30/04/2025

Ex-prisonnières du régime syrien : des vies en miettes, une lente reconstruction

Par Amélie Zaccour
© Adobstock

Le 8 décembre a ouvert les portes des prisons de Bachar el-Assad, libérant d’un enfer carcéral des milliers d’hommes et de femmes. Pour ces dernières, la reconstruction peut s’avérer plus difficile, en raison de la stigmatisation pesant sur les ex-détenues. À cela s’ajoute la difficulté de recourir à un suivi psychologique, dans un pays en lambeaux après treize ans de guerre.

La vie de Malak[1] a basculé un soir de juin 2024. Sur le chemin du retour d’un centre commercial de Damas, où elle avait dîné avec son fils de 11 ans, un van et une voiture lui ont barré la route. « Des hommes sont sortis et m’ont arrêtée. Ils étaient prêts à m’embarquer comme ça, en laissant mon fils au milieu de la rue. J’ai dû les supplier de me laisser appeler ma mère pour qu’elle vienne le chercher », se souvient-elle, les yeux embués. La jeune femme a été directement transférée à la prison de la sécurité politique à Damas.

L’avocate venait d’être démasquée. Cela faisait quatre ans qu’elle travaillait dans une association d’aide à la jeunesse, pour accompagner notamment de jeunes toxicomanes. L’organisation était enregistrée auprès du ministère syrien des Affaires sociales. Tout était en règle. La couverture était parfaite. « En réalité, nous avions un contact dans les services de renseignements qui nous envoyait des informations sur les disparus du régime, que nous transférions à des ONG syriennes en Europe », explique Malak.

Amélie ZACCOUR

Journaliste spécialisée dans le Moyen-Orient, elle a vécu sept ans à Beyrouth, où elle a suivi de près la guerre civile syrienne, notamment auprès des personnes réfugiées au Liban. Elle s’est rendue à Damas en décembre 2024 pour couvrir la chute du régime syrien.

Ces dernières années, elle a principalement écrit sur les monarchies du Golfe, en particulier sur l’Arabie saoudite en pleine métamorphose. Toujours en quête d’histoires, elle s’attache à raconter les bouleversements régionaux et celles et ceux qui les traversent.

« Nous faisions cela dans le but de monter des dossiers judiciaires et de poursuivre les criminels, poursuit-elle. Nous avons également récolté des données sur Hossam Katerji. » Cet homme d’affaires et ancien député de la Syrie baasiste est notamment soupçonné d’avoir orchestré des transactions pétrolières entre l’État islamique et le régime de Bachar el-Assad.

Six mois d’enfer ont alors commencé pour Malak, jalonnés de convocations devant un tribunal militaire, où les peines de mort sont régulièrement prononcées. « Le juge venait une fois sur deux. Il faisait ça pour nous mettre la pression et nous faire perdre tout espoir », souligne-t-elle. Au total, la mère de famille passera soixante jours à l’isolement dans deux prisons sécuritaires, où les tortures sont monnaie courante. Elle sera finalement condamnée pour « collaboration avec un État étranger », puis transférée à la prison d’Adra, au nord-est de Damas.

Pour lui éviter la peine de mort et améliorer ses conditions de détention, ses parents ont payé une facture salée. Au fil des mois, ils ont rassemblé la somme de 40 000 dollars, collectée auprès d’amis et de membres de leur famille. Ils l’ont réglée à un intermédiaire de l’administration carcérale, mécanisme typique d’extorsion que le régime de Bachar el-Assad a bâti sur la peur et l’attente interminable des familles de détenus. « Sans cela, vu le chef d’inculpation, j’aurais certainement été condamnée à mort et détenue dans d’horribles conditions », pense Malak.

Mais, derrière les barreaux, la pression s’est exercée sous d’autres formes. En plus des insultes qui fusent à longueur de temps, l’avocate a partagé sa cellule avec une mère infanticide et deux djihadistes russe et tchétchène de l’État islamique. « Mais rien de tout cela n’a été plus dur que de voir mon fils entre deux audiences à la cour, pendant les mois de mon jugement, se rappelle-t-elle. Il me disait, “il faut que tu restes forte, maman”. J’en avais tellement mal qu’un jour je me suis évanouie. »

Le plus frappant est qu’à première vue Malak ne laisse pas transparaître grand-chose de cette expérience destructrice. Si l’évocation de ces souvenirs fait parfois rouler des larmes sur ses joues, l’ex-prisonnière entrecoupe son récit de pointes d’humour. Interrogée sur ce qui fut le pire à supporter pendant son incarcération, elle plaisante : « La propreté des cellules. En plus, tout le monde laissait tout le temps traîner ses tongs. »

En convalescence psychologique, l’avocate n’a pas encore repris le travail. Mais elle continue à vivre normalement sa vie damascène. Alors que la ville vit des jours ensoleillés à l’aube du printemps, Malak s’attable au café Radwan, épicentre de l’activisme politique et intellectuel post-Assad. Elle est ici chez elle. De nombreux clients la saluent en rentrant, notamment un homme, qu’elle serre dans ses bras : son informateur des services de renseignements, miraculeusement rescapé de l’infâme prison de Sednaya.

Cette douceur de vivre apparente ne se retrouve pas chez toutes les revenantes de l’enfer carcéral assadiste. Dans la banlieue nord de Damas, Roula nous accueille dans un appartement sombre avec une moue qui ne la quitte pas, entre les sillons de désespoir creusant son visage. Cette quinquagénaire de petite taille a passé vingt-cinq ans dans les geôles du régime. Simplement parce que son mari était impliqué dans un trafic de vêtements depuis la Turquie. « Il avait aussi une petite boutique où il vendait des narguilés à côté de l’ambassade turque à Damas. Le personnel diplomatique venait se fournir chez lui. Tout cela a suffi à ce que le régime nous prenne pour des espions à la solde de la Turquie », soupire-t-elle aujourd’hui. Son époux a été lui aussi incarcéré, à Sednaya puis à Adra.

Ces accusations de « femme de » lui ont brisé sa vie. Déjà mère de deux enfants, Roula était enceinte de son troisième bébé lorsqu’elle est arrivée à la prison d’Adra. « Ils m’ont battue et torturée pour que je le perde, mais heureusement, le petit a tenu », relate-t-elle. Toufic est né en 2001. À l’âge de 2 ans, il a été enlevé à sa mère, comme ce fut le cas de beaucoup d’enfants nés en prison, dont une partie a été placée dans des orphelinats. « Quand l’agent pénitentiaire me l’a pris des bras, j’ai hurlé à travers les barreaux du couloir. Je lui ai dit que s’il ne le remettait pas à ma belle-famille, je me suiciderais », se souvient Roula, un pic aigu perçant soudain sa voix éteinte. Durant son long séjour dans la prison d’Adra, la mère fera plusieurs attaques cardiaques.

À quelque 300 kilomètres de là, dans un village près d’Idlib, Mayssa, 30 ans, a vécu une histoire similaire. Elle aussi a été emprisonnée en 2014 parce qu’un homme de sa famille était incriminé par la justice du régime : son père, un soldat déserteur de l’armée syrienne, qui avait également quitté le foyer familial plusieurs années auparavant. Elle aussi était enceinte de trois mois à son entrée en prison. Mais sous les coups et la torture, elle a perdu son bébé. « J’avais à peine 20 ans et je vivais une vie normale avec mon mari à Damas. J’étais femme au foyer, et nous nous apprêtions à accueillir notre premier enfant. Puis tout a basculé du jour au lendemain », souffle-t-elle de sa voix douce, teintée d’une détresse encore palpable.

Comme Roula et Malak, Mayssa a aussi été détenue à Adra. Ce centre pénitentiaire a ouvert une section destinée aux femmes après la révolution, quand les incarcérations montaient en flèche. L’établissement est d’ordinaire décrit comme une « prison cinq étoiles », du fait des conditions de détention réputées plus souples, en comparaison avec les sections politiques et militaires, reflets de « l’État de barbarie ». Les personnes ayant séjourné à Adra expliquent par exemple avoir eu accès à un téléphone pour appeler leurs familles. Contrairement à « l’abattoir humain » de Sednaya, selon l’expression de l’ONG Amnesty international, les détenus pouvaient plus facilement garder l’espoir de ressortir vivants de la prison d’Adra.

Mais Mayssa a dans un premier temps été incarcérée dans la branche de la sécurité politique à Damas, et dans les premières années de guerre, marquées par une répression particulièrement féroce. Elle y a vécu un véritable enfer, marqué par la violence, et en tant que témoin de viols et de violences sexuelles. « Nous étions quinze dans une cellule, assises, les genoux pliés toute la journée, raconte la trentenaire. Puis à un moment, le garde ouvrait la porte. Il aimait bien les adolescentes. Il y avait une jeune de 15 ou 16 ans parmi nous. Quand il entrait dans la cellule, elle attrapait la main de la détenue la plus âgée pour ne pas qu’il l’emmène. » Selon Mayssa, la jeune fille était incapable de dire combien d’hommes l’avaient violée, car ils lui bandaient les yeux à chaque fois. « J’aurais préféré qu’il me tue à la place, lâche-t-elle entre désespoir et colère. C’était juste une gamine qui avait pris des photos en manifestation. »

Comment se remet-on du pire ? Surtout dans un pays épuisé par treize ans de guerre, qui n’est pas équipé pour faire face à un tel afflux de traumatisme. Au moins 136 047 personnes ont été emprisonnées ou victimes de disparitions forcées par le régime depuis mars 2011, selon un rapport de décembre 2023 du Syrian Network for Human Rights, cité par le département d’État américain. Parmi elles, 8 495 femmes et 3 696 enfants. Une infime partie d’entre eux sont revenus des prisons, mais cela représente au moins plusieurs centaines de personnes avec des cicatrices profondes.

Il n’existe malheureusement ni structure d’accueil ni protocole institutionnel pour accompagner les anciens détenus syriens, selon le psychiatre damascène Tayseer Hassoun, lui-même emprisonné pendant neuf ans. Et dans une Syrie en lambeaux, son constat est sans appel : « Le système de santé s’est effondré. » Les hôpitaux publics sont exsangues, sous-équipés, et les trois principaux établissements psychiatriques du pays – deux à Damas, un à Alep – ne traitent que des pathologies chroniques, comme la schizophrénie. « Ils ne sont pas préparés à prendre en charge les traumatismes liés à la détention », pointe le médecin.

Face à ce vide, quelques ONG tentent de combler les failles. Depuis le 8 décembre, l’organisation Women Now, basée en France, a lancé des consultations psychologiques hebdomadaires gratuites à destination des anciens prisonniers. Jusqu’ici, seuls 150 Syriens s’y sont inscrits, dont un tiers de femmes. « De manière générale, le recours à un suivi psy reste peu ancré dans notre culture », explique Shaimaa al-Hazwani, coordinatrice du programme.

Pour Lama Kannout, chercheuse et militante syrienne des droits des femmes, ce travail des associations est essentiel. « Je ne pense pas que le gouvernement actuel pourra faire quoi que ce soit pour aider les anciennes prisonnières, parce qu’il n’a aucune ressource », souligne-t-elle. Le soutien psychologique prendra ainsi du temps à se construire et à vraiment s’installer.

Mais un autre obstacle se dresse devant ce scénario : en Syrie, être une femme et avoir été en prison est souvent perçu comme avoir été victime de violences sexuelles. Même quand cela n’est pas le cas, cette stigmatisation pèse sur les femmes dans les différentes communautés qui composent le pays, pouvant conduire parfois à un rejet sociétal. De quoi rendre la libération de la parole encore plus difficile, et entraver davantage l’accès au soin pour les anciennes détenues. « Malheureusement, il est courant que leurs familles les poussent à garder le silence, de peur de la stigmatisation, poursuit Shaimaa al-Hazwani. Le résultat est que, souvent, les femmes préfèrent se taire. »

Dans son livre So I’m not kept in the shadow (publié par l’ONG syrienne d’aide aux prisonniers The Day After et pas traduit en français), Lama Kannout a récolté le récit de plusieurs anciennes détenues du régime, dont certaines ont été victimes de violences sexuelles ou de stigmatisation. « Cela peut vraiment empêcher les femmes à livrer leurs témoignages sur la prison, confirme la chercheuse. Mais il faut vraiment briser ce cycle, car sans cela, la parole des femmes ne pourra pas se libérer. »

Elle choisit un exemple fort pour illustrer son propos : « Pendant le massacre de Hama en 1982, il y a eu beaucoup de viols. Et à l’époque, il n’y avait pas de réseaux sociaux, et ce n’était pas facile de constituer des archives. C’est vraiment grâce à la tradition orale que nous avons pu documenter cette hécatombe. Il est indispensable pour les femmes, et pour toutes les victimes, de pouvoir s’exprimer. » Un travail de mémoire qui a valeur d’étape cruciale pour aider les victimes à se reconstruire, mais aussi documenter les violations et permettre aux victimes de retrouver une forme de dignité et d’espoir.

Lama Kannout a toutefois peu d’espoir qu’un tel processus soit le fruit d’un mécanisme gouvernemental, dans un pays avec peu de ressources, et où l’État post-Assad n’est pas encore abouti. Ou encore, en raison de spécificités purement syriennes : « Il faut comprendre qu’en Syrie les choses se passent au niveau très local. Il faut que, dans chaque village et chaque ville, dans des quartiers spécifiques, des initiatives individuelles et de groupes localisés créent ce genre de réseaux et fassent de l’espace pour que ces conversations aient un sens pour cette communauté locale », suggère Lama Kannout.

Selon le vécu et l’environnement social, il est plus ou moins facile d’exposer son vécu carcéral en tant que femme. Ainsi, deux fois par semaine, Malak a recours aux séances de suivi psychologique offertes par Women Now. Dans son dynamisme, il y a une volonté d’aller de l’avant. Mais aussi une dette à régler. « Mes parents se sont endettés sur 40 000 dollars pour améliorer mes conditions de détention, rappelle-t-elle. C’est de l’argent qu’ils n’ont pas. Je dois à tout prix remonter la pente pour retrouver un emploi et obtenir à nouveau des revenus afin de les rembourser. »

Mais pour l’instant, Malak ne se sent pas capable de retourner travailler. « Le palais de justice me rappelle trop la prison », dit l’avocate. Elle préfère aussi éviter ses anciens confrères. « Au début, ils m’ont aidée, ont essayé de plaider ma cause auprès des autorités. Puis, peu à peu, ils se sont éloignés car cela devenait trop dangereux de me défendre. Je les comprends, mais en même temps, je suis déçue », regrette-t-elle.

Dans la périphérie d’Idlib, Mayssa vit repliée sur elle-même. « Je ne veux voir personne, je passe mes journées à scroller sur mon téléphone », dit-elle. La jeune femme n’ose pas toujours sortir, parfois même pour une banale promenade dans la rue. « Un homme peut se balader la nuit, mais pas une femme seule qui sort de prison », explique-t-elle. Son mari a lui aussi disparu en 2014, après s’être rendu à l’administration sécuritaire pour implorer sa libération. Personne n’a eu de nouvelles de lui depuis, y compris après la chute du régime.

Aujourd’hui, Mayssa vit dans une maison modeste avec sa mère et ses quatre sœurs. L’une d’entre elles n’avait qu’un an lorsqu’elle a été incarcérée. Parfois, le fait de vivre en communauté avec des femmes lui rappelle « la vie en cellule ». Reprendre un travail ? L’idée la terrorise. « Qui embaucherait une ex-détenue ? Tout le monde nous voit comme des personnes instables, qui ne peuvent pas s’intégrer dans une société ordinaire », dit-elle, le regard perdu.

Dans la banlieue de Damas, Roula, elle aussi, songe à retravailler. Elle a besoin de financer une opération des yeux et de soigner un cœur affaibli par les différentes attaques subies lors de son séjour en prison. Mais la quinquagénaire peine à vraiment relancer la machine. Elle ne sait pas par où commencer. Et finit par se renfermer. Prévoit-elle de suivre des séances psychologiques pour adoucir ses perspectives ? « Le simple fait d’avoir retrouvé ma famille me suffit », balaie-t-elle, les sourcils froncés.

Toufic, son enfant né en prison, a aujourd’hui 23 ans. S’il lui a rendu quelques visites lors de son séjour de deux décennies à Adra, mère et fils ne se découvrent réellement qu’aujourd’hui. « Toute ma vie, j’ai rêvé de retrouver mes parents. Aujourd’hui, je leur dis “amen” à tout », raconte le jeune homme, dont le père a aussi survécu aux vingt-cinq années de détention. Roula, de son côté, décrit la situation avec plus de prudence : « On apprend à vivre ensemble. Il y a beaucoup de temps à rattraper. Je dois veiller à ne pas trop être envahissante avec mon fils », dit-elle.

Pour Malak, le lien mère-enfant et le rôle central des femmes dans la société syrienne définissent aujourd’hui sa raison de vivre. « Quand je pourrai retravailler, je veux m’engager pour les droits des femmes. La prison m’a appris l’urgence de cette mission. Et ce qui me fait tenir, c’est mon fils. »

Mayssa, elle, mise tous ses espoirs sur la justice transitionnelle en Syrie, dont aucun mécanisme précis n’a pour l’heure été élaboré. « Il faut que toutes nos souffrances soient reconnues. Nous avons besoin d’emplois, de soins, de soutien », détaille la Syrienne du nord-ouest.

Dans son salon familial réchauffé par un simple poêle à fioul, elle désire avoir recours à un suivi psychologique, mais n’ose pas faire le premier pas. « J’ai honte de demander », confie-t-elle. Quelques heures après notre départ, elle envoie pourtant un message : « Savez-vous à qui je dois m’adresser ? » Une question timide, mais peut-être le début d’un espoir, dans une Syrie en quête urgente de reconstruction, où les blessures profondes se dévoilent au grand jour alors que retombe peu à peu l’euphorie de la libération.

Notes :

[1] Les prénoms de Roula et Taoufic sont des prénoms d’emprunt, ils ont été modifiés à la demande des intéressés.