13/06/2023

Quelles voies pour le “changement” au Liban ? Trois regards sur la crise

Photo Jihan Safar
Photo: Jihan Safar, 2022.

Entretien avec Jad Ghosn, Naji Abu Khalil et Rabih el Chaer
Propos recueillis par Leila Seurat

Inaugurant l’entrée de treize députés indépendants au Parlement, les élections législatives de 2022 sont souvent considérées comme un tournant historique de la vie politique libanaise qui, depuis 2005, est structurée autour du clivage 8-Mars – 14-Mars[1]. Sans être nouvelle, la notion de « changement » (taghyir) a depuis acquis une place centrale dans les débats politico-médiatiques pour désigner ces partis/mouvements/coalitions se réclamant du soulèvement d’octobre 2019 et affichant une position anti-establishment. Pourtant, derrière des mots d’ordre commun autour du devoir de justice, du retour à l’État de droit ou la nécessaire déconfessionnalisation – objectifs par ailleurs prônés par l’ensemble des élites politiques y compris chiites – aucun programme commun ne permet de rassembler ces acteurs. Ces derniers sont d’ailleurs très divers, tant du point de vue de leur contexte d’émergence que de leur projet politique.
Citoyens et Citoyennes dans un État (Mouwatinoun wa Mouwatinat fi dawla) a émergé lors des élections municipales de 2016. Shamalouna est une coalition de forces issues de la « société civile » née six mois avant les élections de 2022. Le Bloc national (Kitle wataniyye) a été relancé juste avant le soulèvement de 2019 mais trouve ses racines peu après 1946.
À la veille de la séance parlementaire consacrée à l’élection du président de la République, nous avons recueilli les regards croisés de trois acteurs issus de ces différents mouvements. Deux d’entre eux, Jad Ghosn et Rabih El Chaer ont été candidats lors des élections législatives de 2022, le premier affilié au mouvement Citoyens et Citoyennes dans un État, le deuxième membre de la coalition Shamalouna. Le troisième, Naji Abu Khalil, est membre du comité exécutif du Bloc national.
Ces trois voix permettent de saisir toute la diversité derrière la notion de « changement ». Ils ont accepté de répondre à nos questions relatives à la présidentielle, aux modèles économiques et institutionnels, aux armes du Hezbollah, au tournant que représentent (ou non) les législatives de mai 2022.

Jad Ghosn

Jad Ghosn est journaliste et réalisateur de documentaires. Il a été candidat dans le district du Metn sur la même liste que le parti indépendant Citoyens et Citoyennes dans un État. Créé en 2016, ce mouvement dirigé par l’ancien ministre Charbel Nahas a pris part aux manifestations de 2019. Ce parti insiste avant tout sur les principes de laïcité, de justice sociale, et de centralité de l’État.

Aux élections de mai 2022, 56 candidats du mouvement se sont présentés aux élections, mais aucun n’a pu obtenir de siège au Parlement. Au total, le mouvement a obtenu 1,5 % des votes à l’échelle nationale, soit 30 000 voix, dont la moitié destinée à la liste de Jad Ghosn.

Naji Abu Khalil

Consultant en politique publique et membre fondateur du think tank Noria, Naji Abou Khalil est aujourd’hui membre du comité exécutif et responsable de la stratégie du Bloc national. Il n’a pas été candidat aux élections de 2022. Le Bloc national a été créé en 1946 et relancé en février 2019, quelques mois avant le soulèvement d’octobre 2019. Parti libéral, il milite pour la souveraineté, la laïcité et les réformes économiques. Aucun de ses cinq candidats n’a remporté de siège au Parlement lors des législatives de 2022. 
 

Rabih el Chaer

Avocat et directeur du service Droit international public chez Alem & Associates, Rabih el Chaer a été candidat aux élections de 2022 au sein du parti Shamalouna.
Shamalouna, coalition de personnalités issues de la société civile se réclamant de la contestation de 2019, a été fondée six mois avant les élections législatives et s’est présentée dans plusieurs circonscriptions dans le nord du pays.
La coalition a remporté un siège au parlement lors des élections de 2022.

 L.S. : La plupart des partis politiques y compris le CPL semblent s’être ralliés à la candidature de Jihad Azour. Comment expliquez-vous ces ralliements ? Quelle est la position des députés de la contestation de manière générale et de votre parti en particulier ?

Rabih el-Chaer : Le soutien du Courant patriotique libre (CPL) à la candidature de Jihad Azour[2] à la présidence du Liban est lié à la volonté de bloquer la candidature du candidat soutenu par le Hezbollah et Amal, Sleiman Frangié[3]. Le député Gebran Bassil[4] considère M. Frangié comme une réelle menace pour sa survie politique, étant donné les tensions et les adversités existantes entre les deux personnes, notamment parce qu’ils sont tous les deux originaires du nord du pays. De plus, Frangié est considéré comme étant très proche de la Syrie et des deux factions chiites, ce qui prive Gebran de tout pouvoir politique et le pousse à se retrouver dans l’opposition si Frangié est élu, avec tous les risques que cela implique.

Ainsi, le choix du Dr Azour devient naturel pour Gebran, car cela contraindrait les deux factions chiites à faire tomber la candidature de Frangié, ce qui permettrait à Gebran de devenir un passage obligé pour l’élection du prochain président. Les autres partis politiques choisissent également le Dr Azour pour empêcher l’élection de Frangié et affaiblir la position de Gebran vis-à-vis du Hezbollah.

Malheureusement, les différents partis politiques libanais sont incapables d’élire un président par eux-mêmes. Ils attendent donc une intervention du « groupe des 5 » (Qatar, Arabie saoudite, Égypte, France et États-Unis) afin d’imposer un candidat, probablement après l’accord sur le nucléaire attendu entre l’Iran et les États-Unis. Ces explications illustrent la complexité des dynamiques politiques au Liban et les différentes considérations qui influencent les alliances et les choix des partis politiques.

Quant à la deuxième partie de votre question, le député Michel Douaihi[5], qui a été élu au Parlement grâce à notre coalition, est très clair à ce sujet. Il votera en faveur du Dr Azour. Il est important de souligner que les opinions des députés réformistes ne sont pas uniformes. Une partie d’entre eux, dont Michel, adopte une approche pragmatique et n’hésite pas à s’allier avec d’autres factions politiques, même celles contre lesquelles ils se sont présentés. En revanche, une autre partie des députés préfère rester fidèle à ses convictions idéologiques et tente de voter en faveur de personnalités qui n’ont pas été impliquées dans la corruption même s’ils n’ont aucune chance de gagner. Malheureusement, en raison de ces divergences, les députés réformistes ont perdu leur initiative et restent marginalisés dans la lutte pour le pouvoir, quel que soit le scénario. Cette situation a affaibli leur position et leur influence politique.

Naji Abu Khalil : Le soutien affiché par une majorité des forces politiques à travers le pays à Jihad Azour illustre avant tout un ras-le-bol face à la mainmise du Hezbollah sur la politique nationale et étrangère du Liban, dont la candidature de Sleiman Frangié représente aujourd’hui le symbole.

Faisant fi des équilibres actuels au sein du Parlement libanais et ne bénéficiant que du soutien d’un tiers des députés, le Hezbollah pariait, comme à son habitude, sur un soutien régional (et cette fois-ci international) à Frangié d’une part, et d’autre part, sur le facteur temps et sa capacité à intimider ou soudoyer les blocs parlementaires alors que les portes du Parlement sont fermées par son allié Nabih Berri, en violation de la Constitution libanaise qui stipule que le Parlement doit être en session ouverte jusqu’à l’élection d’un président de la République.

Pour le camp réformiste, dont le Bloc national fait partie, ainsi que pour une grande majorité des députés de la contestation, le choix de Azour est motivé par le rôle joué par le Hezbollah en tant que garant du système contre lequel il s’était révolté, et ce de manière plus visible, depuis le 17 octobre 2019 : répression des manifestants lors du soulèvement d’octobre 2019, blocage de l’enquête sur le 4 août en usant des armes dans les rues de Beyrouth en octobre 2021 et protection de Riad Salamé contre toute poursuite judiciaire illustrent cette volonté de domination du Hezbollah au détriment des aspirations de souveraineté, de réforme et de justice des Libanais.

La session du Parlement le 14 juin et la large majorité en faveur de Jihad Azour incarnerait, pour la première fois depuis très longtemps, les limites de l’hégémonie politique et militaire du Hezbollah et du soutien international dont a bénéficié son candidat Frangié.

Jad Ghosn : Jihad Azour a un CV et une histoire dans le pays. Il a occupé plusieurs fonctions dont celle de ministre des Finances. Reconnaître qu’il y existe une force du changement devrait passer par définir ce que l’on entend par « changement ». Si l’on prend le mot taghyir dans son sens premier, alors n’importe quel parti peut se prévaloir du « changement », aussi bien le Hezbollah que les Forces libanaises. Pourtant, un changement suppose bien de passer d’un état à un autre.

Les forces du taghrir ont connu un développement particulier avec l’effondrement économique du pays, lorsque les gens ont commencé à prendre des initiatives et chercher des solutions concrètes pour sortir de la crise. Si l’on prend en compte ce paramètre, alors un député qui se dit porteur du « changement » devrait nécessairement porter ce projet de changement profond aussi bien économique que politique et demeurer fidèle aux aspirations initiales de ce mouvement.

Qui est Jihad Azour ? En 2005, après le retrait syrien et les manifestations du 14 mars, Fouad Siniora était Premier ministre et Jihad Azour était ministre des Finances. Il a donc participé à la Construction de ce système qui donne à voir des enchevêtrements entre le politique et le monde des affaires. Ce sont bien ces intérêts enchevêtrés qui sont la source de l’effondrement du pays. C’est donc quelque peu étonnant de le voir aujourd’hui en tant que représentant des forces du « changement ». Pour moi il s’agit tout simplement d’une trahison de ce qui fait l’essence de ce mouvement. Ceux qui sont contre le Hezbollah et vont voter pour lui vont tout simplement le renouveler dans ses fonctions, quel qu’en soit le prix pour le pays.

L.S. : L’option d’une troisième voie est portée par Emmanuel Macron qui vient de nommer Jean-Yves Le Drian “émissaire personnel du président français” pour le Liban. Quel est votre regard sur cette initiative française ?

Rabih el Chaer : Il semble que la France, en soutenant le candidat Frangié, ait opté pour un pragmatisme total, mettant ainsi de côté sa défense de la démocratie, des droits de l’homme et de la lutte contre la corruption au Liban. Je suis ravi de constater que le président Macron a compris qu’il ne pouvait pas trahir le rôle de la France au Liban, au risque de perdre sa position historique, pour gagner des alliés opportunistes. Cependant, la France seule ne peut rien faire, c’est aux Libanais de parvenir à un accord.

J’espère que M. Le Drian, avec son expérience, sa rigueur et ses qualités diplomatiques, pourra faire avancer les différentes parties libanaises vers un choix honorable, afin de commencer sérieusement à élire un président digne de ce nom. Mon seul souci est que les choses risquent de se compliquer et que nous pourrions être obligés de voyager en France pour parvenir à un accord similaire à l’accord de Taëf[6]. Un tel accord ne peut être imposé que sous la pression d’une crise sécuritaire suffisamment inquiétante.

Naji Abu Khalil : Parler d’une « troisième voie » paraît prématuré à ce stade, en raison du large soutien à la candidature de Jihad Azour. Cela dit, nous n’avons pas d’information sur le contenu de l’initiative française, mais plusieurs indicateurs sont à retenir :

  • Un intérêt persistant de la France pour une solution politique au Liban, en dépit des échecs répétitifs des initiatives françaises depuis le 4 août 2020. Cet intérêt peut être bénéfique si il est employé de manière à servir les intérêts du peuple libanais.
  • La nomination de Monsieur Le Drian, ancien ministre des Affaires étrangères et de La Défense, au moment où l’accord sur la candidature Jihad Azour est annoncé pourrait présumer d’une prise en compte des nouvelles données sur la scène politique libanaise.
  • Cette nomination pourrait créer les conditions d’un rôle arabe plus important sur la scène libanaise, en raison des liens solides que Monsieur Le Drian entretient avec nombre de dirigeants politiques dans la région.

Reste à voir si l’effet d’annonce sera suivi par un repositionnement qui contribuerait à une véritable solution à la crise libanaise.

Jad Ghosn : Si l’on regarde les initiatives françaises des deux dernières années, on constate qu’il y a une capacité des Libanais à ne pas les prendre en compte et ce pour deux raisons. D’abord, derrière les effets d’annonce, ils existent des intérêts directs comme pour le port et d’autres secteurs sur lesquels ils voudraient investir. La deuxième raison qui explique pourquoi on ne croit pas à la capacité française c’est qu’il n’existe pas à l’heure actuelle d’accord global ni avec les États-Unis ni avec les forces régionales. Cette initiative reste donc isolée et n’apparaît pas adéquate pour répondre aux besoins du Liban. La France semble prendre des initiatives qui la dépassent et parle en sa seule voix pour l’instant. Les Français seraient-ils en train de se repositionner pour profiter des changements régionaux à l’instar du rapprochement irano-saoudien, je ne sais pas. Mais, si l’on regarde les précédentes initiatives, on peut dire qu’aucune solution miracle n’a été portée par la France.

L.S. : Nombreux sont ceux qui considèrent que la stabilité du Liban n’est possible qu’à travers l’appui de parrains étrangers, comme en atteste l’initiative du président français Emmanuel Macron après l’explosion du port de Beyrouth. Quel est votre point de vue sur ces solutions venues de l’extérieur ?

Naji Abu Khalil : L’histoire du Liban nous dit que l’ingérence étrangère n’a jamais été porteuse d’une solution pour le pays. Mais le Liban a néanmoins besoin d’aide étrangère afin de pouvoir gérer de manière humaine et digne la question des réfugiés syriens et palestiniens, mais également afin de sortir de la crise économique actuelle. En ce sens, l’accord avec le Fonds monétaire international (FMI) est nécessaire, non seulement parce qu’il promet un certain montant d’aides pour le pays, mais aussi parce qu’il implique un certain nombre de réformes pour améliorer la gouvernance, régler la corruption, et pallier aux problèmes structurels qui minent la vie politique libanaise. Nous avons aussi besoin d’aide internationale pour forcer la classe politique libanaise à rendre compte des crimes commis envers le peuple libanais. La communauté internationale a aussi le devoir d’aider les Libanais à obtenir justice, pour le port mais aussi pour les crimes financiers et les détournements de fonds publics.

Cependant la solution ne peut pas venir de l’extérieur. Les partis confessionnels existants sont trop dépendants de parrains étrangers, ce qui se traduit par un blocage à l’échelle interne. Par ailleurs les grandes puissances n’ont plus les moyens de leur diplomatie, et ne peuvent apporter que peu de choses pour changer le sort du pays. La France, si elle a permis de placer le Liban à la table des négociations internationales et d’être un sujet d’intérêt, doit clarifier sa politique sur de nombreux points, notamment les réformes et l’enquête sur le port. Il ne faut donc pas trop attendre d’une communauté internationale préoccupée par d’autres problématiques, comme le changement climatique et la guerre en Ukraine. C’est peut-être un défi pour le Liban, mais également une opportunité pour le pays de pouvoir changer par lui-même et par ses forces internes, c’est en tout cas le pari du Bloc national.

Rabih El Chaer : Shamalouna est un mouvement de centre droit en termes de valeurs économiques, et de centre gauche en termes de valeurs humaines. Nous convergeons avec le Bloc national en termes de programme économique. Nous avons mené ce débat avec des idées claires, en expliquant qu’avant d’augmenter les impôts, il fallait d’abord s’assurer que les taxes déjà en vigueur s’appliquent partout au Liban. D’autre part, il faut bâtir un État à travers une politique de libéralisation et de décentralisation, en construisant un État qui collecte des taxes auprès de tous les Libanais, un État qui protège ses frontières de toute fraude et de fuite de ressources à l’extérieur. Nous devons mettre un terme aux subventions, bâtir un corps judiciaire indépendant et un État de droit capable de réinstaurer la confiance et d’attirer des investisseurs.

Nous, Shamalouna, souhaitons déterminer les responsabilités de chacun pour savoir qui est responsable de la faillite de l’État. Ce sont autant les politiciens, la banque centrale qui n’a pas respecté la loi, toutes ces banques qui ont investi leur argent dans les bons du trésor en se contentant d’un intérêt très élevé. Nous ne souhaitons pas nous focaliser sur une seule de ces parties puisque c’est tout un système qui était complice. Notre objectif est de punir puis rendre l’argent aux citoyens qui l’ont perdu.

En ce qui concerne l’ingérence étrangère, je suis contre toute ingérence, qu’elle soit française, américaine, ou iranienne. Cela dit, nous en sommes à un point où, faute d’injection monétaire de l’extérieur, en l’occurrence du FMI, l’économie libanaise ne pourra plus redémarrer. Il faut par ailleurs que les États étrangers amis du Liban agissent contre cette mafia qui vole le peuple libanais et l’appauvrit. Les systèmes judiciaires des pays étrangers où cet argent est placé doivent lutter pour arrêter cette mafia, car seuls, nous en sommes incapables.

Jad Ghosn : Il faut être réaliste, prendre en compte la superficie du Liban et analyser la manière dont le contexte international influe sur la politique intérieure. La France ne peut se comporter avec le Liban comme si elle était – comme cela a toujours été dit – « une mère aimante ». Il est vrai qu’il y a des liens et des relations avec la France, mais cette relation est aussi une des raisons principales de la crise et de l’effondrement actuels. Lorsque Jacques Chirac rendait visite à Rafic Hariri de façon régulière et qu’il finançait le Liban sans que le gouvernement ne change, il alimentait le pouvoir en place. La France savait parfaitement ce vers quoi le gouvernement libanais se dirigeait.

Par ailleurs, il est à noter qu’Emmanuel Macron a organisé, deux semaines avant les élections législatives de 2018, la conférence « Cèdre ». Comment a-t-il pu organiser une telle conférence avec un gouvernement qui allait changer deux semaines plus tard ? Était-ce un soutien flagrant du gouvernement en place ? En se comportant de cette manière, on se place dans une position supérieure en disant que les Libanais ne savent pas régler leurs problèmes et qu’ils ont besoin de la France, alors que la France est elle-même partie prenante. Ainsi, Emmanuel Macron reste le président d’une France qui continue d’influencer la situation au Liban, souvent pour servir ses intérêts – comme l’ont montré les négociations autour du port, ou autour de l’électricité avec Total, entre autres – mais qui est incapable de proposer une solution, et qui est loin d’être le seul acteur étranger à avoir un impact.

L.S. : Le débat politique semble s’être déplacé du confessionnalisme à la décentralisation, qui apparaît comme la solution miracle pour pallier les dysfonctionnements du régime politique actuel. Cette notion est-elle réellement pertinente dans un pays de si petite taille, et dont le fonctionnement diffère fortement de celui d’États centralisés tels que la France ? Peut-on y déceler un retour à de vieilles formules fédéralistes, voire à des formes de re-confessionnalisation par d’autres voies ?

Naji Abu Khalil : Dans un contexte où les Libanais n’ont plus aucune perspective (80 % des Libanais sont passés sous le seuil de pauvreté), l’explosion du port de Beyrouth a été un traumatisme, en l’absence de gouvernement fonctionnel, de paralysie du Parlement et vacance de la présidence… le populisme prospère et prend une forme sectaire. On peut donner l’exemple du Hezbollah mais aussi des « soldats de dieu » qui affirment vouloir redonner aux chrétiens leur dignité, de les protéger. Ce mouvement chrétien né à Achrafieh utilise la même terminologie que le Hezbollah. En cas d’absence de projet national alternatif, ce modèle est amené à être répliqué et correspond à une forme de fédéralisme ethno-géographique.

À l’inverse, la décentralisation n’est pas l’expression d’une identité communautaire. C’est là la différence cruciale entre le fédéralisme et la décentralisation qui signifie une meilleure gouvernance à l’échelle locale et plus de pouvoirs accordés aux conseils régionaux.

La décentralisation en réalité est abordée dans la Constitution libanaise et va de pair avec la question de la déconfessionnalisation, elle-même présente dans la Constitution. Il est nécessaire de sortir du système confessionnel actuel à travers des étapes progressives, dont certaines sont mentionnées dans la Constitution mais d’autres sont à créer, comme une loi civile qui régit le statut des personnes, entre autres.

Rabih El Chaer : Le concept de décentralisation est présent au sein du jargon politique libanais de manière récurrente depuis l’époque de l’ancien président Émile Eddé. Il a ensuite été adopté lors des accords de Taëf en 1989, mais sous la forme de déconcentration, plutôt que de décentralisation à proprement parler.

Il a fallu attendre l’arrivée au pouvoir entre 2007 et 2011 du ministre de l’Intérieur, Ziad Baroud, dont j’ai été le conseiller politique, pour proposer la vraie première loi sur la décentralisation, qui n’a jusqu’à aujourd’hui pas été votée. Elle est en discussion au Parlement depuis au moins 8 ans, ce qui s’explique par la peur de certains que cette loi implique une dimension fédérale. Nous pensons que ce n’est pas le cas, et qu’au contraire la décentralisation est nécessaire. Il n’y a pas d’État central au Liban, il y a des députés, des hommes politiques féodaux, des partis ou semi-partis qui monopolisent la vie politique, qui concentrent les services et les pouvoirs de l’État entre leurs mains et créent un système de clientélisme. Nous ne parviendrons pas à libérer la population sans adopter une vraie décentralisation faisant la part entre les services de l’État déconcentrés et centralisés d’une part, et les services de développement locaux où le citoyen aurait le droit d’élire un conseil municipal couvrant certains services publics d’autre part. Il faut néanmoins souligner qu’une décentralisation implique un État central fort, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Nous croyons donc d’une part en un État libanais uni, central et fort, qu’il faut bâtir, mais en même temps en des pouvoirs décentralisés ayant une marge de manœuvre.

Nous ne souhaitons pas de fédéralisme, et à titre personnel je ne pense qu’aucun parti ne se réclame du fédéralisme ouvertement, mais nous remarquons que certains partis à majorité chrétienne ont tendance à souhaiter une certaine séparation, une certaine autonomie. Le fédéralisme en soi est une bonne idée, mais je ne pense pas que cela puisse résoudre les problèmes du Liban.

Jad Ghosn : À mon avis, cette idée selon laquelle la décentralisation constitue un changement pour le gouvernement en place est une illusion que les nouvelles forces véhiculent. L’idée de la décentralisation induit que nous avons un problème systémique, que ces nouveaux acteurs souhaitent « solutionner ». Mais le Liban n’est un État central qu’en théorie. Dans les faits, la Constitution et la loi ne s’appliquent pas et le Liban est compartimenté entre différentes minorités qui contrôlent certaines régions. Nabih Berri[7] ne peut pas proposer un projet ailleurs qu’à Dahyé ou au Sud Liban, tandis que Samir Geagea ne peut s’occuper que des affaires à Jbeil ou Kesrouan, etc. Si le Conseil des ministres est en apparence un lieu centralisé, en réalité chacun à mainmise sur sa région. Au Liban on se demande « qui est plus corrompu ? Le pouvoir central ou les municipalités ? ». On te dira souvent « on ne sait pas ». Les relations entre le votant et les municipalités sont beaucoup plus étroites qu’avec l’État central.

C’est un changement drastique de ce gouvernement confessionnel qui est donc nécessaire, pour obtenir un État laïc où toutes les personnes auraient des droits égaux, sans quotas en fonction des minorités. Seul un changement drastique donnerait la légitimité de gouverner au pouvoir central uniquement, et non pas en fonction d’autres « justices », chiite, sunnite, maronite ou autre. Ce changement est plus important que la décentralisation, qui selon moi n’est que l’aboutissement de ce que nous vivons déjà.

L.S. : Quelle est la position de votre parti vis-à-vis du Hezbollah ?
Est-il réaliste de ne pas composer avec ce parti, et si oui en avez-vous les moyens ?

Naji Abu Khalil : Le problème avec le Hezbollah est double, il est existentiel pour l’avenir du pays parce qu’il touche d’abord à la souveraineté. Le Hezbollah est une organisation politique militaire régionale qui ne cache pas son rôle en Syrie, en Irak, au Yémen, qui se substitue à l’État libanais dans la mise en œuvre d’une diplomatie parallèle, et dans ce sens qui piétine les prérogatives de l’État censées représenter la volonté de l’ensemble des Libanais. Or ce mouvement ne représente la volonté que d’une petite faction des Libanais, et pire encore la volonté d’un État étranger, l’Iran. Le deuxième problème est lié à son rôle au sein du système politique. Prenons l’exemple de la contestation du 17 octobre 2019 : le Hezbollah a toujours voulu se décrire comme un parti anti-establishment, or son véritable rôle a été révélé au grand jour en 2019. Alors que le système dans son ensemble se trouvait dans une situation très difficile, surtout après la démission du Premier ministre, le Hezbollah s’est positionné comme le protecteur de ce système qu’il avait auparavant décrié, et a donc été perçu d’un coup comme un parti qui faisait non seulement partie de l’establishment mais aussi comme son fer de lance.

Nous devons essayer d’organiser un dialogue pour éviter la violence interne. Il faut un dialogue sociétal qui mettrait autour de la même table les partis confessionnels ainsi que les partis du changement, les acteurs de la société civile, voire même d’autres types de pouvoir existant. C’est le seul moyen de combattre le projet communautaire dont le Hezbollah est l’incarnation la plus violente et la plus puissante aujourd’hui au Liban.

Rabih El Chaer : Pour nous, lutter contre la corruption et les armes du Hezbollah sont des priorités. Pour autant, nous n’avons pas adopté la thèse soutenant que tous les maux du pays proviennent du Hezbollah, mais nous n’avons pas non plus souhaité faire comme si le Hezbollah n’était pas un problème, ou que d’autres sujets étaient plus urgents. La corruption et le Hezbollah sont deux problèmes liés. La mafia corrompue couvre les activités du Hezbollah, et inversement. Ils ont donc tous les deux un intérêt commun à empêcher un acteur indépendant extérieur insoumis de rentrer en jeu et de menacer cet équilibre.

J’ai personnellement reçu des menaces de mort après les élections alors même que je reste relativement « modéré » dans ma critique du Hezbollah. Cela s’explique par le fait que ce mouvement rejette l’émergence d’acteurs indépendants, non-corrompus, qui n’ont rien à se reprocher et qui pourraient entretenir un dialogue avec sa population. Le Hezbollah essaie donc de nous décrédibiliser, surtout après que les élections [législatives] ont révélé notre potentiel national. Je suis néanmoins convaincu que nous devons continuer à mener un discours national, et à faire la part entre le Hezbollah et les chiites. Nous traitons le confessionnalisme de manière neutre.

Jad Ghosn : Le sujet des armes du Hezbollah doit être considéré dans toute sa complexité. Désarmer le Hezbollah, d’accord, mais ça, c’est une prise de position et non pas une politique générale. Et si le Hezbollah dit « non », tu fais quoi ensuite ? Il s’agit en fait plus d’un discours mobilisateur des clans, aussi bien des pro- que des anti-Hezbollah.

Pour l’expliquer clairement, si la question est comment réformer le système politique libanais, il faut penser avant tout à transformer le discours politique dominant. Ce régime dans lequel on vit est celui qui depuis 2005 impose le clivage 8-Mars et le 14-Mars, une équipe sous la houlette de la Syrie et de l’Iran, l’autre sous l’égide de l’Arabie saoudite et de l’Amérique. Cela amène à penser que les problèmes du Liban sont liés à l’extérieur et que si l’on parvient à régler ces problèmes externes, on réglerait les problèmes du Liban. À mon avis, ce n’est que du bla-bla parce que c’est bien ce système qui permet aux deux côtés de fonctionner. D’accord ils s’insultent un peu les uns les autres, mais finalement ils forment des gouvernements et deviennent ministres, etc. Si tu réclames du « changement », tu dois donc changer de récits, changer le narratif. Tout ça pour dire que je ne peux pas prendre de position sur la question des armes du Hezbollah qui à mon sens est un piège, une soumission au clivage 8/14-Mars qui te force à t’aligner et t’enferme dans le jeu initial. Depuis 2005 la paralysie économique est toujours mise sur un plan secondaire par rapport à la priorité des débats sur les armes du Hezbollah.

En fait, pour moi la question des armes du Hezbollah est directement liée à l’effondrement économique. Défendre un pays est tout à fait honorable. Mais personnellement, je me demande quel est le projet du Hezbollah. Si le Hezbollah est réellement un mouvement de résistance à Israël, une structure de défense du pays, alors comment peut-il laisser la situation du pays se dégrader ? Pourquoi défendre un pays alors qu’à l’intérieur tu le laisses se dégrader au point de devenir une jungle ? Je demande au Hezbollah de clarifier son programme concernant la justice, Riad Salamé[8], les banques, c’est là que je suis en conflit avec lui.

L.S. : Comment analysez-vous les dernières élections législatives ?
Comment expliquez-vous vos échecs ou succès respectifs, le choix de certaines alliances ?
Et d’après vous, ces élections représentent-elles un changement profond du comportement politique de la population libanaise ?

Naji Abu Khalil : Le Bloc national a été déçu, car nos cinq candidats n’ont pas pu atteindre le Parlement. Mais en comparaison avec le résultat global, nous avons été satisfaits, car c’est la première fois depuis la guerre civile qu’il y a un groupe de 13 députés non confessionnel, réformateur, désireux du changement qui a fait son entrée au Parlement libanais et qui nous offre une visibilité médiatique tout en portant les projets de lois clés. Pour l’instant cela ne porte pas ses fruits, mais c’est essentiel afin de garder ces combats vivants au sein de l’opinion publique libanaise. Aussi ces élections ont montré l’effritement des dynamiques confessionnelles puisque deux députés du changement ont été élus dans le Sud face à l’hégémonie du duo chiite Amal/Hezbollah, une première depuis la guerre civile.

13 députés c’est une victoire relative. Des centaines de milliers de Libanais étaient dans les rues. L’explosion du port, et la crise économique, tout cela aurait dû se traduire par un score plus élevé. Comment analyser les raisons objectives de ce score relativement modeste ? La loi électorale a été faite sur mesure pour permettre aux partis confessionnels de faire gagner leurs candidats. Il y a également le manque de ressources alors que les campagnes électorales coûtent très chères au Liban, notamment les apparitions médiatiques qui demeurent essentielles pour façonner et influencer l’opinion publique. Il y a enfin, et c’est une auto-critique, le manque d’organisation de l’opposition, composée d’une multitude de partis, de mouvements, de groupuscules et de candidats. Il a été particulièrement éprouvant pour nous de tenter de former des listes unies de l’opposition, et le temps et l’effort octroyés à cette tâche auraient pu être déployés différemment, notamment en s’adressant directement aux citoyens. C’est la leçon principale que nous avons tirée de cette expérience électorale. C’est pourquoi le pari du Bloc national est de former un grand parti d’opposition, un parti organisé, un parti moderne, un parti qui se concentrerait sur la diaspora et la jeunesse. À la suite des élections, le parti a organisé des élections internes, ce qui a permis l’arrivée de nouveaux dirigeants mais également l’élection de conseils au sein de la diaspora, dans les régions.

Rabih El Chaer : Nous n’avons pas eu de problème à accepter une coalition avec le Bloc national dans certaines circonscriptions, mais contrairement au Bloc, nous n’avons pas fait de coalition avec les Kataëb[9] car leurs candidats demeurent des acteurs politiques traditionnels. Pour nous, il était essentiel de présenter de nouveaux visages à ces élections malgré un risque de moins bonne performance. Nous sommes prêts à opérer au cas par cas, c’est-à-dire créer des alliances à condition que les termes en soient raisonnables. Le Bloc national, par exemple, a compris ce que nous représentions et n’a rien souhaité nous imposer, c’est pourquoi nous avons pu former une coalition avec ce dernier.

Plus généralement, il est clair que les élections marquent une rupture, car toute une génération a voté pour la première fois, et elle a voté pour des nouveaux visages. Cette population ne pourra plus jamais voter de façon aveugle, mais au contraire votera toujours de manière rationnelle et indépendante. Pour moi, le pari est gagné. Les résultats suffisent pour que la prochaine fois cette masse de votants soit déterminante. Les autres partis et candidats ne peuvent plus se comporter n’importe comment. Ils se doivent d’être démocratiques, d’organiser des primaires… ce n’est que le début.

Jad Ghosn : Il y a une partie, non négligeable, du mouvement des Citoyens et des Citoyennes dans un État qui considère, pour une raison que j’ignore, que les élections ont été un échec. Mais, de mon point de vue, les résultats ont été excellents, compte tenu des choix qui ont été faits. Le mouvement a en effet choisi de s’allier avec d’autres partis pour des raisons politiques, et non parce qu’ils représentaient une force de changement. Beaucoup de membres ont refusé l’alliance et, Citoyens et Citoyennes dans un État s’est donc présenté sur des listes incomplètes avec des personnes n’ayant aucune expérience politique, ni visibilité médiatique, ni aide financière. À l’inverse, d’autres forces du « changement » ont été soutenues par des ONG. Connaissez-vous un seul pays dans le monde où ce sont les organisations non gouvernementales qui décident qui sont les représentants du « changement » ? Donc, ceux qui n’ont pas eu de soutien et des candidats très exposés obtiennent forcément des résultats comme ceux que nous avons obtenus. À mon sens, les élections n’ont pas été un échec. Aujourd’hui le seul mouvement politique dont on peut avoir une idée précise de la taille réelle est Citoyens et Citoyennes dans un État qui représente environ 33 000 à 35 000 de voix, là où les Kataëb, un parti qui lui a le droit de se présenter ne dépasse pas les 55 000. Quant au parti de Sleiman Frangié, il ne dépasse pas 10 000 voix. Ça va plutôt bien donc.

Mais si l’on parle des élections législatives de manière générale, savoir si elles sont un tournant ou non, alors je répondrai sans aucun doute par la négative. Au contraire, ces élections représentent un renouvellement des tentatives de légitimation du régime. Le régime n’a aucun problème avec ces treize nouveaux députés car ce qui compte ne relève pas du comptage de voix. Au contraire, les intégrer permet de lui redonner une légitimité et de se présenter comme démocratique. Ce qui est grave avec ces élections, c’est qu’elles n’ont pas produit une opposition forte – pas forcément au sens d’opposition unifiée, mais au moins une force capable de s’entendre sur un projet politique, de négocier, de faire bouger la rue.

Nous tenons à remercier Ranya Khaddour et Ségolène Le Stradic pour leur aide sur cette publication.


Notes :

[1] L’alliance du 8-Mars est une coalition politique formée en 2005 entre les principales forces politiques chiites au Liban, Amal et le Hezbollah, suite à l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri et dans le but de soutenir la présence syrienne dans le pays. L’alliance du 14-Mars, créée la même année et dont le nom fait référence à une manifestation contre l’occupation syrienne suite à l’assassinat d’Hariri, regroupe quant à elle les forces ayant pris part à la révolution du Cèdre, principalement sunnites et chrétiennes. Le clivage et les nombreuses volte-face entre les deux alliances déterminent la vie politique libanaise depuis 2005.

[2] Économiste et homme politique, ministre des Finances du Liban de 2005 à 2008, directeur du département Moyen-Orient et Asie centrale au Fonds monétaire international et candidat à la Présidence de la République.

[3] Homme politique libanais et ancien ministre au sein de différents gouvernements entre 1992 et 2005, il est le leader du Mouvement Marada, maronite et proche du Hezbollah. Il est l’un des principaux candidats pour la Présidence de la République.

[4] Homme politique, président du Courant patriotique libre (CPL), ministre des Affaires étrangères et des Émigrés au sein du gouvernement libanais de 2014 à 2020 et candidat à la Présidence de la République.

[5] Historien et professeur en science politique et relations internationales à l’American University of Beirut, député indépendant au parlement libanais affilié à la coalition Shamalouna.

[6] Accords signés à Taëf en Arabie saoudite ayant mis fin à la guerre civile libanaise (1975-1989).

[7] Chef du mouvement chiite Amal et président de la Chambre des députés du Liban depuis 1992.

[8] Gouverneur de la Banque centrale du Liban depuis 1993, il fait l’objet d’un mandat d’arrêt international émis par Interpol et est poursuivi par la justice française et la justice allemande pour son rôle dans la faillite de l’État libanais.

[9] Aussi connu sous le nom de Phalanges libanaises, ce parti nationaliste chrétien a été fondé en 1936 par des personnalités politiques libanaises maronites telles que Charles Helou ou Pierre Gemayel.