29/02/2024

Le Maghreb, ce « grand Autre », si proche

Par Mehdi Ghouirgate
Couverture livre Empires berbères
Résumé de la conférence donnée au CAREP le 7 mars 2024 autour de l’ouvrage :
Les Empires berbères : constructions et déconstructions d’un objet historiographique, éditions de Gruyter, mars 2024.

Contrairement au Proche et Moyen-Orient, le Maghreb possède cette particularité de se situer au contact immédiat de l’Europe occidentale. Or, c’est précisément au moment où cette dernière devint une entité résolument expansionniste, notamment en annexant al-Andalus avant de conquérir les Amériques, qu’elle s’intéressa, comme jamais, au Maghreb. Dans cette optique, l’intérêt se porta surtout sur l’histoire d’un Maghreb, perçu comme radicalement différent en dépit, ou peut-être à cause, de sa proximité géographique. Et il est certain que cette proximité spatiale permit de construire en miroir et dans la durée « un grand Autre », à la fois si proche et pourtant si lointain.

À partir du xvie siècle, dès qu’une entité européenne aspirait à devenir une puissance dominant les mers de la planète, il lui incombait, entre autres, de produire une certaine forme d’expertise sur le Maghreb. Le mouvement fut initié par le Portugal avant que la papauté, l’Espagne, la Hollande, l’Angleterre, puis la France ne lui emboîtent le pas. C’est ainsi que l’histoire devint progressivement la pierre angulaire de tout discours relatif au Maghreb. Ce qui était compris dans un cadre qui voyait s’aiguiser les rivalités entre nations européennes. Ce faisant, les « experts » du genre de ces nations éprouvèrent le besoin de collecter des sources, sous forme manuscrites, en plus des témoignages des lettrés maghrébins. Dans ce contexte, l’intérêt se porta principalement sur la période la plus glorieuse de l’histoire du Maghreb. De fait, les dynasties berbères des Almoravides et des Almohades avaient pu faire jeu égal avec les autres grandes puissances méditerranéennes, tout en jouant un rôle capital dans l’émergence de figures cardinales de la philosophie islamique que sont Ibn Bâjja (/ Avenpace), Ibn Ṭufayl (/ Aboû Bekr) et Ibn Rushd (/ Averroès) ; sans compter que ces pouvoirs maghrébins édifièrent des monuments, equi impressionnèrent n al-Andalus comme au Maghreb.

À l’époque des Lumières, pour les spécialistes français du Maghreb, l’influence exercée par Voltaire (1694-1778) s’avéra décisive. C’est cette autorité tutélaire qui donna ses lettres de noblesse à une connaissance basée uniquement sur la science des faits. Selon Voltaire, seule cette science était digne d’être considérée comme historique, en lieu et place des anciens providentialismes, mais aussi face aux courants de pensée qui dédaignaient l’histoire. Voltaire avait ainsi pris le contrepied d’une famille d’esprit qui méprisait l’histoire en tant que science des faits. Dédaignant les servitudes de la recherche historique, tout un courant de la pensée préférait, au contraire de Voltaire, reconstruire le passé a posteriori.

Quand Rousseau (1712-1778) s’était enquis de l’origine de l’inégalité, il avait débuté par ces mots : « Commençons donc par écarter tous les faits ! » Après quoi, il pouvait déduire ce qui avait dû être en fonction d’une dialectique qui n’a plus cessé de fasciner. À l’ordre de la raison raisonnante, Voltaire opposait, en effet, la réalité empirique de l’histoire. Que ce soit d’abord avec Le Siècle de Louis xiv (1751) puis avec L’Essai sur les mœurs (1756), Voltaire voulut convaincre qu’il convenait de s’intéresser à l’histoire conçue comme étant celle de l’esprit humain, entendu que l’humanité n’a d’existence qu’historique. C’est dans cette brèche ouverte par ce présupposé voltairien que s’engouffrèrent les études portant sur les mondes extra-européens, à commencer par celles réalisées sur le Maghreb. Ce que permit d’autant le fait que Voltaire avait narré l’histoire d’al-Andalus et du Maroc.

Mehdi Ghouirgate

Mehdi Ghouirgate

Mehdi Ghouirgate est professeur des universités à l’Université Bordeaux-Montaigne et professeur associé à l’University Mohammed VI Polytechnic – FGSES de Rabat. Il est titulaire d’une Habilitation à diriger les recherches obtenues à l’École des hautes études en sciences sociales en 2019. Il est, par ailleurs, membre de l’Institut Ausonius d’archéologie. Il est spécialiste de l’Histoire de l’Occident musulman (Maghreb et al-Andalus) aux époques médiévale et moderne. Il s’attache à revisiter cette histoire en s’appuyant sur une démarche résolument pluridisciplinaire qui fait appel, entre autres, à l’anthropologie, à l’économie, à l’histoire militaire et à la démographie.

 

Assurément dans la perception des élites politiques françaises, l’Orient, compris comme étant une structure interprétative des mondes musulmans, était alors en passe de devenir un point de repère qui devait contribuer à ce que l’État puisse se réformer. Ce qui nécessitait de faire appel à des experts capables d’avoir accès à ces mondes, à leur langue et à leur histoire. En outre, c’est la meilleure connaissance de l’histoire de l’Islam, notamment dans sa dimension maghrébine, qui permit aux spécialistes de participer aux grands débats philosophiques et politiques de leurs temps. C’est ce qui permit à Bernard Lewis d’affirmer que la curiosité vis-à-vis des autres constituait une caractéristique de l’Occident, là où les autres civilisations étaient demeurées autocentrées sur elles-mêmes, à commencer par l’Islam.

Au xixe siècle, la révolution scientifique à l’œuvre au sein des académies européennes, à commencer par les « gymnases allemands » et le Collège de France, contribua à ériger ce passé en tant qu’histoire archétypale dont on devait forcément tirer les enseignements. De plus, la conquête de l’Algérie avec la disparition annoncée de l’Empire ottoman et du Maroc participa de l’essor d’un nouveau savoir qui avait pour vocation de produire un savoir le plus exhaustif possible sur les sociétés ayant vocation à être colonisées. C’est dans cet esprit que fut inventé tout un dispositif remarquablement efficace qui alliait académies scientifiques en métropole et en situation coloniale, instituts dédiés à cette mission, maisons d’éditions spécialisées, académies des sciences d’outre-mer, revues, etc. C’est en fonction de ce contexte qu’en France on redécouvrit alors Ibn Khaldûn, entre les années 1820 et 1860. Cela permit, tout d’abord aux Anglais et aux Français, de disposer d’un modèle discursif permettant d’interpréter la totalité des sociétés musulmanes à travers le temps et l’espace. Dans la mesure où Ibn Khaldûn s’était servi de l’exemple systématisé des Empires berbères en tant que pierre angulaire de son raisonnement, on ne cessa plus dorénavant de s’y intéresser.

C’est fort de ce précédent colonial que les nationalistes algériens et marocains ambitionnèrent de se saisir de ce passé dans la mesure où ils estimaient, d’une part, en avoir été spolié par les autorités coloniales, et, d’autre part, parce qu’ils percevaient ce passé comme étant avant tout le leur. À ce titre, il convenait de s’inspirer de ce précédant de grandeur en affirmant que les États du Maghreb prenaient racine dans un passé considéré comme étant au moins aussi long et glorieux que celui de l’ancienne puissance coloniale. De plus, ce passé archétypal et médiéval du Maghreb devait être médité pour édifier des États sur des bases solides, c’est-à-dire sur un socle qui tiendrait compte de la trajectoire historique de ces pays ; entendu que des États forts et centralisés avaient supposément existé avant la colonisation. À l’évidence, c’est ce qui concourut à l’intégration des références aux Almoravides et aux Almohades au « roman national » du Maroc et de l’Algérie.

C’est en vertu de la grande valeur accordée à ce passé que le fondateur du mouvement almohade, Ibn Tūmart, se retrouva mit à contribution, à partir des années 2000, dans des groupes islamistes gravitant autour d’Abū Muṣ‘ab az-Zarqāwī (1966-2006). Le fait qu’Ibn Tūmart soit  réputé pour avoir tiré la légitimité de sa prédication de sa rencontre supposée avec al-Ġazālī, perçu dans le monde arabe comme autorité sunnite et antiphilosophique, concourut à le transformer en personnage de référence car il avait justifié le meurtre et l’asservissement des populations musulmanes non-soumises à sa vision de l’islam.

En dépit des invocations proclamées de retour à un passé jugé comme fondateur, la rupture avec la période médiévale est totale dans le monde arabe. En effet, les Ḥanbalites de l’époque médiévale, ancêtres généalogiques de l’islamisme contemporain, avaient à ce point exécré Ibn Tūmart et sa doctrine, qu’ils l’avaient désigné comme étant l’hérétique par excellence et l’avait à ce titre couvert d’injures.

À l’orée du xxie siècle, les Almohades sont assimilés à un groupe fondamentaliste sunnite et djihadiste. Si cela a été rendu possible c’est que, corollaire de l’alphabétisation des masses, les populations du monde musulman, dans leur majorité, se voient comme les héritières et les continuatrices directes du passé médiéval ; ce qui facilite les rapprochements anachroniques, voire les instrumentalisations aberrantes. C’est cette perception qui poussa probablement, en Turquie, un professeur d’histoire islamique de la faculté de théologie de l’université Osmangazi, et par ailleurs affilié à l’AKP, Adnan Adigüzel, à consacrer une monographie aux Almohades Mağrip Medeniyetinin Zirvesi Muvahhidler (Le sommet de la civilisation du Maghreb : Les Almohades).

Cependant, la valorisation d’Ibn Tūmart en tant qu’ancêtre généalogique de l’islamisme est loin de pouvoir dégager un consensus dans le monde musulman. En donnant en master des exposés à faire sur les Almohades, nous avons eu la surprise de constater que les étudiants ayant été scolarisés en Algérie avaient tendance à s’appuyer, en le citant abondamment, les travaux d’un universitaire libyen, ‘Alī Muḥammad Muḥammad aṣ-Ṣalābī, exilé en Arabie saoudite depuis l’époque de Mouammar Khadafi (1942-2011). Il est diplômé de l’université de Médine et de l’université de Khartoum où il séjourna à la fin des années 1990 du temps où les frères musulmans en la personne de Ḥasan at-Turābī (1932-2016) dominaient le Soudan.

C’est au cours de cette période et dans une optique résolument militante que ‘A. M.M. aṣ-Ṣalābī rédigea L’État des Almohades (Dawlat al-muwaḥḥidīn), publié en 1998. L’auteur d’obédience wahhabite, loin d’entretenir une distance avec son objet d’étude, fustige l’idéologie almohade et cherche à réactiver une controverse datant de l’époque médiévale. D’une façon générale, sans la moindre précaution d’ordre méthodologique, ‘A. M.M. aṣ- Ṣalābī cherche à s’inscrire dans le droit fil des polémiques qui avaient discuté, durant tout le Moyen Âge, de la place et de la valeur à accorder à Ibn Tūmart. L’objectif poursuivi était d’éviter au croyant de tomber dans l’erreur en adhérant à cette « doctrine déviante ».

Loin de laisser froid, la valeur à accorder aux Almohades est pour le moins équivoque, cette dynastie faisant l’objet de récupération par des courants politiques très divers, lesquels s’accordant juste sur le fait qu’il est, somme toute, utile d’invoquer ce passé pour faire de la politique. Le cas échéant, une même famille politique peut se diviser sur la question. On ne trouvera qu’avec peine un personnage aussi ambivalent qu’Ibn Tūmart qui, en dernier ressort, peut servir des causes aussi diverses que la cause berbère ou l’islamisme radical, à moins qu’il n’ait préfiguré l’islamisme des temps modernes. Ce personnage continue à être hautement idéologisé et à ne pas laisser indifférent, pas seulement le monde arabo-musulman d’ailleurs. Déjà en 1904, le grand islamologue espagnol, Miguel Asín Palacios l’avait qualifié de « Savonarole sincère ». Plus récemment, le détendeur de la chaire d’histoire de l’Espagne médiévale de l’Université Autónoma de Madrid, Carlos Ayala Martínez, a évoqué à son propos : « Un inquiétant leader spirituel berbère ». Et si tel est le cas, c’est qu’Ibn Tūmart en vint à représenter les Maghrébins en tant que symbole de cette histoire.

En définitive, la démarche commencée dans ce livre suppose que le passé ne nous parvient pas de façon spontanée en pièces détachées demeurées intègres. En conséquence, se posent les questions qui à la fois diagnostiquent et soignent le vertige historien : comment les traces du passé que l’on croit avoir simplement exhumées ont-elles été déjà localisées, délimitées, triées, nommées, agencées et organisées ? Pour répondre à ces questions, ce livre repère et fouille les couches historiographiques qui se sont interposées entre un certain horizon du passé et le présent de l’historien. De l’émergence des grandes puissances européennes en tant que tel jusqu’à l’instrumentalisation récente de ce passé maghrébin et médiéval par des groupes jihâdistes moyen-orientaux, il convient plus que jamais de dénouer l’écheveau d’une complexité difficile à saisir : celui de la construction d’un Maghreb vu comme un grand Autre de proximité.