26/04/2023

Les atermoiements de Rome face à la question syrienne

Par Benjamin Fève

Le 20 mars 2023, l’Italie est apparue comme absente à la Conférence des donateurs pour la Turquie et la Syrie. Alors que le ministre de la Coopération internationale pour le développement suédois Johan Forssell avait invité le représentant italien à se présenter pour annoncer les montants promis par son pays pour la Turquie et la Syrie, seule une longue pause suivie de regards confus lui ont été répondus. « Avons-nous l’Italie parmi nous ? », demanda alors Forssell avant de passer au représentant suivant.

Bien que ce faux pas n’ait eu aucun impact sur la promesse de don italienne ni sur la volonté de Rome de venir en aide à ces deux pays (13 millions d’euros pour la Syrie et 4 millions d’euros pour la Turquie), ce n’est pas la première fois que l’Italie manque à l’appel en ce qui concerne le dossier syrien. De même, lors de la sixième conférence de Bruxelles du 10 mai 2022, l’Italie n’avait pas été en mesure d’annoncer sa promesse de don.

Une autre absence, qui relève bien moins d’un faux pas et plus d’un choix politique, a été observée le 15 mars, lorsque l’Italie a manqué la déclaration conjointe commémorant le triste douzième anniversaire du conflit syrien ; bien qu’elle y ait participé en 2021 et 2022 au côté de la France, de l’Allemagne, des États-Unis et du Royaume-Uni.

Autre événement controversé, dans les jours qui ont suivi le tremblement de terre, l’Agence italienne pour la coopération au développement (AICS), une agence publique, a signé un accord de coopération avec le Croissant-Rouge syrien arabe (SARC). Cet accord, le premier du genre entre une agence publique d’un État membre de l’Union européenne (UE) et le SARC, a été largement commenté en raison de l’apparente proximité entre l’organisation et le régime syrien.

 

photo Benjamin Fève

Benjamin Fève

Chercheur

Benjamin Fève est un chercheur arabisant spécialisé dans les relations internationales. Ses zones d’études comprennent le Proche-Orient et l’Union européenne ainsi que les relations liant cette dernière à la Syrie. Basé actuellement en Turquie, il est consultant indépendant et travaille également en tant que chercheur pour le média spécialisé sur la Syrie The Syria Report.

Ces controverses sont loin d’être les premières en ce qui concerne l’Italie, qui a souvent été « le mauvais élève » parmi ses partenaires d’Europe occidentale lorsqu’il s’agissait d’adopter une position européenne commune vis-à-vis de la Syrie.

En effet, la décision du gouvernement italien d’annoncer en grande pompe la réouverture de son ambassade à Damas début 2019 – bien que, dans les faits, les activités de l’ambassade ne se limitent aujourd’hui encore qu’aux services consulaires – a été largement critiquée à travers l’Europe. Quelques années auparavant, l’Italie faisait déjà parler d’elle, quand certains médias italiens et arabes avaient révélé des rencontres entre les services de renseignements italiens et syriens, ou qu’ils avaient évoqué la visite en Italie de personnalités syriennes sous sanction.

En 2023, alors que de nombreux pays montrent des signes de rapprochement de Damas, quelle est la position de l’Italie vis-à-vis de la Syrie, à l’heure où elle connaît un revirement de sa politique interne avec un gouvernement d’extrême droite fraîchement élu à sa tête ? Cet article vise à dresser un bilan de la politique syrienne de l’Italie depuis le début du conflit jusqu’à aujourd’hui, en mettant en évidence les changements survenus au cours des dernières années.

L’ambiguïté de la politique syrienne de l’Italie depuis 2011

Depuis le début du conflit syrien, l’Italie a toujours été l’un des pays européens les plus modérés quant à l’attitude à adopter face à Damas. En effet, sans être complètement alignée sur ses partenaires européens les plus fermes tels que la France, le Royaume-Uni, Rome n’a jamais eu de mal à suivre le consensus européen, c’est-à-dire le refus de la normalisation avec le régime syrien et le non-financement de la reconstruction du pays sans une implémentation sérieuse et crédible de la résolution du Conseil de Sécurité des Nations unies. Les Italiens ne se sont jamais trop opposés au régime de sanctions imposé par l’UE sur la Syrie, bien qu’ils aient initialement poussé, sans succès, pour un report des sanctions sur le pétrole afin de ne pas être trop impactés par celles-ci (en 2010, l’Italie a importé pour 1,38 milliard de dollars de pétrole syrien selon Comtrade). Début 2012, avec ses partenaires européens, Rome rappelle son ambassadeur à Damas à cause de la « poursuite de la répression par les autorités syriennes de leur population ». En novembre 2012, le Premier ministre italien Mario Monti annonce que « l’Italie reconnaît la coalition [nationale syrienne] comme représentant légitime du peuple syrien[1] ».

Cependant, des lignes de faille émergent rapidement entre l’Italie et ses alliés occidentaux. Concernant la question des frappes militaires occidentales en Syrie, l’Italie ne s’est jamais alignée sur ses partenaires occidentaux. Bien que le gouvernement italien ait condamné avec les termes les plus forts les attaques chimiques perpétrées par le régime syrien en 2013, le chef du gouvernement italien à l’époque, Enrico Letta, explique que son pays ne participerait à aucune action militaire en Syrie hors du cadre du Conseil de Sécurité des Nations unies. Conscient de devoir faire attention à ne pas contrarier ses alliés, notamment les États-Unis, Enrico Letta précise néanmoins que l’Italie ne condamnera pas l’usage de la force. Pour autant, Rome n’a jamais cru en une quelconque solution militaire en Syrie, critiquant notamment la décision européenne, poussée par la France et le Royaume-Uni, de livrer des armes aux rebelles syriens.

Dans les faits, alors que la Syrie sombrait dans le chaos, le gouvernement italien fit part à ses partenaires de ne pas envenimer la situation en intervenant directement dans le conflit, tirant certaines conclusions de l’expérience libyenne. D’ailleurs, l’Italie a toujours été bien plus préoccupée de la situation en Libye – pays situé à seulement 500 kilomètres de ses côtes et avec lequel Rome entretient des liens historiques – au point de n’avoir accordé à la Syrie qu’une faible priorité dans l’élaboration de sa politique étrangère.

L’Italie a ainsi manqué de fermeté à un moment où la majeure partie des pays occidentaux avaient coupé tous leurs liens avec la Syrie. Les deux pays semblent avoir maintenu un certain degré de coopération, notamment dans le domaine du renseignement, quelque chose que l’Italie a d’ailleurs eu du mal à cacher.

En 2016, les médias arabes ont rapporté[2] que Mohammad Dib Zeitoun, alors chef de la Direction générale de la sécurité syrienne, et Alberto Manenti, alors chef de l’agence italienne de sécurité extérieure, s’étaient rencontrés. Ensuite, début 2018, Ali Mamlouk aurait également effectué une visite à Rome[3], suscitant l’indignation dans les cercles européens. Ces deux personnalités syriennes sont sous sanction européenne depuis mai 2011.

La singularité italienne au sein de l’UE

Depuis 2018-2019, cependant, l’ambivalence de la position italienne envers la Syrie s’est faite plus claire. Ce changement est dû à la convergence de facteurs liés au conflit syrien, tels que la diminution de l’intensité du conflit, la défaite politique et militaire de l’opposition, ainsi qu’à certaines dynamiques politiques nationales italiennes. À cette époque, la scène politique italienne, que ce soit au parlement ou au gouvernement, était dominée par des politiciens appartenant au Mouvement des cinq étoiles et à la Ligue.

Début janvier 2019, le ministre italien des Affaires étrangères, Enzo Milanesi, annonce que l’Italie rouvrirait son ambassade à Damas. Cette décision, prise par l’un des plus importants États membres de l’UE, semblait pourtant être en totale contradiction avec la position officielle de l’UE adoptée en 2012, qui prévoyait de s’abstenir de tout rapprochement avec le régime syrien, une politique défendue par la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni. L’ambassade d’Italie à Damas fut finalement rouverte par Massimiliano D’Antuono.

Néanmoins, ce dernier n’a été nommé qu’au poste de chargé d’affaires et non au titre d’ambassadeur, une distinction importante car la nomination d’un ambassadeur nécessiterait la présentation de lettres de créance à Bachar el-Assad, ce qu’aucun État membre de l’UE n’a fait depuis 2012.

Aujourd’hui, le chargé d’affaires italien passe la moitié de son temps à Damas – bien qu’il soit basé à Beyrouth – où il s’occupe des affaires courantes de la représentation italienne en Syrie, apportant, dans la mesure du possible, une assistance à la communauté italienne encore présente dans le pays. Au niveau politique, M. D’Antuono déclare à l’auteur que sa mission revient également à « [dialoguer] avec différents interlocuteurs afin de promouvoir la politique de l’UE, de soutenir l’effort de l’envoyé spécial de l’ONU [et] de coordonner et de mettre en œuvre les initiatives humanitaires italiennes[4]. »

Alors que cette décision allait complètement à l’encontre des ambitions des partenaires européens du pays, elle restait tout à fait conforme – et satisfaisait – la politique nationale italienne.

Un autre événement controversé est survenu le 1er juillet 2020, lorsque la police italienne a saisi une cargaison de 14 tonnes de pilules de captagon d’une valeur marchande estimée à plus d’un milliard d’euros en provenance de Syrie. Les autorités n’ont pas tardé à accuser l’État islamique d’avoir fabriqué les pilules « pour financer le terrorisme[5] ». Cependant, de nombreux observateurs ont souligné le fait que l’organisation terroriste n’était plus en mesure, de produire un tel nombre de pilules et que le gouvernement syrien était le coupable le plus plausible. Bien sûr, Rome ne semble pas disposée à porter une telle accusation.

Il faut toutefois souligner que le contexte à cette époque semblait des plus favorables à un rapprochement avec Damas, puisqu’il était aussi concomitant d’un réchauffement des relations avec la Russie, un pays avec lequel l’Italie possède des liens historiques forts. Début 2021, l’implosion de la coalition au pouvoir en Italie marque cependant un arrêt significatif aux tentatives des faucons de la normalisation à Rome. En effet, l’arrivée au pouvoir de Mario Draghi, technocrate européen de premier plan et ancien président de la Banque centrale européenne, resté profondément attaché à la défense des valeurs et des principes européens, marque le revirement de la politique italienne envers la Syrie. Le marqueur le plus significatif de cette parenthèse fut, le 15 mars 2021, l’apparition de l’Italie aux côtés des États-Unis, de l’Allemagne, de la France et du Royaume-Uni dans la déclaration commune commémorant l’anniversaire du conflit syrien. Cette occasion permet aux Italiens de remettre les pendules à l’heure et de calmer toute velléité de rapprochement avec Damas, rappelant que la normalisation avec le régime syrien est hors de propos. L’Italie y participera une deuxième fois le 15 mars 2022.

Néanmoins, les crises politiques successives au sein du gouvernement italien empêchent toute stabilité vis-à-vis de la politique syrienne de l’Italie. En octobre 2022, l’arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement à Rome laisse présager un énième revirement.

Les petits pas de Meloni vers Damas

Dans le passé, la nouvelle cheffe du gouvernement italien Giorgia Meloni avait déjà fait part de son soutien aux alliés du régime syrien. Lors de son arrivée au pouvoir, de nombreux médias avaient fait ressortir d’anciennes déclarations dans lesquelles la nouvelle présidente du conseil italien faisait l’éloge de l’Iran et du Hezbollah, les deux meilleurs alliés de Damas avec la Russie.

Relayant des éléments de propagande – réfutés à de nombreuses reprises – selon lesquels le régime de Damas serait le défenseur des minorités religieuses en Syrie, Giorgia Meloni faisait remarquer que les alliés du régime étaient la raison pour laquelle les Chrétiens pouvaient encore fêter Noël dans le pays.

En plus de ces déclarations, les partis membres de la coalition au pouvoir ont également montré des signes de proximité avec Damas. C’est le cas pour la coalition de Giorgia Meloni qui est composée de deux partis : son propre parti « Frères d’Italie » (Fratelli d’Italia), ainsi que le parti de Matteo Salvini « La Ligue » (Lega). C’est toutefois le troisième parti de la coalition, « Allez l’Italie » (Forza Italia), centre droite, qui semble être le plus proche de Damas.

Entre 2017 et 2019, au moins deux délégations italiennes menées par Paolo Romani – membre éminent du parti de centre droite et ancien président du groupe Forza Italia au Sénat – se sont rendues à Damas pour s’entretenir avec des officiels syriens. En septembre 2017[6], la délégation italienne rencontre le vice-président de la chambre des députés Najdat Anzour, tandis qu’en septembre 2019[7], une délégation similaire rencontre le Premier ministre syrien Imad Khamis.

Aujourd’hui, après près de six mois à la tête de l’Italie, il n’est donc pas surprenant de voir que le gouvernement Meloni a bel et bien effectué un certain nombre de pas, bien que légers, en direction de Damas. Dans les premiers mois du nouveau gouvernement, néanmoins, le changement de direction à Rome n’a pas directement entraîné de revirements significatifs dans la politique étrangère du pays.

En février 2023, les chercheurs de l’Istituto Affari Internazionali (IAI) Leo Goretti et Irene D’Antimo écrivaient que « le gouvernement Meloni a suivi les traces de son prédécesseur sur les deux principaux dossiers qui ont marqué 2022 – à savoir l’invasion russe de l’Ukraine et la crise énergétique » tout en réaffirmant « l’engagement traditionnel de l’Italie envers l’OTAN et l’alliance américaine[8] ». En effet, en pleine invasion ukrainienne, difficile pour Giorgia Meloni d’avancer vers Damas sans attirer l’attention. C’est donc de manière tout à fait opportuniste – à l’instar de nombreux autres pays – que Rome a saisi l’occasion donnée par le tremblement de terre du 6 février 2023 pour faire un pas vers le régime syrien.

Dans un premier temps, Rome a été le premier pays européen à affréter un avion chargé d’aide humanitaire pour Damas, décidant néanmoins de le faire atterrir à Beyrouth le 11 février[9]. Une semaine plus tard, c’est un bateau italien, chargé d’aide humanitaire italienne et européenne, qui s’est dirigé vers le port syrien de Lattaquié. Sur place, M. D’Antuono en compagnie de Khaled Hboubati, président du SARC, la plus grande organisation humanitaire opérant en Syrie.

Six jours plus tard, les deux se retrouveront une nouvelle fois lors de la signature d’un controversé accord de coopération entre l’Agence italienne de coopération au développement et le SARC[10]. En effet, l’organisation syrienne et son dirigeant sont réputés très proches du cercle restreint du régime syrien[11]. Cet accord est d’ailleurs le premier du genre à être signé entre une agence publique d’un État membre de l’UE et une organisation considérée comme proche de Damas.

Néanmoins, les conditions de cet accord restent floues, selon un diplomate européen en poste à Beyrouth. Celui-ci note que l’accord « semble aller plus loin qu’une coopération « normale » entre un donateur et le SARC », indiquant que l’Italie envisage de développer ses activités humanitaires dans les zones contrôlées par le gouvernement en Syrie.

D’une manière encore plus remarquée, l’Italie a surpris par son absence, le 15 mars 2023, de la 12e déclaration conjointe annuelle sur l’anniversaire du conflit syrien – quand bien même elle y avait rejoint la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et les États-Unis les deux années précédentes.

Au-delà des postures idéologiques : rester dans le giron européen

En dépit de ces développements, il est difficile de voir l’Italie engager un véritable processus de rapprochement avec le régime syrien.

D’après le chercheur italien Fabrizio Chevron, aucune percée imminente n’est à attendre entre l’Italie et la Syrie. « Il est vrai que Meloni, ces dernières années, a exprimé plusieurs opinions « pro-Assad », mais sa position, pas seulement sur la Syrie, a beaucoup changé depuis qu’elle a pris le pouvoir », déclare Chevron. En effet, la politique étrangère de Meloni « se situe principalement dans la lignée de ses alliés américains et européens », ajoute Chevron.

Giorgio Cafiero, PDG de la société de conseil Gulf State Analytics, soutient ce point de vue, arguant qu’il ne serait pas dans l’intérêt de Rome de changer de position vis-à-vis de Damas, « étant donné que les positions européennes et américaines sont rigidement opposées à la réhabilitation du gouvernement syrien ». Tout rapprochement en direction de la Syrie « risquerait de créer de nouvelles tensions avec les alliés occidentaux ».

Finalement, avec l’invasion ukrainienne toujours en tête des priorités européennes et une opinion publique italienne désavouant l’intervention de la Russie, il est inconcevable que Rome tente quoi que ce soit de significatif en Syrie. D’ailleurs, l’Italie n’aurait pas grand-chose à gagner d’un quelconque rapprochement avec Damas ou d’un lobbying en faveur d’une telle démarche auprès de ses alliés européens.

Du point de vue migratoire, malgré la rhétorique anti-immigration de Giorgia Meloni, le petit nombre de réfugiés syriens enregistrés est loin d’être problématique. Seuls quelque 3 500 réfugiés syriens étaient enregistrés en Italie en 2021, contre 622 000 en Allemagne, 37 400 en France, 15 000 en Espagne ou 12 000 au Royaume-Uni. De plus, bien que l’activité migratoire venue de Syrie ait enregistré une augmentation au cours des trois dernières années, elle demeure insignifiante

Au niveau économique, Rome n’a absolument rien à gagner d’un rapprochement avec Damas. Les opportunités économiques sont inexistantes et, même dans le cas contraire, les outils de sanctions déployés par l’UE empêcheraient une quelconque fructification de potentiels investissements. En ce qui concerne le commerce bilatéral, l’Italie n’a pratiquement rien à gagner de la Syrie, dont les actifs économiques sont en ruine.

Rome pourrait être motivée par des questions sécuritaires pour réguler le trafic de captagon dont la Syrie est devenue la plaque tournante dans le monde. De nombreux analystes s’accordent à dire que la vague de rapprochements en cours dans le monde arabe aurait pour objectif de mettre un terme, ou tout du moins de freiner, ce trafic. Rome pourrait chercher à faire de même. Comme l’a révélé la saisie de 14 tonnes de captagon en direction de l’Arabie saoudite en juillet 2020, l’Italie est bel et bien devenue un pays de transit pour la drogue. Cependant, comme en témoigne l’exemple jordanien[12], l’efficacité d’un rapprochement avec le régime syrien pour freiner le trafic de drogue peine à faire ses preuves.

Dans une moindre mesure, Rome pourrait également être tentée par un rapprochement avec Damas pour freiner le trafic d’humains auquel Cham Wings, la deuxième compagnie aérienne syrienne, est accusée de participer. En effet, la compagnie aérienne, qui fut précédemment l’objet de sanctions européennes pour son implication dans le trafic d’humains de la Syrie à la Biélorussie, est accusée de transporter des migrants du Bangladesh en Libye[13], qui tentent ensuite de rejoindre l’Italie par la route de la Méditerranée centrale.

L’enjeu pour Rome : gagner une place de médiateur

Au-delà de ces enjeux, ce qui pourrait compter pour Rome serait plutôt de se positionner comme le médiateur européen du conflit syrien. En effet, l’Italie semble être l’un des États membres de l’UE les mieux équipés pour jouer un rôle diplomatique dans la résolution du conflit. Le pays a nommé deux représentants pour la Syrie : Massimiliano D’Antuono, chargé d’affaires en Syrie, et Stefano Ravagnan, envoyé spécial pour la crise syrienne et la coalition anti-Daech.

Comme l’explique M. D’Antuono à l’auteur, « certains gouvernements nomment un envoyé spécial afin de promouvoir et coordonner les politiques avec des [partenaires] partageant le même état d’esprit […] alors que le chef de la mission diplomatique dans le pays est responsable de l’engagement avec les interlocuteurs locaux pour mettre en œuvre ces politiques conformément aux instructions reçues de la capitale[14]. »

Dès lors, l’on comprend comment ces deux nominations mettent en évidence l’ambiguïté de la position italienne vis-à-vis de la crise syrienne en permettant à Rome de rester en contact avec tous les interlocuteurs, qu’ils se situent au niveau du régime ou de l’opposition, et, de fait, tenter la médiation entre les différents partis.

À Damas, Massimiliano D’Antuono traite avec le gouvernement syrien, représente les intérêts de son pays et de ses compatriotes, et participe aux efforts diplomatiques « Track II » engagés entre Européens et Syriens depuis plusieurs années maintenant. Comme il l’explique « [mon] engagement auprès des autorités syriennes se situe au niveau diplomatique avec le ministère des Affaires étrangères, à l’instar du chef de la délégation de l’UE [pour la Syrie, Dan Stoenescu] et d’autres États membres de l’UE », précisant qu’« au cours de mes visites à Damas, je rencontre également des représentants des sociétés civiles et de l’opposition locale[15]. » Reste à savoir quel genre d’opposition se trouve encore à Damas au-delà de l’opposition dite « modérée » ou « tolérée » par le régime, jetant un voile de doute quant à la crédibilité de ladite opposition.

Pour autant, l’Italie est également engagée avec l’opposition syrienne à l’étranger, ainsi qu’avec les différentes parties impliquées de près ou de loin dans le conflit. Au cours de ces dernières années, l’envoyé spécial italien, Stefano Ravagnan a été plus qu’actif sur ce font, comme en témoignent ses visites en Russie (janvier 2022)[16], auprès de la Coalition nationale syrienne (septembre 2022)[17], en Turquie (septembre 2022[18] et mars 2023[19]), en Arabie saoudite (février 2023)[20], à Oman (mars 2023)[21] et au Qatar (mars 2023)[22].

Mais malgré la posture de neutralité de la diplomatie italienne, celle-ci semble néanmoins pécher dans son discours. L’attention portée aux passages frontaliers ouverts dans le nord-ouest de la Syrie à la suite du tremblement de terre en témoigne.

Répondant aux questions de l’auteur, M. Ravagnan maintient que l’Italie accorde « une grande importance à la nécessité de maintenir une approche strictement coordonnée entre les membres de l’UE sur la base des paramètres convenus (pas de normalisation avec le régime) […] cela ne veut pas dire qu’il faut nier les démarches positives de Damas, le cas échéant, telles que l’ouverture d’un passage transfrontalier dans le Nord-Ouest[23]. »

Malgré la volonté affichée de débloquer la situation et de combler l’écart entre, d’une part, le régime et ses alliés, et, d’autre part, entre l’opposition et ses soutiens, la rhétorique employée par la diplomatie italienne semble néanmoins témoigner d’un biais en faveur de Damas. En effet, bien que le régime ait effectivement autorisé l’ouverture de points frontières avec la Turquie, ceux-ci donnent accès à des régions aux mains de l’opposition au sein desquelles Damas n’exerce aucune influence. D’ailleurs, de nombreux observateurs ont démontré que les Nations unies n’avaient même pas besoin de l’aval de Damas pour ouvrir ces passages et que « l’autorisation » donnée par le régime ne représentait rien de plus qu’un coup de communication, une analyse partagée par certains diplomates français et européens contactés par l’auteur.

Conclusion

Alors que la position affichée par Rome depuis l’arrivée du gouvernement Meloni peut être interprétée comme une nouvelle tentative de rapprochement avec le régime syrien, le voile d’ambiguïté qui entoure cette position depuis le début du conflit syrien peut néanmoins être compris comme une tentative des Italiens de s’imposer comme médiateurs du conflit, en engrangeant un certain crédit auprès de Damas et en devenant le partenaire européen de référence pour le régime.

Néanmoins, Rome doit faire attention à ne pas poursuivre cet objectif aux dépens de ses partenaires européens. En effet, une attitude trop accommodante envers le régime syrien pourrait tout aussi bien mener la diplomatie italienne à perdre en crédibilité et, de fait, s’aliéner ses alliés occidentaux. Un tel cas de figure ne ferait que réduire à néant les efforts entrepris par la diplomatie italienne au cours de ces derniers mois, alors que Rome souffre déjà de son manque de stabilité après plusieurs changements de politique au cours de ces dernières années.

Pour autant, le contexte actuel rend difficile de prévoir les intentions de la politique italienne vis-à-vis de la Syrie : d’un côté, la guerre en Ukraine n’a fait qu’accentuer la volonté du gouvernement italien de ne pas détériorer ses relations avec ses alliés traditionnels opposés au régime syrien, surtout lorsqu’on constate que Rome n’a vraisemblablement que peu de choses à gagner d’un rapprochement avec Damas.

D’un autre côté, le contexte régional témoigne également d’un certain réchauffement entre Damas et ses voisins, avec Riyad en figure de proue. Alors que le prochain sommet se tiendra en mai prochain, la Syrie pourrait se voir réintégrer dans la Ligue Arabe et, de fait, sortir de son isolement international. Un tel développement aurait pour effet de confirmer l’échec de la politique européenne d’isolement du régime syrien menée depuis le début du conflit et pourrait pousser l’Italie, avec d’autres pays européens tels que l’Autriche, la Grèce et la Hongrie, à faire pression au niveau européen afin de ne pas rater le train du rapprochement avec la Syrie.


Notes :

[1] « Italy formally recognises ‘National Coalition’ as legitimate Syrian government », The Journal, 19 novembre 2012. En ligne, accédé le 18 avril 2023. https://www.thejournal.ie/italy-formally-recognises-national-coalition-as-legitimate-syrian-government-680593-Nov2012/

[2] « Al-Iṭālīyūn fī dimašq: bidāyat al-taṭbīʿ al-urūbī ? », Wattan, 6 juillet 2016. En ligne accédé le 18 avril 2023. https://www.wattan.net/ar/news/179729.html

[3] « Syrie : le chef des services secrets reçu discrètement à Rome en janvier », Le Monde, 28 mars 2018. En Ligne, accédé le 18 avril 2023 https://www.lemonde.fr/syrie/article/2018/03/28/ali-mamlouk-le-discret-emissaire-de-damas-a-ete-recu-a-rome_5277477_1618247.html

[4] Massimiliano D’Antuono, communication personnelle, 7 avril 2023

[5] « #GDF #Napoli, sequestro record di 14 tonnellate di #anfetamine: 84 milioni di pasticche prodotte in #Siria da ISIS/DAESH per finanziare il #terrorismo. Oltre 1 miliardo di euro il valore sul mercato. #NoiconVoi », Guardia di Finanza [@GDF], 1er juillet 2020. En ligne, accédé le 19 avril 2023. https://twitter.com/GDF/status/1278215819374333952

[6] « Head of Italian parliamentary delegation: Syria faces multiple terrorism », Syrian Arab News Agency (SANA), 13 september 2017. En ligne, accédé le 19 avril 2023. https://www.sana.sy/en/?p=113786

[7] « Premier Khamis meets Italian delegation », Syrian Arab News Agency (SANA), 23 septembre 2019. En ligne, accédé le 19 avril 2023. https://www.sana.sy/en/?p=174029

[8] Goretti, Leo & D’Antimo, Irene, « Italy between the Draghi and Meloni Governments », Instituto Affari Internazionali, 22 février 2023. En ligne, accédé le 19 avril 2023. https://www.iai.it/sites/default/files/iai2303.pdf

[9] « Italian aid destined for government-held Syria lands in Beirut, Italian envoy says », Reuters, 11 février 2023. En ligne, accédé le 19 avril 2023. https://www.reuters.com/article/turkey-quake-syria-italy-aid-idAFC6N32E02M

[10] « SARC, Italian Agency for Development of Cooperation ink joint cooperation agreement », Syrian Arab News Agency (SANA), 23 février 2023. En ligne, accédé le 19 avril 2023. https://www.sana.sy/en/?p=301643

[11] « Red Crescent: Syrian regime’s tool to control cross-line humanitarian aid to northwestern Syria », EnabBaladi, 29 juin 2021. En ligne, accédé le 19 avril 2023. https://english.enabbaladi.net/archives/2021/06/red-crescent-syrian-regimes-tool-to-control-cross-line-humanitarian-aid-to-northwestern-syria/

[12] En 2018, Amman a normalisé ses relations avec Damas et rouvert un point-frontière avec la Syrie. Depuis, la Jordanie est devenue l’un des plus importants pays de transit pour la captagon syrien.

[13] « Keys to Europe must not be in the hands of people traffickers – minister », Times of Malta, 14 mars 2023. En ligne, accédé le 18 avril 2023.  https://timesofmalta.com/articles/view/keys-europe-hands-people-traffickers-minister.1019139  

[14] Massimiliano D’Antuono, communication personnelle, 7 avril 2023.

[15] Massimiliano D’Antuono, communication personnelle, 7 avril 2023

[16] « Russia, Italy discuss political solution to crisis in Syria », Syrian Arab News Agency (SANA), 14 janvier 2022. En ligne, accédé le 19 avril 2023. https://sana.sy/en/?p=260648

[17] National Coalition of Syrian Revolution and Opposition Forces, « SOC’s President of Meets Italian Special Envoy for Syria », 8 septembre 2022. En ligne, accédé le 19 avril 2023. https://en.etilaf.org/all-news/news/socs-president-of-meets-italian-special-envoy-for-syria

[18] Haber1 « İtalya’nın Suriye Özel Temsilcisi Ravagnan, Hatay Valisi Doğan’ı ziyaret etti », 6 septembre 2022. En ligne, accédé le 19 avril 2023. ​​https://www.haber1.com/genel/italyanin-suriye-ozel-temsilcisi-ravagnan-hatay-valisi-dogani-ziyaret-etti/

[19] Ravagnan, S. (@Ste_Ravagnan), « Just back from Ankara where I had my first meeting with the new Director General for Syria at @MFATurkiye, Amb.Korahan Karakoc. A detailed discussion of the many aspects of the crisis, its perspectives, regional dynamwics, how best we can cooperate. To be continued soon! », 23 mars 2023. En ligne, accédé le 19 avril 2023. https://twitter.com/Ste_Ravagnan/status/1638999625225981961

[20] Arab News, « Saudi minister receives Czech, Italian envoys », 7 février 2023. En ligne, accédé le 19 avril 2023. https://www.arabnews.com/node/2246746/saudi-arabia

[21] Ravagnan, S. (@Ste_Ravagnan), « First occasion of bilateral consultations with Oman on the Syrian crisis, my thanks to Assistant Minister Mohammed Nasser Hamed al-Wahabi and his team for the hospitality and very useful discussion! », 21 mars 2023. En ligne, accédé le 19 avril 2023. https://twitter.com/Ste_Ravagnan/status/1637983634878496768

[22] Qatar News Agency (QNA), « Assistant Foreign Minister Meets Special Envoy for Syrian Crisis and anti-Daesh Coalition », 19 mars 2023. En ligne, accédé le 19 avril 2023.

[23] Stefano Ravagnan, via Massimiliano D’Antuono, communication personnelle, 7 avril 2023.