30/04/2024

Washington a-t-il réussi à contenir l’escalade entre l’Iran et Israël ?

Par l'Unité d'analyse politique de l'ACRPS
photo manifestation Iran
Manifestation contre la désignation de Jérusalem comme capital d'Israël, 2018. CC Wikipedia commons/Hossein Mersadi, Fars News Agency.

Les États-Unis ont joué un rôle crucial dans la prévention d’une escalade militaire et d’une nouvelle guerre régionale lors des récents échanges de tirs entre l’Iran et Israël. L’administration Biden a déployé de grands efforts pour coopérer avec ses alliés afin d’empêcher les attaques iraniennes de causer des pertes importantes, susceptibles de déclencher une réponse sévère de la part d’Israël. Pendant ce temps, elle a exercé des pressions sur l’État hébreu pour qu’il évite de réagir de manière excessive à la salve iranienne du 14 avril, mais qu’il se contente plutôt de considérer comme un « grand succès » le blocage de l’attaque, ou qu’il limite sa réponse à une opération de petite envergure. C’est ainsi qu’Israël a mené une frappe « symbolique » contre des positions près de la ville iranienne d’Isfahan le 19 avril.

Nouvelles règles d’engagement ?

Depuis des décennies, l’Iran et Israël se livrent à une « guerre de l’ombre », échangeant des attaques soit directement, soit par l’intermédiaire de leur proxys[1]. Le 1er avril dernier, Israël a bombardé le consulat iranien à Damas, tuant sept officiers des Gardiens de la Révolution iraniens, dont le plus haut commandant militaire iranien en Syrie et au Liban. L’Iran a considéré cette action comme une tentative israélienne de changer les règles d’engagement qui ont contraint Téhéran à répondre directement afin de maintenir son prestige en tant que puissance régionale et de rétablir la dissuasion mutuelle, sans pour autant être entraîné dans une guerre totale[2]. Dans ce contexte, le 14 avril de cette année, l’Iran a lancé une attaque sur Israël depuis son territoire, avec près de 300 drones ainsi que des missiles balistiques et de croisière.

Les missiles iraniens, dont la plupart ont été abattus par le commandement américain, ont causé peu de dégâts. Le 19 avril, Israël a lancé une attaque de représailles à petite échelle, pour laquelle il n’a pas officiellement revendiqué la responsabilité, sur une base aérienne près d’Isfahan, qui à son tour n’a pas causé de dommages significatifs. La réponse israélienne comprenait également une attaque contre une base radar militaire dans le sud de la Syrie, et une autre attaque, le lendemain, contre une base militaire (Kalso) dans la province de Babil en Irak, au sud de Bagdad, qui abrite un centre de commandement des Forces de mobilisation populaire (FMP), une coalition de milices affiliées à l’Iran.

Alors que l’Iran cherchait à minimiser l’ampleur de l’attaque sur la base aérienne d’Isfahan en affirmant qu’elle avait été menée par de petits drones lancés depuis l’intérieur de l’Iran même, et que ses défenses aériennes avaient réussi à les abattre, les informations publiées par les médias américains et israéliens, s’appuyant sur des sources officielles non spécifiées, indiquent que l’attaque comprenait un bombardement de missiles[3]. Le silence officiel israélien, ainsi que la tentative de l’Iran de minimiser l’impact de l’attaque et de négliger sa source[4], ont été largement interprétés comme une tentative des deux parties d’éviter d’être entraînées dans une guerre ouverte, et donc de revenir au statu quo de la « guerre de l’ombre ». Cela ne signifie pas pour autant ignorer les changements qui ont eu lieu. L’attaque directe de l’Iran contre Israël depuis son territoire est la première depuis l’établissement de la République islamique en 1979.

Estimations iraniennes et israéliennes

Les attaques mutuelles qui ont eu lieu au cours des trois dernières semaines indiquent l’existence d’une volonté commune entre l’Iran, les États-Unis et, dans une moindre mesure, Israël, d’éviter de se laisser entraîner dans une guerre totale. L’Iran subit l’impact des sanctions économiques américaines, réimposées lorsque Donald Trump s’est retiré de l’accord nucléaire en 2018. L’équilibre des forces militaires est fortement en faveur d’Israël, qui bénéficie d’un soutien occidental et américain sans pareil, comme en témoignent la guerre de Gaza et le soutien à Israël pour intercepter la frappe de missiles de l’Iran.

Par conséquent, l’Iran, qui semblait pourtant contraint de répondre à l’attaque israélienne contre son consulat à Damas, a très probablement conçu cette frappe en évitant de provoquer une forte réponse israélienne, et peut-être même américaine. Le ministre des Affaires étrangères iranien, Hossein Amir-Abdollahian, a admis que son pays avait prévenu certains pays voisins, y compris des alliés des États-Unis, 72 heures avant l’attaque[5]. Selon des sources américaines, le Royaume d’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont informé les États-Unis de l’attaque imminente, comprise comme un effort iranien de donner suffisamment de temps aux États-Unis et à Israël pour préparer la défense contre ces attaques[6]. Ces avertissements ont été donnés malgré le fait que l’Iran avait conçu l’attaque pour atteindre la base aérienne de Nevatim dans le désert du Néguev, près de la ville de Beer-Sheva. En frappant la cible, Téhéran cherchait à démontrer sa capacité à atteindre son objectif malgré toutes les défenses créées par Israël et ses alliés pour intercepter une frappe iranienne[7]. Nevatim est considérée comme le principal hangar pour les chasseurs F-35 israéliens, depuis lesquels il est présumé que l’attaque contre le consulat iranien a été lancée. Selon des images satellites, Nevatim et une autre base militaire, située dans la même zone, ont été légèrement endommagées.

En revanche, Benjamin Netanyahou, qui espérait pouvoir entraîner les États-Unis dans une confrontation totale avec l’Iran, a réalisé que l’administration Biden ne participerait pas à des représailles, ce qui a refroidi l’enthousiasme du gouvernement israélien. Les Israéliens ont alors cherché à trouver un équilibre entre le maintien du prestige de la dissuasion d’une part, notamment à la suite de « l’opération Déluge d’Al-Aqsa », et éviter de provoquer une guerre totale avec l’Iran. Israël est déjà embourbé dans son assaut à Gaza et dans des confrontations croissantes avec le Hezbollah au Liban[8]. En conséquence, les options israéliennes allaient de frappes sur des installations stratégiques iraniennes, y compris des sites nucléaires ou des bases des Gardiens de la Révolution, à des opérations secrètes ou d’assassinats et de cyber-attaques contre des installations industrielles. Israël a finalement visé une base aérienne près de la ville d’Isfahan, afin qu’elle soit suffisamment proche des installations nucléaires iraniennes, démontrant ainsi sa capacité à les cibler, mais sans causer de dommages significatifs, embarrassant ainsi l’Iran et le poussant à réagir. Les dommages étaient si insignifiants qu’ils ont même permis à l’Iran de nier l’existence d’une attaque israélienne.

Calculs à Washington

L’administration Biden a exercé une forte pression sur Israël pour qu’il ne réponde pas à l’attaque iranienne, mais le gouvernement israélien n’en a pas tenu compte, ce que certains responsables de la Maison Blanche ont considéré comme insulte envers les États-Unis et envers Biden personnellement[9]. Biden aurait confié à certains de ses collaborateurs que Netanyahou « essaie d’entraîner Washington dans un conflit plus large[10] ». Cela met en lumière le peu d’influence des États-Unis sur Netanyahou et son gouvernement. Il est à noter qu’Israël a donné aux États-Unis un préavis de 24 heures, avertissant qu’elle frapperait dans les 24 à 48 heures à venir[11]. Biden s’est ensuite dit satisfait de la nature limitée de cette attaque, content qu’elle ne conduirait pas à une escalade régionale[12].

Selon les estimations américaines, le succès des défenses aériennes de la coalition dirigée par Washington a été « exceptionnel » pour contrer l’attaque iranienne ; détruisant la plupart des missiles et drones iraniens avant qu’ils n’atteignent l’espace aérien israélien, tandis que les défenses aériennes israéliennes se sont occupées de ceux qui ont échappé à la première interception. Suite à cela, Biden a demandé à Netanyahou de réfléchir soigneusement et stratégiquement, en tenant compte de l’alliance internationale et régionale que Washington a formée pour défendre Israël, avec la participation de pays arabes. Il estime que ne pas répondre accroît l’isolement de l’Iran et met fin à l’isolement d’Israël provoqué par sa guerre dans la bande de Gaza. Lorsqu’il est devenu clair qu’Israël ne voulait pas écouter les conseils de Washington, l’administration Biden a clairement indiqué qu’elle ne participerait à aucune offensive israélienne contre l’Iran, tout en restant engagée à défendre Israël contre toute attaque iranienne. Cela semble avoir poussé Israël à se contenter de l’opération limitée qu’il a menée près d’Isfahan.

Le Commandement central des États-Unis (CENTCOM), qui inclut la région du Moyen-Orient dans son champ d’action, a coordonné les efforts pour repousser l’attaque contre Israël, en coopération avec la Grande-Bretagne, la France et la Jordanie. Sans oublier le rôle logistique joué par les Saoudiens et Émiratis. Selon un communiqué du CENTCOM, les forces américaines ont abattu environ 80 drones et six missiles balistiques à l’aide d’avions F-15 et F-16, ainsi que de missiles du système de défense aérienne Patriot, et de deux destroyers de la marine américaine en Méditerranée orientale, en coopération avec les alliés. Les forces américaines ont abattu un missile près d’Erbil en Irak, censé se diriger vers Israël. Elles ont également ciblé « un missile balistique sur son véhicule de lancement et sept drones de combat détruits au sol avant leur lancement dans des zones contrôlées par les Houthis soutenus par l’Iran au Yémen[13] ».

Après l’attaque iranienne, l’administration Biden a tenté de dissuader Israël d’attaquer l’Iran en imposant des sanctions supplémentaires à ce dernier, ciblant « les dirigeants et les entités liés au Corps des Gardiens de la Révolution islamique, au ministère de la Défense de l’Iran et au programme de missiles et de drones du gouvernement iranien[14] ». L’administration Biden a confirmé qu’elle continuerait à travailler pour « renforcer et étendre davantage l’intégration réussie de la défense aérienne et antimissile et des systèmes d’alerte précoce à travers le Moyen-Orient afin d’éroder l’efficacité des capacités de missiles et de drones de l’Iran[15] ». Cela a également incité les dirigeants des sept nations du Groupe des Sept à condamner l’attaque iranienne contre Israël. Concernant les menaces de sanctions et de mesures supplémentaires pour restreindre les programmes militaires de l’Iran, ces États ont répondu en confirmant leur disposition « à prendre des mesures supplémentaires maintenant et en réponse à d’autres initiatives de déstabilisation »[16].

Conclusion

Bien que les récents affrontements entre Israël et l’Iran aient été contenus grâce à de considérables efforts des États-Unis et à une pression exercée sur les deux parties, les événements des trois premières semaines d’avril 2024 ont clairement souligné la fragilité de la situation. Ils ont mis en lumière la possibilité qu’une simple erreur puisse enflammer toute la région, tant que la guerre d’Israël contre Gaza persiste. Washington pourrait être entraîné dans ce conflit contre son gré, d’autant plus qu’Israël ne montre aucun respect pour les intérêts américains, ni ne tient compte des conseils de la Maison Blanche. Néanmoins, les États-Unis continuent de fournir un soutien illimité à Israël, comme l’a récemment démontré le vote du Congrès du 20 avril en faveur d’une loi prévoyant le renouvellement de l’aide militaire à Israël à hauteur de 26 milliards de dollars. Cette somme lui permet de poursuivre sa campagne génocidaire dans la bande de Gaza, et de se préparer à envahir Rafah. Israël est désormais équipé pour ignorer l’opposition internationale à l’invasion et les avertissements américains selon lesquels des massacres seraient très probables, étant donné la présence de plus de 1,3 million de Palestiniens dans une zone de 60 kilomètres carrés.

NOTES :

[1] Cassandra Vinograd, “Shadow War between Iran and Israel: A Timeline”, The New York Times, 19 avril 2024, consulté le 23 avril 2024, sur : https://cutt.ly/nw6uRCzU

[2] Tamara Qiblawi, “Iran’s Attack Seemed Planned to Minimize Casualties while Maximizing Spectacle”, CNN, 14 avril 2024, consulté le 23 avril 2024, sur : https://cutt.ly/Xw6uTFYi

[3] Farnaz Fassihi & Eric Schmitt, “Israel Launched Missiles as Well as Drones at Iran, Officials Say”, The New York Times, 19 avril 2024, consulté le 23 avril 2024, sur : https://cutt.ly/Aw6uYzvR

[4] “Israel and Iran Both Have Muted Response to Isfahan Attack”, Reuters, 19 avril 2024, consulté le 23 avril 2024, sur : https://cutt.ly/Cw6uIQuR

[5] Aresu Eqbali, “Iran Says It Warned Allies 72 Hours before Attack on Israel”, The Wall Street Journal, 15 avril 2024, consulté le 23 avril 2024, sur : https://cutt.ly/Aw6uOL3t

[6] Samia Nakhoul, Parisa Hafezi & James Mackenzie, “Israel’s Iran Attack Carefully Calibrated after Internal Splits, US Pressure”, Reuters, 19 avril 2024, consulté le 23 avril 2024, sur : https://cutt.ly/Zw6uPmuq

[7] “Israel Strikes Iran with A Missile, U.S. Officials say, as Tehran Downplays Netanyahu’s Apparent Retaliation”, CBS News, 19 avril 2024, consulté le 24 avril 2024, sur : https://cutt.ly/Bw6uFdiI

[8] Yasmeen Abutaleb, “Biden Team Greets Limited Scope of Israeli Strike with Cautious Relief”, The Washington Post, 19 avril 2024, consulté le 23 avril 2024, sur : https://cutt.ly/hw6uGw94

[9] Alexander Ward, “‘No One Wants to Escalate Things’”, Politico, 19 avril 2024, consulté le 23 avril 2024, sur : https://cutt.ly/Ww6uHZQI

[10] John Bowden, “Is Netanyahu Trying to Draw US Into Middle East War?” The Independent, 17 avril 2024, accessed 23 avril 2024, sur : https://cutt.ly/Iw6uJDAd

[11] Zvika Klein, “Israeli Sources to Post: ‘An Eye for an Eye’; Not Clear why Pentagon Leaked info on Attack”, The Jerusalem Post, 19 avril 2024, consulté le 23 avril 2024, sur : https://cutt.ly/vw6uMiPz

[12] Abutaleb, op.cit.

[13] Greg Wehner, “US Military Destroyed 80 Drones, 6 Missiles Launched from Iran, Yemen, US Centcom Says”, Reuters, 14 avril 2024, consulté le 23 avril 2024, sur : https://cutt.ly/zw6uZSkg

[14] “Statement from President Joe Biden on Iran Sanctions”, The White House, 18 avril 2024, consulté le 23 avril 2024, sur : https://cutt.ly/ow6uCRfh

[15]  “Statement by National Security Advisor Jake Sullivan on Holding Iran Accountable for Unprecedented Attack on Israel”, The White House, 16 avril 2024, consulté le 23 avril 2024, sur : https://cutt.ly/Uw6uC8xQ

[16] “G7 Leaders’ Statement on Iran’s Attack Against Israel”, The White House, 14 avril 2024, consulté le 23 avril 2024, sur : https://cutt.ly/Cw6uBNQN