13/03/2024

L’armée en Égypte : dissuasion ou union ?

Par Benoît Bertran de Balanda
Ill Armée Egypte

Le 25 janvier dernier, l’Égypte a fêté le 13e anniversaire de sa révolution. « Fêter » est un bien grand mot, puisque ce jour-là on célébrait aussi « la journée de la Police ». Journée bien paradoxale que celle-ci : le pouvoir célèbre l’instrument qui lui a permis de tuer dans l’œuf ce que célèbre le peuple. Ce jour-là, chacun vaque à ses occupations en se demandant si un petit groupe d’audacieux, ou de téméraires, ne va pas se lancer dans une protestation de grande échelle. Chacun se hasarde à passer par la place Tahrir, haut lieu de la Révolution de 2011, pour humer l’ambiance, misant sur le courage de l’autre, comme si de rien n’était. La police, de son côté, se déploie en multipliant par deux ou par trois ses effectifs sur ce lieu qu’elle craint avant toute chose. Les policiers, inhabituellement stationnés par dizaines à chaque carrefour bordant la place, font eux aussi comme si de rien n’était. Ils sont pourtant armés jusqu’aux dents. Ce 25 janvier révèle aux yeux de tous la schizophrénie qui règne dans ce pays. Entre ceux qui s’apprêtent à crier « pain, liberté, justice sociale » au premier mouvement de foule, se remémorant les vieux slogans d’il y a 13 ans, ceux qui sont prêts à lancer ces mouvements de foule et enfin les policiers, par dizaines, qui sont prêts à faire ce qu’on leur demande : empêcher ces manifestations spontanées. Une fête est censée construire la nation, celle-ci la fragmente. Pourquoi ?

Depuis l’indépendance, l’armée a joué un rôle prépondérant dans la vie économique et politique égyptienne. Cette influence a crû durant l’ère Moubarak. L’armée s’est alors taillé une place dans la politique égyptienne : elle sera la troisième force. Dans un pays où le régime autoritaire cherche à contraindre plutôt qu’à unifier, l’armée se pose en médiateur entre la population et le gouvernement. Ainsi, elle soutient tantôt l’un, tantôt l’autre, mais cherche toujours à s’assurer le soutien des deux, pour servir ses intérêts.

1981-2000 : l’armée au service de Moubarak

Le 6 octobre 1981, Anouar el-Sadate, président de l’Égypte, est assassiné par une organisation jihadiste dissidente des Frères musulmans. Six jours plus tard, Hosni Moubarak, alors vice-président de Sadate est élu au poste de président de la République lors d’élections anticipées. Il sera réélu jusqu’en 2011. L’armée jouera un rôle important dans sa pratique du pouvoir. Après un retrait organisé sous la présidence Sadate, elle revient en force avec le régime de Moubarak. Elle devient un véritable empire économique, avec à sa tête un président qui octroie des avantages non négligeables aux officiers à travers son ministre de la Défense Abd al-Halim Abu Ghazala.

L’armée va donc servir le régime de Moubarak. Elle déjoue ainsi deux tentatives d’assassinat islamiste contre lui. Le maréchal Tantawi, ministre de la Défense à partir de 1993, se voit confier la mission fondamentale de purger le corps des officiers de toute présence islamiste ou jihadiste. Le recrutement des Frères musulmans dans l’armée devient de plus en plus compliqué. Tantawi s’acquitte parfaitement de cette mission. Cette alliance de l’armée avec Moubarak permet à celui-ci de mettre en place un régime autoritaire. Ses scores aux élections de 1987, 1993 et 1999 sont éloquents : ils sont souvent au-dessus de 80 %. Cependant, il n’y a pas d’autres candidats crédibles, l’État d’urgence est constant et un parti unique domine la vie politique égyptienne. Le soutien populaire qu’il avait réussi à réunir au début de son régime s’étiole petit à petit. Il se voit obligé de s’en remettre de plus en plus à l’armée pour gouverner. En 1986, il fait appel à l’armée pour mater une révolte de conscrits. Le ministre de la Défense de l’époque Abu Ghazala refuse de prendre le pouvoir, ce qui était pourtant largement réalisable. Il apparaît alors évident aux yeux de tous que Moubarak est le débiteur de l’armée. Par la suite, il rétablira l’équilibre en limogeant son ministre de la Défense, mais cet épisode est davantage révélateur du rôle que joue l’armée durant cette période. Toute tentative de révolte apparaît dès lors impossible sans l’armée.

2000-2013 : l’armée, alliée du peuple

À partir des années 2000, les régimes autoritaires du Moyen Orient entrent dans une spirale infernale[1] : la situation économique entraîne des mouvements sociaux. Les régimes politiques se durcissent pour y répondre, et les mouvements sociaux montent en puissance, donc les régimes accentuent leur répression, et ainsi de suite. L’Égypte ne fait pas exception. Ce mécontentement général se manifeste par la prolifération à partir de ces années de mouvements sociaux. Entre 2004 et 2011 plus de 1,7 million d’Égyptiens ont protesté sur leur lieu de travail (grèves, sit-in, etc.)[2], tout cela dans des secteurs très variés de l’économie. Des mouvements sont créés : Kifaya (« ça suffit ! ») en 2004 ou le Mouvement de la jeunesse du 6-Avril en 2008. L’armée n’échappe pas à ce mécontentement généralisé. Moubarak fait une succession de choix qui lui attirent les foudres de l’armée. À partir de 2003, il comprend qu’il doit organiser sa succession, craignant un régime militaire, il pousse son fils Gamal pour lui succéder. Cependant, celui-ci n’a jamais fait partie de l’armée, ce qui explique pourquoi il est désapprouvé par les généraux. De plus, la répression violente des mouvements sociaux par Moubarak ne plaît pas à l’armée qui soignait sa réputation auprès du peuple. Enfin, en 2007, décision est prise d’organiser des élections en 2011 pour régler la succession de Hosni Moubarak en faveur de Gamal. L’armée en est exclue. Ainsi, petit à petit, l’armée se retrouve écartée du pouvoir et se rapproche du peuple. Tout est prêt pour réaliser la réunion du peuple et de l’armée par l’éviction de Moubarak.

En 2011, tous les ingrédients sont réunis pour réaliser l’impensable : la chute d’un régime réputé parmi les plus solides de la région. L’armée est prête à tout faire pour éviter que Gamal Moubarak ne succède pas à son père, et le peuple plie sous le poids toujours plus grand de la répression et d’une situation économique terne. Galvanisés par l’expérience tunisienne, les Égyptiens descendent dans la rue le 25 janvier, jour de la fête de la Police. Ils demandent rapidement la chute de Hosni Moubarak. L’armée se joint assez vite aux manifestants : le 30 janvier, cinq jours après le début des manifestations, le maréchal Tantawi, ministre de la Défense est aperçu dans les manifestations. Les manifestants scandent « le peuple et l’armée ne font qu’un ». L’armée se rallie donc aux manifestants. Ce ralliement n’est pas total, il a fait l’objet d’âpres discussions en haut lieu. En tout cas, si les généraux ne souhaitaient pas forcément la chute de Moubarak au début de la révolution, ils en prennent finalement le parti. Très rapidement, l’armée apparaît comme la seule force stable du pays, la police s’étant effondrée. L’armée maintient l’ordre, et s’occupe des dossiers urgents. Ainsi, dès le 11 février, jour de la démission de Moubarak, le CSFA (Conseil suprême des Forces armées) annonce assurer la transition en attendant de lancer une transition démocratique. Il organise la rédaction d’une nouvelle Constitution qui sera soumise à un référendum. Sans le soutien de l’armée, il est peu probable que les manifestations aient pu aboutir à la renonciation au pouvoir de Moubarak. C’est cette alliance qui a été déterminante dans les premiers dix-huit jours de révolte. En février 2011, l’armée ne fait plus qu’un avec le peuple, et ce après avoir entretenu la dualité entre celui-ci et le pouvoir. Mais cela ne durera pas longtemps.

À la suite de la démission de Moubarak, le CSFA annonce le lancement d’un processus démocratique. Dans ce processus, l’armée devient l’alliée conjoncturelle des Frères musulmans. En effet, l’armée au pouvoir cherche à établir un gouvernement civil. Elle a bien conscience qu’en restant au pouvoir, la méfiance du peuple à son égard ne peut que croître. Des manifestations reprennent d’ailleurs dès octobre 2011 au Caire. Or, l’armée veut continuer à jouer ce rôle de balancier entre le régime et le peuple, se liant tantôt à l’un tantôt à l’autre au gré des circonstances, pour assurer ses intérêts. L’organisation politique la plus importante est celle des Frères musulmans. Ceux-ci sont très bien placés pour gagner les futures élections législatives, ils sont la seule formation politique organisée après plusieurs dizaines d’années d’existence souterraine. Les Frères ont donc tout intérêt à laisser l’armée organiser ces élections, d’autant qu’elle a promis qu’elles seraient libres. Ainsi, le 30 juin, Mohammed Morsi devient président de la République arabe d’Égypte.

L’armée a su jouer des alliances, avec le régime ou les manifestants pour faire progresser ses intérêts. Cependant. La démocratie, qui devait lui conserver son influence n’aura pas l’effet escompté. Elle va devoir réagir à un régime qui veut la circonscrire à son rôle originel : celui d’une simple force au service du pouvoir.

Le soutien à un pouvoir autoritaire (depuis 2013)

La présidence Morsi va être l’occasion pour l’armée de redorer son blason après les « bavures » de la fin 2011 (massacre de Maspero et répression de manifestations en novembre 2011). Dès 2013, la contestation contre le régime de Morsi enfle. Il n’avait été élu qu’avec une faible majorité (51 % des voix) dont beaucoup de votes utiles, dus au fait que l’opposant, au second tour, était un ancien cador du régime de Moubarak lié à l’armée. Entre 2011 et 2013, l’armée change de stratégie et se rallie progressivement aux manifestants, alors qu’elle avait apporté, comme on l’a vu, son premier soutien à Morsi. Des manifestations éclatent donc début 2013 pour protester contre la tournure autoritaire que prend le régime. L’armée coopère avec les manifestants : les officiers vont jusqu’à organiser des tournois de football à Ismaïlia[3]. Cela lui permet de ne pas être associé au régime de Morsi, qui est de plus en plus décrié. Sa réputation est sauve : les officiers sont acclamés comme des héros dans les rues de Port-Saïd.

L’armée se décide à jouer à nouveau la carte de la médiation : une semaine avant l’anniversaire d’accession de Morsi à la présidence, Al-Sissi, alors ministre de la Défense annonce que l’armée est prête à agir pour éviter le chaos tandis que les manifestations se multiplient. Encore une fois, l’armée joue ce rôle de troisième force. Le 30 juin, des manifestations rassemblent plusieurs millions de personnes pour réclamer le départ de Morsi. L’armée, fidèle à ses annonces par la personne d’Al-Sissi, donne un délai de 48 heures à Morsi pour répondre aux revendications des manifestants. Celui-ci le refuse, il est déposé le 3 juillet. L’armée justifie cela démocratiquement : elle répond aux millions de personnes qui manifestaient.

L’armée reprend ainsi le pouvoir qu’elle avait perdu. En effet, Morsi depuis son accession au pouvoir réduisait le rôle de l’armée. Le 12 août 2012, il mettait à la retraite le ministre de la Défense Tantawi et le chef d’Etat Major, et il récupérait les pouvoirs que le CSFA avait réservés à l’armée. Le message était clair : le pouvoir revient aux civils. De plus, la politique de rapprochement – réelle ou supposée – de Morsi avec le Hamas inquiétait de plus en plus les militaires.

Finalement, l’armée a fait le jeu du peuple, toujours pour conserver ses intérêts. Ceux-ci étaient en effet menacés par Morsi et les Frères musulmans. En invoquant des prétextes démocratiques, l’armée provoque la chute du régime et installe Al-Sissi à la tête du nouveau régime. Comme en 2011, c’est la grande alliance du peuple et de l’armée qui a su venir à bout du régime de Morsi. Et comme en 2011, c’est l’armée qui va négocier la succession du pouvoir. Cependant, l’armée ne va pas commettre la même erreur qu’en 2011 : elle ne va pas laisser le processus démocratique se dérouler normalement. Elle va manœuvrer pour que son candidat, Abd el-Fattah al-Sissi, soit élu.

Le régime imposé par Al-Sissi marque la fin de l’alliance entre les manifestants et l’armée. On observe un retour évident à un régime autoritaire soutenu par l’armée, et donc à une dualité entre la population et l’armée. Le massacre de Rabaa du 14 août 2013 est la première manifestation autoritaire d’Al-Sissi[4] : entre 600 et 1 000 partisans pro-Morsi sont tués au motif qu’ils détenaient des armes, ce qui s’est avéré faux. L’armée, qui avait toujours refusé de participer à des massacres de cette ampleur, en a cette fois-ci été l’auteur. En novembre 2013, Sissi fait interdire les manifestations et étend la juridiction des tribunaux militaires. Il n’est toujours pas élu président, mais il dirige autoritairement le pays, de fait. Il présente sa candidature en février 2014 et est élu le 6 juin avec 96 % des voix (la participation est estimée à 42 %). Depuis la chute de Morsi au 24 mars 2013, on estime que plus de 16 000 personnes ont été arrêtées[5]. L’armée bénéficie aujourd’hui d’un contrôle sans précédent sur la vie économique et politique du pays. Elle maintient l’existence d’une menace militaire extérieure pour légitimer son action et son influence. Le terrorisme au Sinaï ou à la frontière libyenne n’est d’ailleurs qu’un prétexte pour que l’armée étende son influence.

Ainsi, l’armée, sous le régime d’Al-Sissi a cessé tout lien avec le peuple, elle soutient, un régime autoritaire alors que le peuple désire un régime démocratique. En 2018, 75 % des habitants du Monde arabe estimaient que la démocratie était le système politique approprié (voir figure 1)[6] et 80 % des Égyptiens avaient une opinion positive ou très positive des soulèvements de 2011 (voir figure 2)[7], dont l’une des revendications principales était la fin d’un régime autoritaire.

Figure 1

Figure 2

Conclusion

L’armée a joué tour à tour des rôles différents pour trouver son compte : elle s’allie au pouvoir pour contraindre la population, brisant par-là l’unité des Égyptiens en séparant durablement le régime de sa population. C’est ce qu’il s’est passé jusqu’aux années 2000. Elle s’allie à la population pour faire tomber le gouvernement et devient le porte-parole du peuple égyptien et lui permet de renouer avec son gouvernement. Elle est alors le garant de l’unité retrouvée. La révolution de 2011 est la meilleure manifestation de cela. Elle joue également de cette unité pour renverser Morsi et prendre sa place lorsque celui-ci menace ses intérêts. Cependant le gouvernement qu’elle met en place retombe, grâce à l’armée dans la dualité avec le peuple. L’armée n’agit qu’en fonction d’elle. Elle fait ou défait l’unité du régime avec sa population selon ses intérêts. Les scènes de la place Tahrir du 25 janvier sont limpides : pour l’instant, l’armée soutient le pouvoir en place contre la population. Mais, depuis 2011, celle-ci n’est plus dupe, elle sait qu’il est possible de faire tomber un dirigeant autoritaire, elle se prend parfois à l’espérer.

Cet article a déjà fait l’objet d’une publication dans le numéro 2 de revue étudiante Bidaya (publiée par le CAREP Paris).
Notes :

 

[1] Marie Duboc, « la contestation sociale en Égypte depuis 2004 », in : Revue Tiers-Monde, Armand Colin, 2011/5 (HS), pp. 95-115, [URL]

[2] Ibid.

[3] Salma Shukrallah, « Suez Canal residents defy President Morsi’s curfew », Ahram Online, 29 janvier 2013, [URL].

[4] Pour plus d’information sur le massacre de Rabaa : « Égypte : Le massacre de Rabaa et d’autres tueries constituent probablement des crimes contre l’humanité », Human Rights Watch, 12 août 2014, [URL].

[5] Michele Dunne, Scott Williamson, “Egypt’s unprecedented instability by the numbers”, Carnegie Endowment for International Peace, 24 mars 2014, [URL].

[6] Arab Center for Research and Policy Studies (ACRPS).

[7] Ibid.