la reconstruction. Ismaël Haniyeh rappelle dans son discours du 2 janvier que le Hamas est actif autant sur le volet des négociations pour un échange des prisonniers (via des médiations égyptienne ou qatarienne) que dans les discussions internes avec les autres factions palestiniennes pour mettre en place un programme commun et voir émerger un État palestinien indépendant avec Jérusalem pour capitale. Quelques heures plus tard, suite à l’assassinat de Arouri il déclare suspendre les négociations pour un échange de prisonniers, Arouri étant celui qui avait lui-même permis la concrétisation du premier échange de prisonnier par l’entremise du Qatar.

Les États-Unis : ne sont pas une tierce partie ou un simple soutien extérieur à Israël ; le 7 octobre a mis au jour une implication directe et entière des États-Unis aux côtés d’Israël aussi bien dans l’envoi de forces sur le terrain que dans le transfert d’armes y compris en contournant le Congrès. Notons également l’appui inconditionnel au sein du Conseil de sécurité de l’ONU par l’utilisation systématique du veto aux demandes de cessez-le-feu. Ainsi les désaccords entre Biden et Netanyahou autour du futur rôle que devrait jouer l’Autorité palestinienne à Gaza ou encore du retour à une occupation de facto du territoire par les forces israéliennes pourraient relever en partie de la mise en scène. Perçu comme un blanc-seing aux massacres perpétrés contre les Palestiniens, cet alignement total sur Israël fragilise le président Biden ainsi que l’ensemble du camp démocrate qui cherche une porte de sortie favorable à Netanyahou. Cette porte de sortie pourrait toutefois s’avérer extrêmement couteuse pour l’administration Biden accusé de mettre en péril le pays tout entier dans le seul but de protéger son allié au Moyen-Orient. Le prix à payer pourrait être l’extension régionale du conflit que Biden redoute. C’est ainsi qu’il faut entendre les récentes déclarations visant à limiter l’impact de l’assassinat de Saleh al- Arouri en le présentant comme une figure palestinienne et dont l’assassinat relèverait d’un conflit opposant Israël au seul Hamas. Le prix à payer pour Biden serait également sa réélection à la présidence c’est pourquoi, depuis la mi-décembre, les pressions se multiplient pour qu’Israël cesse la guerre dès que possible. Le président Biden a qualifié les bombardements israéliens « d’aveugles » tandis que, le 3 janvier, le porte-parole de la maison Blanche John Kirby a déclaré que si Israël peut certes espérer réduire les capacités militaires du Hamas, le mouvement palestinien ne peut pas être annihilé.
L’Autorité palestinienne: Accusée de népotisme, de collaboration sécuritaire pour le compte d’Israël et de pratiques de torture contre ses opposants, l’AP de Ramallah apparaît d’autant plus en crise que la guerre et les bombardements intensifs ont révélé son immobilisme. Les projets américains pour Gaza lui permettent d’essayer de se racheter une crédibilité en demandant, en contrepartie de sa bonne volonté la mise en œuvre d’un gouvernement à Gaza, que se tienne au préalable une grande conférence internationale pour parvenir à une solution globale incluant la Cisjordanie dans un État palestinien. Notons que les cadres dissidents du Fatah, qui considèrent être déjà l’incarnation d’une AP réformée en marge de Mahmoud Abbas, ne s’opposent pas à l’entrée du Hamas dans l’OLP.

Quelles actions ces parties peuvent-elles envisager de prendre et quelles seraient leurs conséquences ?

L’impasse stratégique dans la bande de Gaza, et la crainte d’une menace existentielle pousse Netanyahou à provoquer un affrontement ouvert sur d’autres fronts afin d’y engager les États-Unis. Cet affrontement sur d’autres arènes pourrait aussi être un moyen de détourner l’attention médiatiquement loin des massacres de masse perpétrés contre les civils à Gaza. Toutefois la guerre généralisée est peu probable étant donné que seule Israël y a intérêt. Les propositions formulées par les membres du conseil de guerre visant à neutraliser le Hamas militairement et l’exclure du jeu politique ne sont guère réalistes. Le retour à la période pré-2005 qui est celle de l’occupation militaire israélienne ne semble pas plausible compte tenu des capacités militaires des factions armées dans la bande de Gaza.

Scenario un : la fuite en avant de Netanyahou et l’expulsion des Gazaouis

Une configuration dans laquelle Netanyahou reste au pouvoir ne permet pas d’entrevoir une fin de l’agression contre la bande de Gaza qui pourrait durer plusieurs mois. Si l’assassinat de Saleh al-Arouri a redonné espoir de localiser Yahia Sinwar poussant les forces israéliennes à se concentrer de nouveau sur la ville de Khan Younès, rien n’indique que cette nouvelle expédition soit plus favorable que la première. Ces difficultés sur le terrain militaire y compris celle d’installer des zones tampons et de garantir le retour des israéliens dans leurs kibboutz pourraient pousser Netanyahou à mettre en œuvre les plans de déportation massive des gazaouis souhaitée par la frange la plus à droite du gouvernement. L’encerclement des camps de Burej, Maghazi et Nusseirat dans le centre de l’enclave et les bombardements au phosphore blanc donnent crédit à cette hypothèse. L’accélération des épidémies et de la famine permettrait de faire passer l’expulsion pour des départs d’urgence humanitaire. Le Hamas en sortirait affaibli.

Scenario deux : le départ de Netanyahou et la formation d’un gouvernement de technocrate

Seule une configuration dans laquelle Israël serait confrontée à des pressions internes et/ou externes pourrait mener à l’arrêt de l’agression : départ anticipé de Netanyahou, pressions américaines pressantes, renforcement de l’isolement d’Israël accusé de génocide par la Cour internationale.

Si la période post guerre de 2014 avait conduit à une exacerbation du conflit entre Gaza et Ramallah – chaque partie ayant mis en place son propre comité pour mesurer économiquement l’ampleur des dégâts et le coût de la reconstruction – rien n’indique que ce précédent se répète. Le contexte actuel est bien différent de celui de 2014 et l’affaiblissement de l’Autorité palestinienne, accéléré depuis son annulation des élections de 2021, pourrait faciliter un accord. Cela d’autant plus que l’administration Biden semble chercher une solution politique durable et que l’Égypte appuie de nouveaux acteurs au sein du Fatah susceptible de faciliter la formation d’un gouvernement de technocrate.

Biden pourrait poser les jalons d’une solution politique avec Yoav Galant autour de la formation d’un gouvernement provisoire d’urgence composé de technocrates palestiniens. En préservant sa branche armée, le Hamas pourrait concéder en partie ses prérogatives sur le volet de la sécurité civile. Ce gouvernement gérerait l’acheminement de l’aide des pays donateurs, la mise en œuvre de la reconstruction et l’organisation des affaires courantes. Dans un second temps, il ouvrirait la voie à la tenue d’élections municipales, ainsi qu’à une refonte de l’OLP. L’entrée du Hamas dans l’OLP pourrait constituer une porte de sortie utile aussi bien pour Israël que pour les États-Unis pour qui la reconnaissance du Hamas est une ligne rouge tout en sachant qu’ils devront coopérer avec ce dernier.