25/03/2024

L’extrémisme violent dans les pays du Maghreb :

analyse descriptive des données relatives au Maroc, à l’Algérie et à la Tunisie entre 1987 et 2019

Par Jawad Agudal
photo bâtiment endommagé par un bombardement , Alger, 2007
bâtiment endommagé par le bombardement en face du complexe du siège de l'ONU dans le quartier d'Hybra, Alger, 2007. Photo Evan Scneider / Africa Renwal, CC by Flikr

Dans le cadre du dossier : « Repenser la radicalité en Afrique du Nord ». Programme Conneckt Meknès (Université de Meknès/Carep Paris).
Sous le direction de : Mohamed FADIL, Khaled MOUNA & Asma NOUIRA.

Résumé

L’extrémisme violent demeure un sujet d’actualité tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale. Il constitue un défi pour la communauté internationale au regard des pertes économiques et humaines considérables qui en résultent. L’objectif de cet article consiste à établir un panorama objectif et descriptif de l’évolution de ce phénomène dans les pays de l’Afrique du Nord : Maroc, Tunisie et Algérie. Pour ce faire, nous procédons à l’analyse secondaire des données quantitatives relatives à l’extrémisme violent dans ces trois pays entre 1987 et 2019. Comme le montre l’analyse des données, ce phénomène émerge et prospère durant des périodes politiques de déstabilisation que traversent ces pays, en particulier l’Algérie et la Tunisie. Les acteurs de l’extrémisme tirent le plein profit de cette instabilité politique et la prennent pour une opportunité politique qu’il faut saisir.

Introduction

L’extrémisme constitue, dans sa forme violente, un défi pour la communauté internationale, principalement à cause des pertes économiques et humaines qui en résultent. L’Institut pour l’économie et la paix (Institute For Economics and Peace) estime, à l’aide de l’Indice mondial du terrorisme (Global Terrorism Index, GTI)[1], les pertes en vies humaines de l’extrémisme violent à 107 000 victimes pour la période 2000-2014. Quant au coût économique, il est estimé à des dizaines de milliards de dollars. À titre d’exemple, il atteint 111 milliards de dollars en 2014, 94 milliards de dollars en 2015 et 92 milliards de dollars en 2016[2].

Pour ce qui concerne la géographie des événements relatifs à l’extrémisme violent, les pays de l’Asie du Sud, les pays du Moyen Orient et l’Afrique du Nord (MENA) et les pays de l’Afrique subsaharienne sont les régions où les organisations extrémistes sont plus actives. D’un autre côté, l’État islamique au Levant et en Irak (EI), les Talibans, Boko Haram, la Branche de l’État islamique dans la Région de Khorassan sont responsables de 57,8 % des victimes des attentats terroristes rien qu’en 2018, ce qui correspond à 9 223 victimes[3].

Les pays de l’Afrique du Nord (Maroc, Algérie et Tunisie) ne sont pas à l’abri de ces événements. L’Indice mondial du terrorisme[4] prouve que ces États sont affectés par l’extrémisme violent. Dans le classement établi par le même institut, la Tunisie est classée 46e avec un indice qui avoisine 3,29 en 2014, alors que le Maroc et l’Algérie arrivent respectivement au rang 29 et 67 avec des indices qui atteignent successivement 5,52 et 2,11 pendant la même année[5]. Au cours de l’année 2017, la Tunisie est classée 41e et son indice avoisine 4,61, l’Algérie arrive à la place 49 et son indice atteint 3,97, tandis que le Maroc se trouve à la place 122 avec un indice estimé à 0,01[6]. Quant au classement des mêmes États en 2018, la Tunisie arrive à la 47e place avec un indice estimé à 4,09, l’Algérie se place 54e avec un indice de l’ordre de 3,76 et en fin, le Maroc occupe la place 132 avec un indice de l’ordre de 0, 04[7].

Jawad Agudal

Jawad Agudal

Jawad Agudal est professeur de sociologie à la Faculté des langues, arts et sciences humaines, à l’université Hassan-1er de Settat, depuis 2021. Il est membre permanent des laboratoires de recherche « Études politiques et juridiques » et « Langues, arts et sciences humaines », dans cette même université.

Il a obtenu son doctorat en sociologie en 2020 à la Faculté des lettres et des sciences humaines-Mohammedia, université Hassan II à Casablanca.

Effectivement, l’extrémisme violent est un phénomène d’ampleur mondiale avec des conséquences souvent dévastatrices. L’objectif de la présente étude est de fournir les données nécessaires pour une analyse comparative et descriptive de ce phénomène dans les trois pays du Maghreb. Nous établissons ainsi un état des lieux des attentats perpétrés, en examinant leurs auteurs, leurs cibles, les tactiques utilisées, ainsi que les localités et régions où ces événements ont eu lieu.

Une telle analyse permet non seulement de documenter l’histoire de l’extrémisme violent dans la région, mais elle peut également contribuer à une meilleure compréhension des facteurs et dynamiques qui sous-tendent ce phénomène. En examinant les tendances et les schémas récurrents dans les attaques, les chercheurs et les décideurs peuvent être mieux informés pour élaborer des stratégies de prévention et de lutte contre l’extrémisme violent.

Il est crucial que de telles études continuent d’être menées avec rigueur et objectivité, en tenant compte des contextes locaux et des spécificités de chaque pays. Cela permettra d’apporter des réponses plus efficaces aux défis posés par l’extrémisme violent dans la région du Maghreb et au-delà.

Méthodologie

L’objectif de cette étude est de fournir une description des événements terroristes survenus dans les trois pays au cours de la période s’étalant de 1987 à 2019. À cette fin, une analyse secondaire[8] de la base de données sur l’extrémisme violent dans le monde entre 1979 et 2019 a été entreprise. Cette base de données a été constituée par des chercheurs de l’université de Maryland aux États-Unis[9]. Après avoir procédé au codage et à la transformation de ces données dans le logiciel SPSS. [11]Les variables considérées comprennent le pays, les régions et les provinces, les villes et les localités où les événements terroristes ont eu lieu, la nature des objectifs visés, les nationalités ciblées par les attentats, les groupes extrémistes responsables des attentats et le type de ces derniers.

En ce qui concerne l’analyse des données, l’approche choisie est celle de l’analyse descriptive, qui se caractérise principalement par l’utilisation de tableaux descriptifs et du test du Khi-deux[12]. Ce choix découle de la nature des données disponibles ainsi que du type de variables incluses dans la base de données. Malgré son caractère descriptif, cette méthodologie revêt une importance significative car elle permet d’établir un état des lieux et de classifier les attentats terroristes commis dans ces États entre 1987 et 2019. De plus, cette approche offre la possibilité de développer une perspective objective sur l’histoire de l’extrémisme violent dans ces pays, ainsi que sur les groupes extrémistes impliqués. Il est envisageable d’intégrer d’autres variables à l’avenir afin de potentiellement élaborer un modèle explicatif des parcours de l’acte extrémiste dans ces États.

Il convient de noter que la qualification de ces actes de violence d’« extrémistes » ou de « terroristes » repose explicitement sur les typologies établies par les chercheurs ayant fondé la base de données. Cette qualification est également conforme aux définitions actuellement en vigueur de l’acte extrémiste[13]. Avant d’entamer l’analyse des données relatives aux trois pays, il est essentiel de prendre en considération quelques éléments de définition de l’extrémisme violent et de la radicalisation.

Extrémisme violent et radicalisation : éléments de définition

La notion d’extrême peut être initialement comprise comme une divergence par rapport aux normes, aux attitudes, aux pratiques et aux comportements prédominants au sein d’une société donnée. Dans cette acception, l’extrême ne sous-entend pas nécessairement une menace pour l’ordre social établi. Cependant, la remise en question de cet ordre social devient évidente lorsque l’extrémisme (qu’il soit politique, religieux, social, culturel, etc.) est associé à l’emploi de la violence. Ainsi, l’extrémisme violent devient assimilé à toute doctrine ou pensée dogmatique prônant des méthodes d’action violentes[14].

Une dimension cruciale s’ajoute à cette définition : l’objectif religieux ou politique poursuivi par les extrémistes. Il fait souvent référence à un projet politico-religieux totalitaire prônant l’action violente[15].

Comment un individu en vient-il à embrasser l’extrémisme violent ? C’est pour répondre à cette question que la notion de radicalisation est évoquée. On pourrait même affirmer que la radicalisation constitue la phase amont de l’extrémisme violent, alors que ce dernier représente la phase aval de la radicalisation. Mais qu’entend-on précisément par radicalisation ?

Avant les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, la radicalisation était une notion périphérique. Son importance était minime tant dans les domaines des sciences sociales que dans les travaux visant à comprendre l’extrémisme politique, religieux et social[16]. Cependant, après ces attentats, la radicalisation est devenue un sujet majeur sur la scène internationale. Que ce soit en tant que stratégie d’action contre l’extrémisme violent ou en tant que concept d’analyse en sciences sociales, sa définition reste controversée[17].

De manière générale, la radicalisation désigne « un processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action associée à une idéologie extrême, politique, sociale ou religieuse, contestant l’ordre établi à un niveau politique, social ou culturel[18] ». Il est important de noter que la radicalisation n’entraîne pas nécessairement une action violente. Un individu peut être radical dans ses idées, ses pensées et ses croyances sans pour autant manifester de violence dans ses actions.

Deux définitions de la radicalisation sont largement reconnues à l’échelle universelle. La première met l’accent sur la radicalisation violente, qui implique l’engagement actif et l’utilisation de la violence pour atteindre des objectifs spécifiques. La seconde définition aborde la radicalisation dans un sens plus général, où elle est comprise comme l’acceptation ou la promotion de changements profonds au sein de la société, ces changements pouvant représenter un danger pour la démocratie et impliquer ou non l’utilisation de la violence pour atteindre les objectifs énoncés[19].

La radicalisation peut également être définie comme « un processus personnel au cours duquel les individus adoptent des idéaux et des aspirations politiques, sociales et/ou religieuses extrêmes, et où la réalisation de ces objectifs spécifiques justifie l’utilisation de la violence aveugle. Il s’agit d’un processus mental et émotionnel qui prépare et motive un individu à adopter un comportement violent[20] ».

Dans sa revue de littérature sur la radicalisation, Randy Borum identifie quatre théories principales utilisées pour comprendre ce phénomène : la théorie des mouvements sociaux, qui analyse la manière dont les mouvements collectifs se forment et opèrent dans la société ; la théorie de la mobilisation, qui se concentre sur les processus contextuels tels que la dynamique de groupe ; la théorie de la psychologie sociale, qui examine les conflits et les interactions intergroupes ; et la théorie de la conversion, qui met en lumière le processus individuel de transformation des croyances et des idéologies.

En outre, une cinquième théorie, appelée le « modèle des 3N » (Need = aliénation sociale, Narrative = soutien à la violence politique, Network = désir de rejoindre un groupe radical), peut être ajoutée. Cette théorie explique la radicalisation en mettant l’accent sur les besoins individuels, les récits mobilisateurs et les réseaux sociaux[21].

Les définitions de la radicalisation soulignent toutes sa nature processuelle, caractérisée par le changement ou l’abandon des idées et des pensées au profit de nouvelles croyances, ainsi que par la transformation ou l’abandon des réseaux relationnels pour intégrer de nouveaux groupes[22]. En tant que processus de transformation et d’apprentissage, la radicalisation implique également des enjeux identitaires significatifs[23].

Notes :

[1] Pour qualifier un acte ou un événement de « terroriste », les critères suivants sont considérés : l’acte violent doit être intentionnel et le résultat d’un calcul rationnel de ses auteurs ; l’acte doit contenir un certain niveau de violence ou une menace de violence y compris les pertes qui pourraient affecter la propriété de l’autre et que l’auteur soit un acteur infra-étatique. À ces critères sont ajoutés, en 1997, trois autres critères : l’acte de violence doit être motivé par un objectif politique, économique, religieux ou social ; l’acte de violence vise comme objectif à contraindre, à intimider ou à transmettre un message à un public plus large que les victimes cibles ; l’acte de violence est incompatible avec le droit humain international. Institute for Economics and Peace, Global Terrorism Index: Measuring the Impact of Terrorism, Sydney, Institute for Economics and Peace, 2019, p. 8.

[2] Institute for Economics and Peace, Global Terrorism Index: Measuring the Impact of Terrorism, Sydney, Institute for Economics and Peace, 2019, p. 29.

[3] Ibidem, p. 16-19.

[4] Il faut souligner que le calcul de l’Indice mondial du Terrorisme considère trois critères essentiels : le nombre des événements terroristes survenus pendant la même année ; le nombre des victimes du terrorisme ; le nombre des blessés suite aux événements terroristes et le coût économique des attaques. Nous tenons à souligner que plus la valeur de l’indice est grande, plus l’État gravit des échelons dans l’indice du terrorisme et le classement se fait dans l’ordre croissant : des valeurs minimales vers les valeurs maximales.

[5] Institute for Economics and Peace, Global Terrorism Index: Measuring and Understanding the Impact of Terrorism, Sydney, Institute for Economics and Peace, 2014, p. 8.

[6] Institute for Economics and Peace, Global Terrorism Index: Measuring and Understanding the Impact of Terrorism, Sydney, Institute for Economics and Peace, 2017, p. 11.

[7] Institute for Economics and Peace, Global Terrorism Index: Measuring and Understanding the Impact of Terrorism, Sydney, Institute for Economics and Peace, 2018, p. 8-9.

[8] Brent Donnellan, Richard Lucas, “Secondary data analysis”, Little, Todd (ed.), The Oxford handbook of quantitative methods: Statistical analysis, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 665-677.

[9] Il est à signaler que certaines observations sont manquantes au niveau de la base de données objet de cette analyse secondaire. Pour cette raison, nous avons indiqué au niveau des tableaux présentés qu’il s’agit des observations « non définies dans la base de données originale ».

[10] Statistical Package for the Social Sciences.

[11] À signaler que le choix du Maroc et la Tunisie s’inscrit dans le cadre du projet de l’Union européenne « CONNEKT project » visant la prévention des jeunes de la radicalisation dans la région MENA. Quant à celui l’Algérie, il a été choisi à titre comparatif ; notamment parce que le pays a connu ce qui est communément appelé « la décennie noire » dans la période considérée dans l’analyse.

[12] Khi-deux est une méthode de test des hypothèses utilisée pour déterminer l’existence d’une relation statistique significative entre deux variables catégorielles. Ce test consiste à vérifier si les fréquences observées dans un échantillon diffèrent significativement des fréquences attendues.

[13] Voir : Farhad Khosrokhavar, Radicalization : Why Some People Choose the Path of Violence, New York/London, The News Press Publishing, 2017 ; Borum Randy, 2012, “Radicalization in to Violent Extremism I : A Review of Social Science Theory”, Journal of Strategic Security, vol. 4, n° 4, 2012, p. 7-36.

[14] Nations unies Maroc, Organisation des Nations pour l’Éducation, la Science et la Culture, Jeunes et extrémisme Violent : atelier de réflexion du système des Nations Unies et ses partenaires au Maroc, Rabat, Organisation des Nations pour l’Éducation, la Science et la Culture, 2017.

[15] Ibidem.

[16] Farhad Khosrokhavar, Radicalization : Why Some People Choose the Path of Violence, op. cit., p 8.

[17] Randy Borum, “Radicalization in to Violent Extremism I: A Review of Social Science Theory”, art. cit.

[18] Ibid.

[19] Jocelyn Bélanger et al., “Radicalization Leading to Violence: A test of 3N Model”, Frontiers in Psychiatry, vol. 10, 2019, p. 12.

[20] Fernando Reinares et al., “Differential Association Explaining Jihadi Radicalization in Spain: A Quantitative Study”, Combating Terrorism Centre at WestPoint, vol. 10, Issue 6, 2017, p. 29-34.

[21] Bélanger Jocelyn et al., “Radicalization Leading to Violence: A test of 3N Model”, art. cit.

[22] Alex Wilner, Claire-Jehanne Dubulouz, “Homegrown Terrorism and Transformative Learning: An Interdisciplinary Approach to Understanding Radicalization”, Global Chang & Peace and Security, vol. 22, Issue 1, 2010, p. 33-51.

[23] Julian Richards, Extremism, Radicalization and Security. An Identity Theory Approach, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2017 ; Haq Hina et al., “Radicalization through the Lens of Situated Affectivity”, Frontiers Psychiatry, vol. 11, 2020.